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Ronald Rudin, Université Concordia
Les résidents qui furent déplacés pour permettre la création du parc national Kouchibouguac ne pourront jamais retourner sur leurs terres, mais un site Internet permet aujourd'hui aux voix de quelques-uns d’entre eux de faire un retour virtuel.

Une histoire d’expropriation

En 1969, les gouvernements du Canada et du Nouveau-Brunswick se mirent d’accord pour créer le parc national Kouchibouguac le long de la côte est de la province. À l’époque, une telle initiative nécessitait de déplacer les habitants des lieux afin que les visiteurs puissent côtoyer une nature vierge de toute présence humaine.

On compta à l’époque beaucoup d’autres déplacements forcés au nom d’intérêts soi-disant supérieurs, dont l’expropriation de plus de 200 familles en vue de créer le parc national Forillon en Gaspésie, l’expulsion des habitants de Sainte-Scholastique, au nord de Montréal, pour la construction de l’aéroport de Mirabel, et la destruction de la communauté afrocanadienne d’Africville, à Halifax.

Dans toutes ces situations, des fonctionnaires décidèrent que la vie des résidents n’avait que peu de valeur et que tous ces gens se porteraient mieux dans leur nouvel environnement. Il va de soi que personne ne demanda leur avis aux citoyens dont les vies étaient ainsi chamboulées.

Aller paître ailleurs...

Dans le cas de Kouchibouguac, il s’agissait de déplacer plus de 1200 personnes, soit 260 familles vivant dans sept collectivités distinctes, à qui on avait dit que leur vie n’avait aucune valeur et qu’elles ne seraient aidées que si elles déménageaient. Même si ces gens n’étaient pas riches, ils avaient construit des vies basées sur les ressources de la région : les forêts, la terre et particulièrement les eaux où ils pêchaient. Les statistiques gouvernementales, qui les catégorisèrent comme « pauvres », ne tenaient pas compte des produits de la pêche et de la ferme qu’ils consommaient ni du troc qui s’opérait souvent entre les familles. Sommairement mis au rancart, les résidents se virent offrir une maigre compensation; et on les envoya paître ailleurs sans cérémonie.

 

Mais les représentants du gouvernement n’avaient pas prévu ni calculé comment ce déménagement forcé serait vécu par les résidents, dont la plupart étaient des Acadiens – un peuple qui se rappelait fort bien d’avoir été déjà  déplacé  dans le passé. Ce souvenir du Grand Dérangement, et le sentiment que la création du parc de Kouchibouguac entraînait « une deuxième déportation », alimentèrent la flamme d'une importante contestation qui s’organisa et qui obligea le parc à fermer à de nombreuses occasions. Jackie Vautour, le chef du mouvement de résistance, refusa de quitter sa terre; il y demeura jusqu’à ce que sa maison soit rasée en 1976, et il y retourna deux ans plus tard. Il occupe toujours ses terres aujourd’hui.

Une histoire de résistance

L’expérience de Kouchibouguac apprit à Parcs Canada qu’il existait d’autres manières d'implanter des parcs, et l’agence mit fin aux déplacements forcés. Mais l'événement marqua les Acadiens, et des artistes se mirent à produire des œuvres de littérature, de musique, de poésie, de sculpture, de peinture et de théâtre inspirées par ce récit de déplacement et de résistance. L’histoire a aussi été racontée dans deux documentaires : Kouchibouguac (1979) et Kouchibouguac: L'histoire de Jackie Vautour et des expropriés (2006).

Ces divers récits firent de  la saga de Kouchibouguac une histoire de résistance. Les opposants à la création du parc devinrent les symboles d’une plus grande affirmation des Acadiens, qui vécurent ainsi leur propre Révolution tranquille à l’époque.

Le retour des voix sur le Web

En mettant l’accent sur le dramatique conflit entre ces résidents lésés et les représentants du gouvernement, on perdit malheureusement la trace de l’expérience de vie de la grande majorité des expropriés, qui quittèrent simplement et tranquillement leurs terres pour se créer une autre vie, parfois à quelques kilomètres à peine des limites du parc. 

Voulant présenter ces histoires, j’ai créé, en collaboration avec Philip Lichti – un producteur multimédia de Montréal – un site Web intitulé Le retour des voix au parc national Kouchibouguac, qui offre un large éventail de récits inspirés par les expériences de vie des expropriés.

« L’élément central de ce site est la présentation de 26 portraits vidéo tirés d'entrevues avec les résidents, qui, souvent avec difficulté, nous racontèrent leur histoire, debout sur les terres mêmes où ils avaient jadis vécu. »

L’élément central de ce site est la présentation de 26 portraits vidéo tirés d'entrevues avec les résidents, qui, souvent avec difficulté, nous racontèrent leur histoire, debout sur les terres mêmes où ils avaient jadis vécu.

Les visiteurs du site sont encouragés à interagir avec la carte créée au moment de l’expropriation (pour faciliter la saisie), et qui sert d'outil de navigation pour ramener les voix des résidents sur leurs terres afin qu’ils soient vus et, surtout, entendus. La carte a été surimposée au paysage actuel afin d'illustrer l’impact du parc à la fois sur les anciens résidents et sur le territoire lui-même.

Au cours de ce périple, les visiteurs entendront des récits remplis de diverses émotions. Certains résidents éprouvent toujours de la rancœur. Écoutez, par exemple, Norma Doucet, racontant que son père a servi dans la Deuxième Guerre mondiale et que sa terre lui fut enlevée à son retour : « Papa était allé à la guerre pour sauver son pays... mais... quand il s'en est revenu, il voulait élever sa famille et il dit qu'il s'est fait pousser pour s'en aller vivre ailleurs... Ils se sont sentis comme si leur liberté leur avait été enlevée. Comme prisonniers. » D’autres soulignent la grande valeur de ce qui a été détruit. Ainsi, Félix, le frère de Norma Doucet, commente : « On avait tout. On vivait bien. » D’autres encore, par contre,  apprécient les emplois qui furent créés par l’arrivée du parc. Howard Vautour déclare : « Je ne peux pas rien dire de mal là-dessus... parce que j’ai travaillé dans le parc à partir de 1980. La plupart de ma famille aussi... Je pense à où je serais s’il n’y avait pas eu le parc... probablement aux États-Unis ou en Alberta. »

[video:http://vimeo.com/62613926 width:700]

Le site Web offre diverses fonctions selon qu’il est visité sur un écran d’ordinateur ou sur un appareil mobile. Dans ce dernier cas, comme on pourra voir et entendre les récits directement sur la parcelle de terrain en question, la version mobile du site offrira un lien vers une carte illustrant l’emplacement où se trouvera le visiteur en relation avec la vidéo en question. Une des vidéos, par exemple, évoque l’église qui se trouvait au centre de Claire-Fontaine, une des sept collectivités détruites. Aujourd’hui, on y aperçoit encore le cimetière et la borne commémorative qui marque l’endroit où était l’église. En utilisant la fonction de la carte intégrée sur le site Web, les visiteurs peuvent écouter l’histoire de l’église tout en étant au parc.

[video:http://vimeo.com/62869499 width:700]

Suite virtuelle

Les résidents qui furent déplacés pour permettre la création du parc national Kouchibouguac ne pourront jamais retourner sur leurs terres, mais ce projet permet aux voix de quelques-uns d’entre eux de le faire, même si ce n’est que de façon virtuelle.


  • Ronald Rudin
    Professeur·e d’université
    Université Concordia

    Ronald Rudin est lauréat du prix Trudeau et professeur d’histoire à l’Université Concordia. Auteur de six livres et producteur de deux films documentaires, ses projets les plus récents ont porté sur la façon dont les Acadiens ont compris leur passé. Le site Web qui est décrit ici fait partie d’un projet de plus grande envergure sur la création du parc national Kouchibouguac. Son livre, Kouchibouguac: Removal, Resistance and Remembrance at a Canadian National Park, sortira sous peu.

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