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Entretien avec Ted Hewitt, Président du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada - CRSH

Il existe deux types de multidisciplinarité : une multidisciplinarité de proximité, qui fait appel à diverses disciplines au sein des sciences humaines, et une multidisciplinarité plus large, qui combine les sciences humaines à d’autres disciplines telles que les sciences naturelles, le génie et les sciences de la santé.

Ted Hewitt
Ted Hewitt. Source : CRSH

Découvrir : Comment approche-t-on à la multidisciplinarité dans le domaine des sciences humaines? Comment l’actualise-t-on?

Ted Hewitt : Paradoxalement, je répondrai d’abord en soulignant l’importance de la recherche disciplinaire, laquelle représente la majorité des travaux financés par le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH). En effet, pour certaines questions très pointues, seule une approche disciplinaire convient : par exemple, l’étude d’un événement historique précis ou l’exploration d’un site archéologique.

Mais d’autres questions exigent inévitablement de combiner des connaissances variées; par exemple : le décrochage scolaire, l’innovation technologique ou sociale, la résilience des villes. Ces enjeux touchent une multitude de réalités et, par conséquent, demandent des réponses plus complexes.

Il existe deux types de multidisciplinarité : une multidisciplinarité de proximité, qui fait appel à diverses disciplines au sein des sciences humaines, et une multidisciplinarité plus large, qui combine les sciences humaines à d’autres disciplines telles que les sciences naturelles, le génie et les sciences de la santé. Environ 55 p. 100 des projets financés par le CRSH comptent plus d’une discipline principale appartenant aux sciences humaines (sociologie, économie, psychologie, etc.), et 87 p. 100  plus d’une sous-discipline. Voilà une tendance, qu’il est sage d’encourager!

En fait, nous n’avons pas à trancher entre recherche disciplinaire et recherche multidisciplinaire. Les deux doivent coexister et même s’entrecroiser. Les travaux disciplinaires permettent d’obtenir des données précises qui peuvent contribuer, ou être nécessaires, à la résolution de problèmes plus larges.

Nous n’avons pas à trancher entre recherche disciplinaire et recherche multidisciplinaire. Les deux doivent coexister et même s’entrecroiser. Les travaux disciplinaires permettent d’obtenir des données précises qui peuvent contribuer, ou être nécessaires, à la résolution de problèmes plus larges.

Découvrir : Pour ce qui est des disciplines rapprochées dont vous parlez, pouvez-vous donner quelques exemples de travaux appuyés par le CRSH?

Ted Hewitt : Prenons les travaux sur la complexité de l’identité métisse et les processus de métissage de Denis Gagnon, de l’Université de Saint-Boniface. Ce chercheur s’intéresse à la fois aux enjeux culturels et aux enjeux territoriaux et politiques. Par conséquent, il est amené à faire usage de diverses perspectives disciplinaires telles que l’anthropologie des sociétés modernes, les sciences politiques, la sociologie, la psychologie, les arts, la culture et la religion.

Ou les travaux de Tamar Tembeck, de l’Université McGill. Cette historienne de l’art étudie les différences et les similitudes entre les formes et les fonctions perçues des œuvres contemporaines que commandent les hôpitaux. Cette étude, qui porte à la fois sur l'art et l’environnement des soins de santé, fait appel à des disciplines telles  l’histoire de l'art, l’architecture et les sciences humaines médicales.

Découvrir : Qu’en est-il des collaborations qui combinent les sciences humaines à d’autres disciplines telles que les sciences naturelles, le génie ou les sciences de la santé?

Ted Hewitt : Ce type de collaboration est de plus en plus essentiel pour mettre les résultats de la recherche au service des citoyens. Par exemple, les travaux de Thierry Rodon, chercheur en sciences politiques à l’Université Laval, portent sur l'impact des industries extractives et l’adaptation au changement climatique, notamment en ce qui a trait à la participation des communautés dans la résolution de ces enjeux. Sur quelles disciplines appuie-t-il sa recherche? Les sciences politiques, la gestion des ressources naturelles, l’éducation, les politiques publiques et l’environnement.

Pour sa part, Juliana Alvarez, chercheuse postdoctorale à l’Université de Montréal, crée un rapprochement entre, d’une part, l’environnement socio-médical, et, d’autre part, la qualité des relations entre les professionnels de la santé et les utilisateurs, qu’elle invite à collaborer à la conception de prototypes technologiques qui seront utilisés en clinique. Pour ce faire, elle fait appel à la sociologie et au design industriel.

Découvrir : C’est là un bel exemple d’innovation technologique! Vous avez d’ailleurs écrit au sujet des liens entre les sciences humaines et l’innovation technologique. Pourriez-vous en dire plus sur ce type de multidisciplinarité?

Ted Hewitt : Vous faites sans doute allusion à l’article que j’ai rédigé l’année dernière en collaboration avec Ed Greenspoon. Dans cet article, nous expliquions les cinq étapes qui caractérisent le processus d’innovation et soulignions que seule la troisième étape (l’expérimentation) est fondée sur la technologie. Les quatre autres (la formulation d’idées et la mobilisation; la présélection des propositions et les stratégies pour convaincre; la commercialisation; la mise en place des mécanismes qui permettent de mener l’innovation à bon port) s’appuient sur le processus humain, cognitif et social. Alors qu’à l’étape de l’expérimentation il est question de technologie, durant les autres étapes, les connaissances issues de multiples disciplines sont mises à contribution.

Voilà qui démontre clairement le rôle des sciences humaines dans le processus d’innovation. Mais on ne s’en rend pas bien compte, car quand on parle d’innovation, on pense uniquement à la technologie. C’est là une vision très simpliste de la réussite en innovation, puisque l’aspect humain est en réalité au cœur même du processus d’innovation. Il est primordial de comprendre cela.

[...] on ne s’en rend pas bien compte, car quand on parle d’innovation, on pense uniquement à la technologie. C’est là une vision très simpliste de la réussite en innovation, puisque l’aspect humain est en réalité au cœur même du processus d’innovation. Il est primordial de comprendre cela.

Découvrir : Cela renverse la perspective des choses.

Ted Hewitt : Tout à fait! Le processus d’innovation est, de façon générale, de nature holistique. On doit donc l’aborder de cette façon.

Beaucoup de chercheurs en sciences humaines travaillent avec des innovateurs, mais, trop souvent, leurs travaux sont réalisés après la fin du processus d’innovation technologique. Cependant, il arrive parfois que la collaboration soit établie dès le début. Les subventions de développement de partenariats du CRSH encouragent justement une telle approche.

Ainsi, les chercheurs de diverses disciplines sont bien placés pour réfléchir au processus d’innovation et y contribuer.

Découvrir : Selon vous, où en est aujourd’hui la multidisciplinarité? Quels progrès restent encore à réaliser?

Ted Hewitt : Nous vivons aujourd’hui une période charnière, car nous priorisons encore principalement la recherche disciplinaire. D’ailleurs, la majorité des fonds de recherche sont basés sur une approche disciplinaire. Mais cette réalité est en train de changer. Actuellement, nous tentons de trouver de nouveaux moyens de financer ou d’appuyer les projets multidisciplinaires. Nous devons poursuivre les discussions avec la communauté des chercheurs pour établir un parfait équilibre entre le fait d’appuyer la recherche disciplinaire et le fait d’encourager la recherche multidisciplinaire. Je suis persuadé que cette dernière  prendra de l’ampleur compte tenu des enjeux pressants de l’heure, la complexité de la société mondialisée et les énormes avancées réalisées dans le domaine des connaissances scientifiques.

Toutefois, il est important de ne pas obliger les chercheurs qui travaillent dans une optique disciplinaire à modifier leur façon de faire. Pourquoi exiger qu’ils changent s’ils travaillent très bien comme cela? Un grand nombre d’entre eux travaillent aussi dans une optique à la fois disciplinaire et multidisciplinaire. Certains craignent que le CRSH donne la priorité à la recherche multidisciplinaire. Or celui-ci tient autant à appuyer les deux démarches. C’est aux chercheurs de décider de l’approche qu’ils souhaitent adopter. C’est vraiment une décision qui leur revient.

Certains craignent que le CRSH donne la priorité à la recherche multidisciplinaire. Or celui-ci tient autant à appuyer les deux démarches. C’est aux chercheurs de décider de l’approche qu’ils souhaitent adopter.

Découvrir : Autrement dit, le CRSH facilite la recherche et offre des opportunités aux chercheurs tout en leur laissant la liberté de création scientifique qui leur est nécessaire.

Ted Hewitt : J’ajouterais qu’il est important d’encourager de nouvelles méthodologies de recherche et de rester à l’affût des tendances. C’est un défi important compte tenu de la rapidité des changements qui s’opèrent dans le milieu de la recherche, mais c’est une tâche à laquelle le CRSH s’est attelé.

Découvrir : Les fonds de recherche jouent quand même un rôle d’orientation assez important, non?

Ted Hewitt : Tout à fait! Mais leur rôle n’est pas de diriger…

Découvrir : …mais plutôt de réfléchir?

Ted Hewitt : Exactement! Réfléchir à de nouveaux modèles de pensée et à de nouvelles approches et méthodologies. Encourager certaines avancées sans les imposer.

Découvrir : J’observe que les fonds de recherche évoluent en collaboration avec des chercheurs qui siègent à des comités de sélection ou qui prennent part à des consultations d’orientation. Le CRSH est-il un organisme de ce type collaboratif?

Ted Hewitt : Oui. Le CRSH est très présent sur le terrain. Maintenir un dialogue constant avec les personnes qui bénéficient de notre financement est la meilleure façon de connaître les changements qui s’opèrent en recherche et de répondre aux nouveaux besoins qui en découlent.

Toutefois, il y a certainement lieu de continuer à encourager de nouvelles façons de penser, d’agir et de décider. Je pense en particulier à une collaboration accrue entre le milieu de la recherche et les utilisateurs des résultats de recherche.

C’est pourquoi le CRSH doit aussi jouer un rôle de facilitateur. Il le fait notamment par l’entremise de forums organisés dans le cadre de l’initiative Imaginer l’avenir du Canada. Sans diriger la recherche, il crée ainsi les conditions nécessaires pour que des chercheurs de diverses disciplines et des intervenants de secteurs variés – qui n’ont pas (ou ont peu) l’habitude d’échanger ou de collaborer – se mettent à travailler ensemble.

Découvrir : Pour conclure, préférez-vous un préfixe à un autre : multi, pluri, inter, trans?

Ted Hewitt : Ha! [Rires]! Bonne question! En fait, on parle davantage de multidisciplinarité. Mais pour moi, le terme n’a pas beaucoup d’importance. Ce qui compte, c’est la collaboration et le résultat. Ce qui compte aussi, c’est la capacité de trouver la méthode de travail appropriée pour apporter des réponses aux questions posées.

Ce qui compte, c’est la collaboration et le résultat. Ce qui compte aussi, c’est la capacité de trouver la méthode de travail appropriée pour apporter des réponses aux questions posées.


  • Entretien avec Ted Hewitt
    Président du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada - CRSH

    Ted Hewitt a été nommé président du Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) en mars 2015. Auparavant, il était vice-président directeur et chef des opérations du CRSH. De 2004 à 2011, M. Hewitt a été vice-recteur (Recherche et relations internationales) à la Western University de London, en Ontario, où il était professeur de sociologie depuis 1989. M. Hewitt a effectué des recherches sur les politiques publiques au Brazil Institute du Woodrow Wilson International Center for Scholars, à Washington (D.C.). Éminent spécialiste des questions liées au Brésil, il a publié ses travaux dans des monographies, des ouvrages collectifs et diverses revues spécialisées. M. Hewitt est titulaire d’un doctorat en sociologie de la McMaster University.

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