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Philippe Therrien
Lauréat

Philippe Therrien

Université Laval

Les Clémentines, ces apocryphes à apprivoiser

Curieux de nature, le lauréat a choisi l’histoire comme domaine d’études. Philippe Therrien décide de poursuivre sa passion pour l’Antiquité et les lettres classiques en effectuant un baccalauréat en études anciennes à l’Université Laval. Il développe un intérêt pour l’histoire du christianisme ancien. À la maîtrise, il concentre ses recherches sur la littérature apocryphe chrétienne, en particulier sur les Homélies et les Reconnaissances du Pseudo-Clément. Il continue actuellement ses études doctorales sur les apocryphes, sous la direction de Paul-Hubert Poirier de l’Université Laval et Frédéric Amsler de l’Université de Lausanne. Il effectue ses recherches de concert avec l’Association pour l’étude de la littérature apocryphe chrétienne et l’Institut d’études anciennes et médiévales de l’Université Laval. Il est membre de la Fondation Humanitas, qui voit à la promotion des humanités gréco-latines au Québec.

Le christianisme ancien est à l’image de notre faune locale. Il est facile d’observer certaines espèces sans recherche approfondie : de la même façon qu’on aperçoit une corneille, un goéland ou un écureuil en regardant simplement par la fenêtre, ainsi il est de ces figures que l’on reconnaît aisément en consultant une carte géographique ou en entrant dans une église, qu’il s’agisse d’un Paul, d’un Augustin, d’un Jean ou d’un Pierre. Ceci s’explique par leurs écrits qui ont donné au christianisme émergeant une forme définie, une théologie spécifique. Leur importance est due non seulement à leur rôle de premier plan dans la constitution de l’Église, mais aussi à la postérité de leurs idées, qui ont façonné la doctrine chrétienne jusqu’à aujourd’hui.

Toutefois, il ne faut pas oublier qu’en dehors des spécimens flamboyants, il existe également des animaux timides, discrets et, disons-le, mal aimés. Faire l’histoire du christianisme, c’est aussi découvrir une faune complexe et diversifiée, qu’il faut apprivoiser avec prudence et dévouement.

Pour débusquer l’oiseau rare, les textes apocryphes chrétiens sont une piste à suivre. Ces textes, dont l’auteur et le milieu d’origine restent souvent obscurs, ont été laissés de côté lors de la constitution du Nouveau Testament ou encore lui sont postérieurs. La plupart du temps, ils mettent en scène des personnages de la Bible et reflètent un éventail de traditions chrétiennes, orthodoxes ou non.

Les écrits apocryphes ne peuvent pas être utilisés pour établir la vérité historique de Jésus et de ses apôtres, ni d’événements relatifs à ceux-ci. En effet, ces textes ne sont pas le résultat d’une activité « journalistique ». Ils reflètent plutôt les préoccupations des communautés qui les ont produits, les questions que les animaient et les réponses qu’ils ont avancées. Ce faisant, ils témoignent de la richesse du mouvement chrétien primitif, une richesse qui ne peut être perçue que par les textes que ces communautés ont laissés derrière elle, comme autant de traces dans la terre humide révélant le passage d’une bête déjà loin.

Les Homélies et les Reconnaissances du Pseudo-Clément, aussi appelées Clémentines, font partie de cette catégorie. Elles prennent la forme d’un récit romanesque racontant l’histoire du jeune Clément de Rome en proie à des questionnements existentiels sur la vie, la mort et l’au-delà. Il trouve ses réponses auprès de l’apôtre Pierre, qui en fait son disciple. Tous les deux voyagent ensemble et affrontent Simon le Magicien, un faux prophète qui sème le chaos partout où il passe. Ces pérégrinations sont aussi l’occasion pour Clément de retrouver les membres de sa famille : ils s’étaient séparés plusieurs années auparavant.

Les Homélies et les Reconnaissances sont deux versions de l’histoire de Clément. Elles présentent les mêmes personnages et un récit similaire, mais leurs différences indiquent deux contextes de rédaction différents. Toutefois, très peu d’informations nous sont parvenues au sujet des circonstances dans lesquelles les Clémentines auraient vu le jour : nous ne connaissons ni leur(s) auteur(s) (d’où l’appellation de « Pseudo-Clément »), ni la date à laquelle elles ont été écrites, ni leur lieu de composition. Ce que nous savons avec certitude, c’est que les Clémentines ont été écrites en grec ancien. Si les Homélies nous sont parvenues dans cette langue, les Reconnaissances ont été traduites en latin au tournant du Ve siècle. Il est donc certain qu’en 400, les deux écrits existaient.  

Mais quelle est la nature des relations entre les Homélies et les Reconnaissances? Plusieurs solutions ont été avancées pour expliquer la coexistence de ces deux textes et le problème historique et littéraire des Clémentines n’est toujours pas résolu. Toutefois, il est généralement admis que les Homélies et les Reconnaissances seraient issues d’une même source, d’un « écrit de base », aujourd’hui disparu, qui daterait du IIIe siècle; il est donc permis de situer les Homélies et les Reconnaissances au IVe siècle. 

Nos propres recherches se penchent sur l’état final des Clémentines, sans chercher à découvrir leur genèse. En effet, avant de partir à la recherche de sources hypothétiques, il nous apparaît capital de situer les Clémentines dans leur contexte définitif de rédaction, en déterminant quel est leur profil théologique et comment elles construisent leur identité religieuse. Ce faisant, notre objectif est de cerner la place que les Clémentines, dans leur état final, ont occupée dans le paysage du christianisme des premiers siècles.

Les Clémentines sont des romans chrétiens. Elles mettent en scène des personnages du Nouveau Testament (Pierre, Barnabé et Zachée) et se situent sept années après la passion de Jésus. Cependant, le christianisme clémentin est loin de ressembler à celui d’un écrit chrétien canonique : Jésus, appelé « Vrai prophète », n’est pas un être divin, et les mentions de sa résurrection sont si peu nombreuses qu’on les compte sur les doigts d’une seule main. Mais ce qui frappe surtout, c’est l’attachement des Clémentines au judaïsme. Pour elles, Jésus et Moïse ont la même importance et leurs enseignements ont une valeur équivalente dans le salut. Plus encore, différents thèmes et motifs révèlent un contexte de composition très proche des traditions juives : pensons, entre autres, au thème des deux rois et des deux voies, présents dans différents textes juifs, dont les manuscrits de la mer Morte.

Il y a plus. Il est possible de rapprocher les Clémentines, en particulier les Homélies, d’une mouvance religieuse appelée « gnosticisme ». Ce courant religieux très complexe compte essentiellement sur la connaissance pour recouvrer la condition divine que l’être humain aurait perdue. Cette connaissance est révélée par un intermédiaire céleste, dans le cas des Clémentines, par Jésus, le Vrai prophète. 

Les Clémentines reflètent l’incroyable vitalité intellectuelle des premiers siècles chrétiens. Elles témoignent de l’existence, au IVe siècle, d’une diversité dans les croyances et les réflexions, qui s’étend au-delà des catégories que les modernes ont fixées. En effet, l’habitat naturel des Clémentines se situe dans plusieurs milieux différents à la fois et leur corps nous paraît multiforme, comme un genre d’hybride. Il ne faut toutefois pas nous laisser intimider par ce qui nous semble incongru, car les secrets qu’elles ont à nous révéler pourraient redéfinir notre conception de la faune du christianisme ancien, cette faune où les espèces, malgré leurs différences, entretiennent des relations étroites. Les Clémentines ont donc une place de choix dans l’histoire du mouvement chrétien et étudier leur mode de vie à l’état sauvage pourrait pourrait nous amener à redessiner notre arbre de l’évolution des espèces.