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Annick  Saint-Denis  - Concours de vulgarisation - 2007

Annick Saint-Denis

UdeM - Université de Montréal

Des forêts d’hier aux tourbières de demain

Source : Annick Saint-Denis
Cet arbre avait 145 ans. Il témoigne de la lenteur de la croissance dans les tourbières.

Concours de vulgarisation de la recherche 2007

Observer le phénomène inverse, une forêt se transformant en tourbière, serait surprenant. Pourtant, c’est ce qui semble se passer dans le nord-ouest de l’Abitibi.  Pour le comprendre, il faut regarder du côté de la géologie de la région. Il y a plus de 10 000 ans, le Québec était recouvert d’une masse de glace dénommée inlandsis laurentidien. Lors de sa fonte, plusieurs lacs se sont formés. C’est le cas du lac Barlow-Ojibway qui était situé sur l’actuelle frontière nord-est ontarienne et nord-ouest québécoise.Lorsque ce lac s’est retiré, il a laissé sur son passage une immense étendue argileuse, connue aujourd’hui sous le nom de Ceinture d’argile. Déjà sujettes à un mauvais drainage, les argiles ont été compactées à plusieurs endroits par des réavancées glaciaires, amplifiant l’imperméabilité du sol. Les sols argileux de cette région nordique sont froids et humides, ce qui a pour effet de ralentir la décomposition et de favoriser l’accumulation de la matière organique. Avec le temps, cela peut réduire considérablement la productivité des forêts.

Quand la forêt dense s’éclaircit

Les forêts d’épinettes noires de l’Abitibi-Ouest sont situées sur la Ceinture d’argile. Elles évoluent de façon assez particulière, le feu, un agent important dans la dynamique de la forêt boréale, y jouant un rôle déterminant.  Il recycle les éléments nutritifs et expose le sol minéral en brûlant la matière organique. Ainsi, il améliore les conditions de germination et de croissance des arbres. Les peuplements de conifères qui se développent suite au passage d’un feu sévère sont denses. Les arbres de ces jeunes peuplements ont tous sensiblement le même âge et la même taille. On dit de ces forêts qu’elles sont équiennes. Le sol, quant à lui, se recouvre d’un tapis de mousses résistantes à l’ombre. Puis la forêt vieillit. Des branches et des arbres tombent, formant la matière organique qui s’accumule dans le sous-bois.En mourant et en tombant, les arbres matures créent des ouvertures dans la forêt, les trouées. Plus il y a d’arbres qui meurent, plus les trouées deviennent grandes. Ainsi, la forêt s’éclaircit. Il y a donc plus de lumière qui atteint le sol des forêts. Des sphaignes – une espèce de mousse qui se retrouve aussi dans les tourbières – appréciant le soleil profitent de cette lumière pour envahir le sous-bois. Les forêts se clairsemant, les sphaignes prolifèrent.Normalement, les trouées devraient être comblées par de jeunes arbres prenant la place de ceux qui viennent de mourir. Cette situation s’observe fréquemment dans d’autres écosystèmes forestiers. Cependant, sur la Ceinture d’argile, les bonnes conditions de croissance se raréfient au fur et à mesure que la forêt vieillit. Les forêts s’entourbent par l’accumulation de matière organique et l’envahissement des sphaignes. À plusieurs endroits, la nappe d’eau souterraine monte et les arbres se retrouvent les deux pieds dans l’eau froide. La croissance des arbres est par le fait même ralentie et les plus jeunes peinent à être à la hauteur de leurs prédécesseurs !

Les branches se déhanchent

La régénération de cette région est composée essentiellement d’épinette noire. Elle est aussi majoritairement asexuée, c’est-à-dire que les individus ne se reproduisent pas à partir de graines, mais de façon végétative, par marcottage. Les tiges issues du marcottage sont en fait des branches basses d’épinettes noires qui s’enracinent dans le sol puis se courbent vers le haut pour former des arbres. Le phénomène pourrait être favorisé par l’entourbement, les branches basses se faisant rapidement ensevelir sous les sphaignes. Ainsi la croissance des arbres en régénération est lente d’autant plus qu’il s’agit souvent de vieilles branches.Pour connaître l’âge des « jeunes arbres », il suffit de compter les anneaux de croissance sur une section du tronc prélevée à la base de quelques individus. Chaque anneau de croissance, aussi appelé cerne, correspond à une année. Bien que de petite taille, plusieurs arbres en régénération sont centenaires. Leur croissance annuelle est si faible que l’on doit avoir recours à une loupe afin de déterminer leur âge. Imaginez, 145 cernes sur un tronc d’à peine cinq centimètres de diamètre. Mal de tête garanti ! Il serait étonnant que ces arbres petits et vieux deviennent un jour aussi grands que ceux qui se sont implantés après un feu.

Des coupes bénéfiques?

Tous ces phénomènes participent avec le temps à l’ouverture des forêts de la Ceinture d’argile, pourtant denses et productives à l’origine. Dès que les peuplements d’épinettes noires atteignent l’âge vénérable de 150 ans et plus, les espaces entre les arbres sont si vastes que les trouées ne sont plus délimitées. Elles sont interconnectées entre elles. Dans les vieilles forêts, où les arbres ont plus de 200 ans, les taux d’ouverture atteignent près de 80 %. Il n’y reste plus que quelques grands arbres éparpillés ici et là, entourés par d’autres plus petits. La forêt a évolué d’une structure régulière à une structure ouverte et irrégulière. Mais peut-on encore parler de forêt lorsqu’il y a plusieurs dizaines de centimètres de tourbe sous nos pieds, entremêlée d’espèces de sphaignes typiques des tourbières?Dans cette région fascinante, quelques rares « forêts » ont échappé au feu depuis 2000 ans. Les arbres y sont à peine plus hauts que nous et les nombreuses sphaignes offrent à l’œil une explosion de couleurs. Marcher dans ce milieu naturel se rapprochant davantage de la tourbière que de la forêt rappelle la marche sur la neige sans ses raquettes ! Bien que les tourbières soient d’une grande importance écologique, il importe de ne pas laisser toutes les forêts de la Ceinture d’argile se transformer en milieux ouverts. Du point de vue de l’aménagement forestier, une des solutions à envisager serait le retour des coupes à blanc. De quoi secouer l’opinion publique!Les coupes que l’on pratique actuellement sont des coupes avec protection de la régénération et des sols (CPRS). Or, en ne perturbant pas les sols des forêts entourbées, l’épaisse couche de matière organique persiste et elle aura tendance à augmenter. Elle agit comme une couche isolante qui garde les sols froids. Par conséquent, la régénération qui reste ou celle qu’on y plante aura de la difficulté à croître. Il faut donc « brasser » le sol afin de réduire l’épaisseur de la matière organique comme le ferait un feu. Par la suite, replanter dans ces conditions devrait favoriser le retour d’une forêt dense et productive. Paradoxe typique du nord-ouest québécois, perturber la forêt pourrait lui faire du bien… si on veut empêcher qu’il ne reste que des tourbières demain. 

Paradoxe typique du nord-ouest québécois, perturber la forêt pourrait lui faire du bien… si on veut empêcher qu’il ne reste que des tourbières demain.