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Fatoumata Hane, Université de Ziguinchor, Sénégal
Émissions radiophoniques, encadrement des femmes transformatrices de fruits et légumes ou production de briques en terre cuite témoignent du décloisonnement du savoir dans les universités sénégalaises

[Sommaire du dossier Transfert]

L’Université de Ziguinchor du Sénégal est au même titre que l’UQAC et l’UQAR une université « régionale ». Tout au sud du pays, elle a entre autres missions le service à la communauté, et, fait singulier, c’est cette mission qui justifie la création d’une direction de la recherche, de l’innovation et de la coopération. Ainsi, cette institution est d’abord un lieu de valorisation et de diffusion des connaissances auprès des acteurs à l’échelle locale. La production par des collègues du Département de sociologie d’une émission bimensuelle, L’université a du talent, en est un bel exemple. Cependant, force est de constater qu’en Afrique de l’Ouest, le TC demeure encore très faible.

Force est de constater qu’en Afrique de l’Ouest, le transfert de connaissances demeure encore très faible.

Le développement du Sénégal sous la triple hélice

La théorie de la triple hélice, développée par Etzkowitz et Leyesdorff1 (1997), met en relation les catégories de l’économie de l’innovation et de l’évolution institutionnelle en regroupant trois secteurs institutionnels principaux : le public, le privé et l’universitaire. Au Sénégal, ce modèle constitue un référentiel du développement territorial dans le cadre de l’Acte III de la décentralisation. Ainsi, les réformes que connaissent les universités sénégalaises, dans ce cadre de référence, résultent en une ouverture au monde professionnel et en une meilleure articulation avec les dynamiques économiques, politiques et sociales locales.

Ceci étant dit, si l’on examine des cas précis comme la participation des enseignants à la révision des stratégies régionales et nationale d’équité et de genre, ou encore, la collaboration entre le Département d’agroforesterie et les femmes transformatrices des produits locaux, on voit ressortir les difficultés de pratique des activités de transfert des connaissances (TC).

Comme au Québec, l'absence de prise en compte des TC dans les carrières

Un premier problème est lié à l’absence de prise en compte du TC dans les carrières individuelles – comme au Québec, je crois. De fait, les activités de TC peuvent tout au plus être perçues comme des processus de vulgarisation de la recherche ayant un impact jugé peu important. Ce qui est mis en avant est la production d’articles publiés ou partagés, lors d'événements scientifiques, selon des standards académiques (revues avec comité de lecture, publications à l’international). Dans le cas contraire, ils ne peuvent être considérés comme des productions scientifiques pour le dossier « CAMES2 », qui permet aux chercheurs d’évoluer dans leur carrière.

Pourtant, si l’on prend en exemple le projet avec les femmes transformatrices de fruits et légumes que nous venons d’évoquer, les enseignants chercheurs ont besoin de ce type de collaboration pour négocier du financement ou des partenariats, ou pour obtenir les produits nécessaires à leur recherche. On a parfois l’impression d’entrer dans un marché de dupes :  d’un côté, les femmes recherchant la caution scientifique des universités comme gage de leur compétitivité, et de l’autre, des universitaires faisant plutôt de l’accompagnement que du TC et recherchant un ancrage local pour leurs travaux. En effet, l’une des limites à la compétitivité de la production de jus locaux est que celle-ci ne répond pas aux normes de conditionnement et d’hygiène internationales, les laboratoires de l’université tout comme les formations reçues des enseignants permettent aux femmes de pouvoir justifier de contrôle de qualité. Dans le même temps, les chercheurs sont impliqués dans cet accompagnement de financement, tel celui de l’USAID pour la promotion de l’agriculture dans la région de Ziguinchor. Ils peuvent donc produire des données qui vont servir de base à leurs résultats scientifiques.

Le temps long du chercheur, le temps court du praticien

Par ailleurs, on constate que l’utilisation des résultats de la recherche se fait dans un temps très long. L’intégration des données issues de la recherche dans la définition des politiques publiques, par exemple, reste très lente. J’en veux pour preuve la contribution de l’Université de Ziguinchor dans la révision de la Stratégie nationale pour l’égalité et l’équité de genre au Sénégal (SNEEG). Quelque cinq ans après sa mise en œuvre, cette stratégie, qui consiste à identifier les écarts en matière de genre dans les politiques publiques et les secteurs prioritaires de développement, est en cours de révision. L’université était invitée, via le Département de sociologie, à faire partie des institutions qui, avec l’Agence régionale de développement (ARD), devaient analyser par projets et par secteurs la problématique du genre. Cependant, la contribution des universitaires a finalement été marginale : le travail a été confié à un consultant recruté à Dakar, lequel n’a tenu avec le comité technique mis en place qu’une demi-journée de présentation du processus de révision, dont le délai d’exécution n’était que de trois semaines. Il se pose deux problèmes majeurs.

D’abord, les différences entre les échéanciers des chercheurs et ceux des politiciens. Par exemple, pour la révision de la SNEEG de la région de Ziguinchor, les politiciens voulaient des résultats rapidement, alors que  le sociologue prévoyait une méthodologie plus complexe et plus longue à suivre,  faite de revues documentaires et d’entretiens avec les acteurs clés par secteurs. Les recherches demandent souvent du temps, mais les politiciens pensent que tout peut se faire sous la forme de la consultance : les chercheurs doivent pouvoir répondre à une question dans un temps court, parfois dans un sens prédéfini. C’est ce qui explique la difficulté pour les chercheurs de contribuer à la production des politiques publiques. Ce sont plutôt les « experts » — quelquefois associés à un universitaire, là aussi pour la caution — qui produisent les données sur lesquelles se fonde l’action publique.

Les recherches demandent souvent du temps, mais les politiciens pensent que tout peut se faire sous la forme de la consultance : les chercheurs doivent pouvoir répondre à une question dans un temps court, parfois dans un sens prédéfini.

Des résultats "illisibles"

Le second problème est lié à la manière dont les résultats sont présentés. Des données probantes ne sont utilisées dans les politiques publiques que lorsqu’elles s’inscrivent dans les orientations nationales ou s'en inspirent, c’est-à-dire lorsqu’elles s’articulent à des actions et à des interventions locales. Pour ce faire, il faut qu’elles soient traduisibles en objectifs ou en moyens d’action concrets, langage que les universitaires « parlent » très mal. Souvent d’ailleurs, les résultats de la recherche ne sont pas connus du fait du cloisonnement fort entre sphères d’actions politiques et sphères académique ou scientifique.

Formation, encore et toujours

En définitive, on voit nettement que les besoins en TC restent importants. Quel que soit le secteur considéré, l’université au Sénégal a besoin de s’ouvrir. Elle n’est pas un microcosme à l’intérieur d’une société, où d’ailleurs elle tarde à jouer son rôle dans la production et la définition des politiques publiques territoriales. Les universitaires eux-mêmes devront être formés en TC pour en comprendre les enjeux, mais surtout afin que les connaissances produites soient les leviers d’action pour le développement de politiques d’innovation aux  niveaux local et territorial.

Références :

  • 1. H. ETZKOWITZ et L. LEYDERSDOFF (éd.) (1997), Universities in the Global Economy: a triple helix of university- industry-government relations, Londres, Grassel Academic.
  • 2. Les avancements en grade sont définis par pour? les chercheurs et enseignants par les conditions définies et partagées dans les États membres du Conseil africain et malgache pour l’enseignement supérieur (CAMES), dont le siège est à Ouagadougou. Pour passer d’un grade à un autre, il faut, en plus des conditions d’ancienneté, avoir à son actif un certain nombre de publications scientifiques : 2 pour les maîtres assistants, 5 à 8, selon les disciplines, pour passer maître de conférence, et 1 ouvrage et l’encadrement jusqu’à la soutenance d’une thèse, pour les professeurs.

  • Fatoumata Hane
    Université de Ziguinchor, Sénégal

    Fatoumata Hane est socio-anthropologue, enseignante chercheuse, chef du Département de sociologie, Université Assane Seck de Ziguinchor.

     

    Note de la rédaction : Les textes publiés et les opinions exprimées dans Découvrir n’engagent que les auteurs, et ne représentent pas nécessairement les positions de l’Acfas.

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