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Delphine Lobet, , Vincent Larivière , Université de Montréal

S’il y a une crise du livre savant, ce serait moins une crise d’origine budgétaire qu’une crise de son usage. Les livres ne seraient pas victimes de coupes budgétaires, mais du désintérêt des universitaires. Une rapide analyse bibliométrique va nous permettre de valider cette hypothèse en répondant à cette question : le livre savant fait-il face à une crise de la citation?

Dc - Larivière
Vincent Larivière et Delphine Lobet. Source : les auteurs.

Depuis les années 1980 au moins, on prédit la mort du livre savant1. En cause? La crise des périodiques. L’explosion des coûts d’abonnement aux revues serait venue gruger les budgets d’acquisition des bibliothèques universitaires, laissant pour morte ou moribonde la marge laissée au développement des collections de livres. Pour les éditeurs de monographies, au premier rang desquels les presses universitaires, la crise se serait traduite par une diminution directe de leurs ventes et donc de leurs revenus, les contraignant à revoir leurs programmes de publication : une diminution du tirage mais aussi des nouveaux titres. La crise du livre savant serait donc d’abord une crise de l’acquisition du livre savant d’origine budgétaire.

Le conditionnel est ici employé à dessein et pour plusieurs raisons :

  1. Les chiffres concernant les volumes de publication et de vente sont difficiles à trouver, inconstants2 ou encore, ils couvrent des périodes trop courtes et récentes pour confirmer l’état de crise ou de « mort-vivance » du livre savant3.
  2. La « crise des périodiques » est présente dans la littérature – et donc dans les bibliothèques –  dès la fin des années 19604, ce qui fait une mort très lente pour le livre.
  3. Certaines analyses5 montrent que si la diminution des budgets d’acquisition consacrés aux livres est bien réelle, elle s’est produite longtemps après le procès fait à la cupidité des éditeurs de revues. Entre 1975 et jusque dans les années 1990, aux États-Unis, les bibliothèques universitaires ont continué d’acheter plus de livres, du moins auprès des presses universitaires. Et celles-ci ont également, et dans de plus fortes proportions, continué de produire de plus en plus de titres. La production s’accélérant, la demande, elle, semblait faire du surplace et même décliner. La diminution effective des budgets consacrés au livre qui commence autour de 2000 est en fait la conséquence de compressions budgétaires. La crise des périodiques s’est donc bien traduite par une diminution des budgets consacrés aux livres, mais seulement relativement à la part consacrée aux revues.
  4. Autre conséquence de ces compressions budgétaires, la rationalisation des acquisitions. En analysant l’usage de leurs collections, les bibliothécaires ont constaté que nombreux étaient les livres à ne jamais quitter leurs rayonnages6. Les livres imprimés n’étant plus consultés, à quoi bon en faire l’achat?

Une crise d’usage?

Selon cette dernière explication, s’il y a une crise du livre savant, ce serait moins une crise d’origine budgétaire qu’une crise de son usage. Les livres ne seraient pas victimes de coupes budgétaires, mais du désintérêt des universitaires. Une rapide analyse bibliométrique va nous permettre de valider cette hypothèse en répondant à cette question : le livre savant fait-il face à une crise de la citation?

Pour le savoir, nous avons extrait de la base de données Web of Science de Clarivate Analytics les références faites à des documents comportant ou non des numéros de volume7. Bien que très simple, ce critère permet de départir globalement entre ce qui constitue des références faites à des articles de revues (qui ont un numéro de volume) et des références à d’autres types de documents, parmi lesquels on trouvera majoritairement des livres, généralement dépourvus de numéros. Bien qu’il existe des exceptions (revues sans volume et livres en plusieurs tomes), cet indicateur nous autorise à mettre au jour des tendances dans l’usage des livres au sein des disciplines et dans le temps. Les données de cette chronique sont limitées au domaine des sciences humaines et sociales et des arts et lettres (SHSAL) puisque ce sont les seules sciences où le livre constitue encore un véhicule de diffusion des savoirs7.

Les données

Dans l’ensemble, ce sont donc 26.6 millions articles publiés entre 1980 et 2017, soit 38 années, ainsi que plus d’un milliard de références citées qui sont analysées. La figure 1 présente la proportion de livres cités dans les différentes disciplines des SHSAL. On remarque qu’au début des années 1980, la majorité des disciplines se réfèrent à des livres. La psychologie fait exception : dès 1980, seuls 38 % des références renvoient à des livres; cette tendance se poursuit dans le temps et en 2017, ce sont moins de 20% des références qui sont faites à des livres. C’est dans les arts et les humanités que les références faites aux livres sont les plus importantes.

Entre 1995 et 2000, le rapport livres-articles tend à se modifier, bien que plus tardivement au sein des arts et des humanités. On peut relier ce phénomène général à l’apparition du numérique qui transforme en profondeur l’accès aux publications savantes. Les temporalités différentes suggèrent toutefois que des facteurs propres aux disciplines sont en cause, ceux-ci étant reliés à des cadres théoriques différents qui se prêtent plus ou moins bien à la publication sous forme d’articles. La temporalité s’explique également par le cycle de vie des références. Il a fallu laisser aux sciences sociales et aux spécialités relevant des champs professionnels, qui ont adopté plus tardivement que la psychologie la publication au sein des revues, le temps de faire des articles leurs « nouveaux classiques ». Autrement dit, il a fallu laisser aux livres le temps de terminer leur vie utile. En 2017, environ 69 % des références en arts et humanités renvoient encore à des livres, elles sont alors minoritaires dans les autres disciplines. Dans l’ensemble, le Canada se comporte comme le reste du monde. La baisse observée à l’échelle mondiale est une tendance lourde et généralisée.

DC _ Larivière et Lobet
Figure 1 : Tendance dans la proportion des références faites à des livres par discipline, pour le Canada et l’ensemble du monde

À l’échelle des spécialités, le portrait se colore de quelques nuances. On voit que, dans certaines d’entre elles, le livre occupe une place aussi importante ou presque qu’il y 40 ans. En littérature, par exemple, la présence du livre est remarquablement stable et centrale : 80 % des références y renvoient. L’histoire, les arts et la religion conservent également une prédilection pour le livre.

Par contre, le déclin est frappant dans d’autres spécialités. En gestion, criminologie, études urbaines, sciences politiques, sciences de l’information, le déclin du livre au profit de la revue est majeur. Dans ces disciplines, on peut supposer que le travail primaire est diffusé au sein d’articles et que les livres constituent davantage des ouvrages de synthèse – à la différence de la littérature, de l’histoire, des arts et de la religion où les savoirs se développent et se communiquent encore, en premier plan, par les livres. Les chercheurs ont tendance à citer d’abord les travaux originaux et donc à citer davantage des articles ou des livres, selon leur spécialité. Notons enfin que la part des livres dans les références n’augmente dans aucune spécialité, sauf très légèrement en histoire. Comme le montrait la figure 1, la tendance reste à la baisse et le Canada ne se comporte pas différemment du reste du monde.

DC - Larivière Figure 2
Figure 2 : Tendance dans la proportion des références faites à des livres entre 1980 et 1999 et entre 2000 et 2017 par spécialité, pour le Canada et l’ensemble du monde

 

En conclusion

Dans l’ensemble, les livres connaissent bel et bien un déclin dans l’usage qu’en font les chercheurs. Ils prennent une part de moins en moins importante dans les paysages des références en SHSAL, même si cette tendance est moins marquée en arts et lettres. Comment s’explique ce phénomène? On peut avancer au moins quatre facteurs :

  1. Les revues et les livres ne jouissent pas de la même accessibilité. Un article sera immédiatement accessible en ligne et facilement repérable. Le livre, au mieux, existera sous forme numérique, cependant sa diffusion, son indexation, sa « découvrabilité » par les moteurs de recherche demeurent problématiques.
  2. Les livres sont victimes du publish or perish. Dans un contexte de pression à la publication, et même si le prestige associé au livre reste important et déterminant dans certains cas (pensons à la tenure américaine et britannique), le temps joue contre le livre.  En autant de mois, on écrira plusieurs articles contre un seul livre… qui sera moins cité.
  3. Dans certaines disciplines, l’article se prête mieux à la diffusion de la recherche telle qu’elle se pratique. L’économie, par exemple, est devenue une discipline empirique qui n’a pas besoin des nombreuses pages d’un livre pour se développer.
  4. Plus les chercheurs diffusent leurs travaux au sein d’articles, plus les bibliographies renvoyant à leurs travaux se composeront d’articles.   

L’accessibilité des livres savants demeure toutefois cruciale. Car le livre n’est pas qu’un véhicule de communication savante, c’est aussi un véhicule de construction des savoirs . Et c’est aussi par le livre que la recherche sort de l’université et part à la rencontre d’un autre public. Il faut urgemment réfléchir à améliorer sa diffusion pour s’assurer que le livre ne finisse pas par vraiment mourir de la mort qu’on lui prédit depuis si longtemps.

L’accessibilité des livres savants demeure toutefois cruciale. Car le livre n’est pas qu’un véhicule de communication savante, c’est aussi un véhicule de construction des savoirs . Et c’est aussi par le livre que la recherche sort de l’université et part à la rencontre d’un autre public. Il faut urgemment réfléchir à améliorer sa diffusion pour s’assurer que le livre ne finisse pas par vraiment mourir de la mort qu’on lui prédit depuis si longtemps.

  • 1 Thompson, Jennifer Wolfe. « The Death of the Scholarly Monograph in the Humanities? Citation Patterns in Literary Scholarship ». Libri, 2002, 121–136. https://doi.org/10.1515/LIBR.2002.121.
  • 2Jones, Elisabeth A., et Paul N. Courant. « Monographic Purchasing Trends in Academic Libraries: Did the ‘Serials Crisis’ Really Destroy the University Press? » Journal of Scholarly Publishing 46, no 1 (octobre 2014): 43 70. https://doi.org/10.3138/jsp.46.1.003. P.46
  • 3Greco, Albert N., et Alana M. Spendley. « The Price of University Press Books, 2012–14 ». Journal of Scholarly Publishing 47, no 2 (janvier 2016): 106 20. https://doi.org/10.3138/jsp.47.2.106. ; Greco, Albert N., Robert M. Wharton, et Falguni Sen. « The Price of University Press Books: 2009-2011 ». Journal of Scholarly Publishing 43, no 4 (2012): 363 80. https://doi.org/10.1353/scp.2012.0020.
  • 4 Greco, Albert N., Robert M. Wharton, et Falguni Sen. « The Price of University Press Books: 2009-2011 ». Journal of Scholarly Publishing 43, no 4 (2012): 363 80. https://doi.org/10.1353/scp.2012.0020.
  • 5Jones, Elisabeth A., et Paul N. Courant. « Monographic Purchasing Trends in Academic Libraries: Did the ‘Serials Crisis’ Really Destroy the University Press? » Journal of Scholarly Publishing 46, no 1 (octobre 2014): 43 70. https://doi.org/10.3138/jsp.46.1.003.
  • 6 Little, Geoffrey Robert. « Old Traditions and New Technologies: Creating Concordia University Press ». Journal of Scholarly Publishing 49, no 2 (16 janvier 2018): 213 30.
  • 7 a b Larivière, Vincent, Éric Archambault, Yves Gingras, et Étienne Vignola-Gagné. « The Place of Serials in Referencing Practices: Comparing Natural Sciences and Engineering with Social Sciences and Humanities ». Journal of the American Society for Information Science and Technology 57, no 8 (s. d.): 997 1004. https://doi.org/10.1002/asi.20349.

  • Delphine Lobet

    Delphine Lobet est consultante académique et coordinatrice de projets chez Érudit. Elle est docteure en sociologie et diplômée en gestion de l’Université libre de Bruxelles. Après s’être longtemps consacrée à l’étude de la transmission des entreprises familiales, elle se partage aujourd’hui entre la recherche, l’édition et l’écriture.

  • Vincent Larivière
    Université de Montréal

    Vincent Larivière est professeur agrégé à l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information de l’Université de Montréal, où il enseigne les méthodes de recherche en sciences de l’information et la bibliométrie. Il est également directeur scientifique de la plateforme Érudit, directeur scientifique adjoint de l’Observatoire des sciences et des technologies et membre régulier du Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie.

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