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Mircea Vultur, Centre Urbanisation Culture Société – INRS

La surqualification est généralement considérée aujourd’hui comme faisant partie d’un ensemble de phénomènes négatifs qui émergent dans nos sociétés postindustrielles. On pourrait la définir comme la situation qui caractérise un individu dont le niveau de formation dépasse celui normalement requis pour l’emploi occupé.

Mircea VulturUn phénomène social

Abordé sous l’angle d’un problème social, le phénomène de la surqualification n’est pas nouveau. Il a déjà fait l’objet de recherches dans les années 1970 aux États-Unis1, ayant été analysé sous l’angle d’un surplus d’éducation par rapport aux besoins du marché du travail dû à une déconnexion entre les niveaux d’éducation des jeunes et la qualification nécessaire pour occuper les emplois disponibles.

Dans la même période, le Britannique Ronald Dore s’est également penché sur ce phénomène dans un livre au titre provocant, The Diploma Disease2, qui est devenu une sorte de litanie des critiques de la massification de l’enseignement universitaire.

Depuis, les études sur la surqualification se sont beaucoup développées, notamment en Europe occidentale; et à partir des années 2000, au Québec et au Canada, où l’on assiste à un regain d’intérêt pour ce thème. Plusieurs études statistiques ont ainsi mis en évidence l’étendue et l’évolution du phénomène dans le temps, en montrant, entre autres, que de 1990 à 2013, dans l’ensemble du Québec, la proportion des personnes surqualifiées est passée de 17,9% à 33,3%3. Trois personnes sur dix sont aujourd’hui surqualifiées par rapport à leur emploi. Cet afflux de surqualifiés sur le marché du travail interroge les perspectives professionnelles de cette catégorie de la main-d’œuvre, en lien avec les pratiques de recrutement et de gestion du personnel à l’œuvre dans les entreprises. 

De 1990 à 2013, dans l’ensemble du Québec, la proportion des personnes surqualifiées est passée de 17,9% à 33,3%. [...]. Cet afflux de surqualifiés sur le marché du travail interroge les perspectives professionnelles de cette catégorie de la main-d’œuvre, en lien avec les pratiques de recrutement et de gestion du personnel à l’œuvre dans les entreprises.

Dans ce court article, je me propose d’identifier les avantages et les désavantages qui découlent de l’embauche de surqualifiés, tels qu’ils ressortent du discours des directeurs des ressources humaines (DRH) interviewés dans le cadre d’une recherche qualitative que j’ai menée auprès de trente entreprises situées dans la région de Québec, ayant comme sujet les pratiques de recrutement, de sélection et de gestion de la main-d’œuvre. 

Les avantages

Sur le plan des avantages, les effets positifs identifiés dans le discours des DRH interviewés se déclinent sur deux plans : a) la capacité d’innovation et l’autonomie au travail attribuées aux surqualifiés et b) leur potentiel pour développer le « marché interne » de l’entreprise; ce « marché interne » réfère, dans ce contexte, au stock de personnel  existant dans une entreprise qui constitue le basin de recrutement prioritaire pour des postes anticipés à être ouverts dans la structure organisationnelle.  

Les DRH ont souligné, en premier lieu, que le principal avantage d’embaucher des surqualifiés tient au renforcement qu’offre ce type de main-d’œuvre à la capacité d’innovation de l’entreprise. Pour eux, les individus les plus diplômés sont plus créatifs que ceux qui possèdent moins de diplômes et plus autonomes dans leur travail; ils représentent un capital humain qui favorise l’innovation, comme le souligne ce DRH : 

"La personne plus diplômée que nécessaire pour un poste est plus autonome dans son travail; elle a un potentiel d’innovation qui fait avancer l’entreprise. Elle peut aussi développer plus facilement les compétences dont nous avons besoin par la formation en cours d’emploi", direction des ressources humaines d’une entreprise d’ingénierie, 2400 employés.

Le lien entre le progrès technique associé à la nécessité permanente d’innover et le recrutement de personnes surqualifiées n’est pas étranger à ce phénomène. Ayant des formations plus poussées que le nécessaire pour accomplir les tâches associées à leur poste, les surqualifiés sont une source d’idées et de nouvelles manières de faire. Le recrutement de surqualifiés répond ainsi à une demande des employeurs qui cherchent non seulement des travailleurs détenant une expertise technique, mais qui possèdent aussi une pensée critique et une capacité de raisonnement plus complexe, en phase avec les transformations rapides des processus productifs.

Pour d’autres DRH, l’embauche de surqualifiés constitue un moyen privilégié pour développer le marché du travail interne de l’entreprise dans l’objectif de renforcer la présence d’individus avec du potentiel dans la structure de la main-d’œuvre de leur organisation, comme le montre l’extrait d’entrevue ci-dessous : 

  • Dans certains cas, engager un surqualifié est un avantage sur le plan du capital humain à exploiter plus tard. Je vous donne un exemple : on a évalué une personne et on en est venu à la conclusion que cette personne était surqualifiée pour nos besoins. Elle avait une maîtrise et on lui offrait un poste de superviseur de production durant le soir qui ne demandait pas ce niveau de diplôme. Mais on a identifié cette personne comme un potentiel pour l’organisation, donc on lui a promis un cheminement de carrière. Pourvu que les résultats soient là, évidemment. Et cette personne, au début, je peux vous dire qu’elle n’était pas nécessairement très enthousiaste de commencer comme ça, mais aujourd’hui, elle a un poste conforme à sa formation et bien payé. Et elle est quasiment une ambassadrice pour nous; elle parle de son cheminement de carrière à l’intérieur de l’entreprise, des possibilités de développement qu’il y a chez nous. Elle était surqualifiée pour le poste en question, mais, étant donné qu’on a vu une possibilité de leader ou de relève, on l’a prise sur la base d’une entente réciproque. (DRH d’une entreprise d’alimentation, 425 employés). 

Cette situation particulière montre que les entreprises peuvent compenser le positionnement initialement défavorable d’un surqualifié par une gestion du personnel qui fait place à l’avancement professionnel. Cette façon d’appréhender la surqualification en tenant compte des possibilités du « marché interne » pourrait ainsi favoriser les « carriéristes » qui sont fortement centrés sur les motivations intrinsèques liées à la reconnaissance et à l’avancement professionnel de même qu’à la mise en valeur de leurs compétences. Elle montre également que les entreprises adaptent leur gestion de personnel au profil et aux attentes d’une main-d’œuvre surqualifiée, par des arrangements et négociations visant des avantages réciproques. 

Les désavantages

La valorisation des surqualifiés dans le discours de certains DRH est contrebalancée cependant par un certain nombre d’éléments soulevés par d’autres DRH qui mettent en évidence les désavantages encourus par l’embauche de ce type de main-d’œuvre. Ces désavantages ont trait :

  •  a) à la frustration au travail et à des anticipations non réalisées : « Parce que, généralement, ce qui s’installe chez les surqualifiés, c’est le mécontentement et la frustration. La personne est mécontente et elle se plaint de l’entreprise, alors que le problème, c’est qu’elle ne tire pas profit de ses compétences. »
  • b) à des relations tendues avec les collègues de travail et au manque de motivation : « Généralement, les surqualifiés amènent des problèmes dans le domaine des relations de travail. Souvent, de mauvaise humeur, ils entraient en conflit avec les autres employés. »
  • c) à des attentes salariales plus élevées : « Les surqualifiés nous coûtent trop cher. Tu prends quelqu’un qui sort de la maîtrise, il va chercher un salaire élevé. Il sort de l’école et il va chercher 75 000 $. Eh bien... It’s not gonna happen. Ce n’est pas réaliste. »
  • d) au risque de départ de l’entreprise : « J’hésite à embaucher une personne qui a un niveau supérieur de scolarité par rapport à ce que l’on recherche. Pourquoi? Parce que, on a des craintes que la personne va prendre le poste en attendant de se trouver autre chose; ça ne sera pas trop long qu’elle va partir. »

La signification sociologique pour le système éducatif

Devant cette situation, les responsables éducatifs font face au dilemme suivant : promouvoir une certaine planification de l’éducation par des politiques d’incitation et de coordination ou, dans la perspective libérale actuelle, laisser le marché libre réguler la demande d’éducation. La question qui se pose aux décideurs publics est celle de déterminer dans quelle mesure les systèmes éducatifs sont censés répondre à la demande des entreprises et quel est leur rôle par rapport à des objectifs qui dépassent le simple aspect économique de la vie sociale. Doit-on appliquer le « principe de la main-d’œuvre » ou le « principe du libre choix »4 ? Évidemment, ce dilemme n’est pas facile à résoudre et, pour des raisons économiques, mais aussi morales, les décisions publiques devront être prises en faveur d’un système d’enseignement qui s’attache à respecter le libre choix des étudiants et qui tente d’offrir de nouvelles « possibilités de bifurcation » à ceux qui ont pu errer dans leur choix initial. Le principe sous-jacent à cette orientation des politiques publiques repose sur l’idée que la liberté de choix est, en soi, une bonne chose et qu’elle conduit à une structure de qualification de la main-d’œuvre acceptable, même si imparfaite. L’inadéquation des diplômes aux besoins de l’économie doit être relativisée dans la mesure où le terme même de « besoin de l’économie » n’est pas précis et qu’il est sujet à plusieurs approches. 

La signification sociologique pour les entreprises

Quelle signification sociologique dégager de ces résultats de recherche, brièvement présentés? D’abord, on peut faire le constat que, devant l’accroissement du phénomène de la surqualification, les entreprises semblent prises entre deux types de gestion de cette  main-d’œuvre : une gestion de type « symbiose », appelée à entretenir avec les surqualifiés des affinités vocationnelles et une dynamique d’accommodement réciproque, et une gestion de type « surplus », basée sur l’évitement ou le rejet de cette main-d’œuvre pour différentes raisons. Si la surqualification peut être de court terme pour les individus, mais bel et bien permanente pour l’économie, il appert que, dans l’avenir, les entreprises seront amenées à privilégier une gestion de type symbiose de la surqualification et que ce processus est susceptible de changer les structures mêmes du monde économique.

D'abord, l’arrivée massive de surqualifiés sur le marché du travail est un facteur qui a contribué et contribue encore à une professionnalisation du travail, c’est-à-dire à la montée en puissance de professionnels, phénomène qui accompagne et génère un processus de plus en plus intense de technologisation de la production et de complexification de l’organisation des entreprises. Les surqualifiés changent les manières de faire le travail et contribuent à la métamorphose des processus de production.

En deuxième lieu, les entreprises semblent adapter leurs stratégies de recherche de gains aux compétences des individus surqualifiés par une gestion appropriée, afin de tirer profit de leurs compétences et de diminuer les risques de les voir quitter l’organisation. Enfin, l’augmentation du nombre de surqualifiés trouve, certes, ses origines dans la dynamique de fonctionnement du système de formation et dans les pratiques des entreprises, mais elle s’enracine, plus profondément, dans un changement culturel de grande envergure qui s’est déroulé sur toute la période fordiste et postfordiste, ayant en son centre, l’éducation comme valeur sociale. Ce changement s’amplifiera, sans doute, dans les années à avenir. 

Les entreprises semblent adapter, par une gestion appropriée, leurs stratégies de recherche de gains aux compétences des individus surqualifiés, afin de tirer profit de leurs compétences et de diminuer les risques de les voir quitter l’organisation.

  • 1Freeman R. B. (1976), The Overeducated American, Academic Press, New-York.
  • 2Dore, R. (1976), The Diploma Disease Education, Qualification and Development, London: George Allen & Unwin.
  • 3Vultur, M. (2014), La surqualification au Québec et au Canada, Québec, Presses de l’Université Laval.
  • 4H. R. Bowen (1977), « L’université et les besoins en main-d’œuvre », dans Dialogue, Vol. 8, No. 4, p. 78-87.

  • Mircea Vultur
    Centre Urbanisation Culture Société – INRS

    Mircea Vultur (PhD en sociologie, Université Laval, 2001) est professeur titulaire à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS) au Centre Urbanisation Culture Société . Il est coresponsable du Comité international de recherche « sociologie du travail » affilié à l’Association internationale des sociologues de langue française (AISLF) et Fellow au Centre interuniversitaire de recherches en analyse des organisations (CIRANO). Professeur invité dans plusieurs universités européennes et sud-américaines (Université de Bretagne Occidentale, Université Fédérale de Santa Catarina, Université Unilasalle, Université d’Aix-Marseille). Auteur ou coordonnateur de huit livres parmi lesquels La signification du travail (prix Turgot 2010 de la Fédération francophone des affaires). Domaines d’expertise : sociologie du travail et de la formation, jeunes et insertion professionnelle, valeur des diplômes et surqualification, précarité et emploi atypique, agences de travail temporaire. 
     

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