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Arthur Maneuvrier, Université de Bretagne occidentale et Université du Québec en Outaouais

La réalité virtuelle s’est imposée ces deux dernières décennies comme un outil précieux pour la recherche, notamment au sein des sciences cognitives et comportementales. Elle s'approche des situations naturelles tout en permettant le contrôle propre au laboratoire. Les technologies immersives offrent de nouveaux cadres expérimentaux rendant possibles non seulement une approche méthodologique innovante de phénomènes connus, mais également une analyse de phénomènes difficiles, voire impossibles, à étudier expérimentalement jusqu’à présent. La pluripotentialité des usages et des questionnements méthodologiques et scientifiques liés à la réalité virtuelle est illustrée par les contributions transdisciplinaires de la première revue scientifique dédiée à la réalité virtuelle et hébergée au sein du MIT, Presence: teleoperators & virtual environments, revue plébiscitée aussi bien par les ingénieur.es que par les psychologues et philosophes de l’esprit.

Réalité virtuelle 02
Photographie depuis la régie de la CAVE, système immersif du CIREVE (https://cireve.unicaen.fr/), de l'Université de Caen-Normandie. Un utilisateur en arrière plan se promène dans une reconstitution virtuelle du Panthéon de Rome (https://t.ly/Veb5V).

Mettre le comportement en contexte

Les disciplines cognitivo-comportementales sont traversées par deux approches longtemps opposées : le contrôle expérimental et la dimension écologique. Le premier correspond au fameux « toutes choses égales par ailleurs », principe roi du laboratoire, où l’on tente de contrôler chaque partie d’une expérimentation afin d’isoler des processus spécifiques isolés, lesquels sont ensuite définis au sein de modèles où règne le rationalisme. Quant à l’approche écologique, il faut la comprendre comme l’étude de l’interaction entre un sujet et son milieu. Elle est issue d’un courant épistémologique dit « énactiviste » ou « incarné »1, qui place l’interaction entre le sujet et son environnement au centre de la cognition. Pour les tenants de cette deuxième approche, le sujet perçoit le monde et agit sur lui en se basant sur des interactions potentielles2 avec celui-ci (appelées « affordances »), et non sur des représentations qu’il s’en fait. Ces personnes reprochent aux mesures de laboratoire de ne pas rendre compte des phénomènes existants dans les interactions réelles avec le milieu, et donc de produire une forme de réductionnisme.

Cognition spaciale et réalité virtuelle
Captures d’écran vue première personne d’un environnement virtuel destiné à tester la cognition spatiale, et notamment les capacités de navigation dans un environnement complexe. Environnement virtuel de l’étude  https://doi.org/10.3389/frvir.2020.571713 réalisée au sein du groupe de travail conjoint entre l’Université de Caen Normandie et l’Université de Montréal.

Ces divergences entre les deux approches s’illustrent sur le plan expérimental. Un bon exemple est celui de la cognition spatiale, soit la faculté mentale de s’orienter dans l’espace et donc de manipuler des informations extraites de l’environnement. Lors de l’apparition de maladies neurodégénératives, la cognition spatiale a tendance à se dégrader; il est donc fondamental de quantifier cette dégradation pour réaliser des diagnostics précoces et améliorer la prise en charge3. Comment effectuer cette évaluation diagnostique? En laboratoire, on évaluerait à l’aide de tests « papier-crayon », en analysant les capacités de représentations spatiales, souvent à partir de dessins et de photos. Ces évaluations, peu coûteuses et faciles à quantifier, sont toutefois dénuées de toute dimension écologique; dans la vie quotidienne, la navigation spatiale se fait à travers un corps en interaction avec un milieu. À l’opposé, pour réaliser une évaluation écologique, on pourrait accompagner l’individu dans son environnement naturel, par exemple une ville, et lui demander de réaliser des tâches de navigation – aller chercher du pain, passer au cinéma, visiter un jardin, puis retrouver son chemin… Cependant, ces évaluations sont longues, coûteuses et fastidieuses, et surtout, il est impossible d’empêcher les interruptions inopinées : l’apparition d’un chien errant entraînant une peur soudaine, ou de travaux bloquant l’accès à une rue.

C’est ici que la réalité virtuelle brille. En effet, en simulant des espaces urbains en laboratoire, il devient possible d’intégrer les deux approches grâce à une navigation dans un environnement naturel où le contrôle expérimental est permis. On obtient ainsi une interaction écologique contrôlée avec un environnement fait sur mesure, mais également la capacité de procéder à des analyses fines du comportement : capture du déplacement, suivi du regard, analyses de la marche, imagerie cérébrale, etc.  Cette combinaison du meilleur des deux approches est au cœur de la réalité virtuelle scientifique, que celle-ci soit utilisée pour des situations d’apprentissage, de diagnostic, de remédiation, ou encore, de thérapie. La réalité virtuelle a notamment fait ses preuves au sein des thérapies cognitivo-comportementales4 : le ou la thérapeute peut transporter son patient dans un environnement proche de la situation posant problème (par exemple, un avion), et ainsi travailler – de façon contrôlée – sur les problèmes en jeu.

Réalité virtuelle 03
Capture d’un environnement virtuel destiné à provoquer une exposition à des situations problématiques de dépendance lors d’une thérapie cognitivo-comportementale – Laboratoire de cyberpsychologie, Université du Québec en Outaouais (http://w3.uqo.ca/cyberpsy/).

Le sentiment de présence

L’approche écologique repose sur un phénomène déclenché par l’interaction entre le sujet et l’immersion : le sentiment de présence, soit la sensation « d’être là » dans l’environnement virtuel (par ex., la ville virtuelle)5. Cette sensation soutient une interaction dite « écologique » et les chercheur.euses peuvent étudier une réponse comportementale naturelle face à une situation artificielle. Le phénomène était décrit avant la réalité virtuelle par les phénoménologues. Il est beaucoup plus facilement étudié maintenant grâce à l’outil immersif qui permet de l’altérer pour le comprendre. De plus, sa place à l’intersection des études sur la conscience, sur la perception du et par le corps, et des différentes théories de l’esprit en fait un concept clé de la réalité virtuelle6.

Il est cependant difficile de considérer la réalité virtuelle d’aujourd’hui comme une interaction tout à fait naturelle. En effet, si le but ultime est bien souvent de faire oublier la médiation technologique (rendre l’outil invisible à l’œil du sujet), c’est loin d’être le cas présentement. La superposition imparfaite des informations sensorielles issues du filtre artificiel et de celles issues de l’environnement physique provoque des effets psychophysiologiques délétères appelés cybermalaises. Il s’agit de symptômes nauséeux proches de ceux du mal des transports7. Selon les dispositions individuelles et contextuelles, l’expérience psychophysiologique varie largement d’une personne à une autre, aussi bien du point de vue des aspects positifs (sentiment de présence) que négatifs (cybermalaises)8. Cette variabilité peut se révéler hautement problématique, notamment lorsque la réalité virtuelle est utilisée à des fins diagnostiques.

CAVE
La CAVE (Cave Automated Virtual Environment) du CIREVE (Centre interdisciplinaire de réalité virtuelle) est ici équipée d’un tapis de marche intégré lors d’un calibrage à l’Université de Caen Normandie (https://cireve.unicaen.fr).

Dans le cas de la cognition spatiale, une étude de notre groupe de travail franco-québécois (Université de Caen – Université de Montréal) sur la psychophysiologie de la réalité virtuelle semble montrer, par exemple, que le sentiment de présence favorise les performances virtuelles alors que les cybermalaises les défavorisent9. Cette altération de la performance n’illustrant aucunement une moindre ou une plus grande dégradation des processus évalués, elle est parasite de l’évaluation10. Il devient alors fondamental, si l’on veut procéder à une évaluation rigoureuse en réalité virtuelle, de comprendre et de contrôler ces paramètres, et donc d’étudier la réalité virtuelle comme objet de recherche avant d’en faire un outil.

En conclusion

Malgré ses limites actuelles, la réalité virtuelle est peu à peu en train de devenir un des outils principaux des études cognitivo-comportementales. Nous commençons à peine à comprendre les innombrables possibilités qu’elle offre, ou offrira, au gré des développements technologiques. Il est fondamental que les utilisateurs du monde scientifique comprennent et gardent à l’esprit qu’elle n’est pas une simple transposition des évaluations de recherche dans le monde virtuel, mais bien un nouveau paradigme qu’il convient de considérer comme tel.

 

  • 1Lobo, L., Heras-Escribano, M., & Travieso, D. (2018). The History and Philosophy of Ecological Psychology. Frontiers in Psychology, 9.
  • 2Gibson, J.-J. (1979). The Ecological Approach to Visual Perception (Houghton Mifflin Harcourt (HMH))
  • 3Coughlan, G., Laczó, J., Hort, J., Minihane, A.-M., & Hornberger, M. (2018). Spatial navigation deficits—Overlooked cognitive marker for preclinical Alzheimer disease? Nature Reviews Neurology, 14(8), Article 8.
  • 4Riva, G. (2022). Virtual Reality in Clinical Psychology. Comprehensive Clinical Psychology, 91‑105.
     
  • 5Sheridan, T. B. (1992). Musings on Telepresence and Virtual Presence. Presence: Teleoperators and Virtual Environments, 1(1), 120‑126.
  • 6Sanchez-Vives, M. V., & Slater, M. (2005). From presence to consciousness through virtual reality. Nature Reviews Neuroscience, 6(4), 332‑339.
  • 7Maneuvrier, A., Nguyen, N.-D.-T., & Renaud, P. (2023). Predicting VR cybersickness and its impact on visuomotor performance using head rotations and field (in)dependence. Frontiers in Virtual Reality, 4.
  • 8Maneuvrier, A., & Westermann, H. (2022). The Phi Angle: A Theoretical Essay on Sense of Presence, Human Factors, and Performance in Virtual Reality. PRESENCE: Virtual and Augmented Reality, 141‑169.
  • 9Maneuvrier, A., Decker, L. M., Ceyte, H., Fleury, P., & Renaud, P. (2020). Presence promotes performance on a virtual spatial cognition task: Impact of human factors on virtual reality assessment. Frontiers in Virtual Reality, 1.
     
  • 10Maneuvrier, A., Ceyte, H., Renaud, P., Morello, R., Fleury, P., & Decker, L. M. (2022). Virtual reality and neuropsychological assessment: An analysis of human factors influencing performance and perceived mental effort. Virtual Reality.

  • Arthur Maneuvrier
    Université de Bretagne occidentale et Université du Québec en Outaouais

    Arthur Maneuvrier est postdoctorant à l’Université de Bretagne occidentale et chercheur associé au Laboratoire de cyberpsychologie de l’Université du Québec en Outaouais. Après une licence de psychologie et un master de neurosciences – sciences des comportements à l’Université de Caen Normandie (CIREVE) –, il a réalisé une thèse de doctorat en psychologie, spécialité neurosciences cognitives et computationnelles, en cotutelle avec l’Université de Montréal (Laboratoire d’immersion forensique). Cette thèse, tout comme ses autres travaux, porte sur l’utilisation de la réalité virtuelle en recherche à travers l’étude des facteurs humains inter-individuels, notamment psychophysiologiques, qui affectent son usage et donc la fiabilité de ses mesures lors d’expérimentations scientifiques.

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