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Dimitri Della Faille, Université du Québec en Outaouais

Notre ouvrage se situe quelque part entre une publication classique (style académique, problématisation, analyses, résultats et bibliographie) et une publication émergeant du milieu de la pratique musicale avec des codes stylistiques différents.

Présentation du livre à Manille aux Philippines - © Tengal.
Présentation du livre à Manille aux Philippines. Crédits : Tengal.

Publier autrement

Il y a quelques mois, avec mon collègue Cedrik Fermont, j’ai publié un livre en anglais intitulé Not Your World Music: Noise in South East Asia, qui porte sur la musique bruitiste (Noise Music) en Asie du Sud-Est. Ce genre musical regroupe plusieurs scènes de musique alternative expérimentale qui se caractérisent, entre autres, par l’exploration sonore extrême et le refus de certains codes esthétiques de la musique populaire. Cet ouvrage est le résultat de plus de deux ans de recherche commune.

Dans la manière dont les sciences font connaître leurs résultats de recherche, et dans leur mode d’insertion sociale, il me semble que ce livre se distingue, tant par son contenu que par la façon dont il a été réalisé et est actuellement diffusé. Je ne prétends pas qu’il soit unique au point de se démarquer totalement des démarches propres aux sciences sociales, mais je pense qu’il s’agit là d’une « expérience » donnant l’occasion de s’interroger et de proposer des pistes de réflexion à propos des transformations mentionnées. 

Décloisonnement des sciences sociales

Si ce livre se distingue, ce n’est certainement pas parce qu’il est accompagné d’un disque compact musical! Ce n’est pas non plus par son point de vue radical. Et ce, même s’il propose une trop rare analyse féministe et anticoloniale des arts et de la culture dans le contexte d’une mondialisation capitaliste. De fait, nous réévaluons dans cet ouvrage une série de présupposés en histoire et en sociologie des arts qui, d’une part, passent sous silence le rôle des femmes, et, d’autre part, cantonnent la musique non européenne dans des genres musicaux associés au folklore ou à la « musique du monde », catégorisation qui présupposerait une sorte d’infériorité. 

Notre ouvrage se situe quelque part entre une publication classique (style académique, problématisation, analyses, résultats et bibliographie) et une publication émergeant du milieu de la pratique musicale avec des codes stylistiques différents. Nous visions à concourir au décloisonnement des savoirs pour y inclure les savoirs de pratique. Ainsi, mon collaborateur et le co-auteur de ce livre, Cedrik Fermont, est musicien et n’a pas de formation universitaire. Sa contribution à parts égales à cet ouvrage participe de cette idée de coproduire de la connaissance avec et pour la communauté.

Une manière de décloisonner les sciences sociales est de ne pas concevoir les individus comme des objets de recherche, mais comme des acteurs à part entière de la production de connaissance. Dans cet ouvrage, par exemple, un des chapitres est cosigné par la douzaine de personnes interrogées pour une partie de notre recherche. Ces personnes sont ainsi considérées comme autant d’auteurs de cette recherche. 

Autopublication

Notre ouvrage participe aussi aux transformations du monde de la publication et de la diffusion des résultats de la recherche scientifique. 

Plusieurs d’entre nous, en sciences sociales, avons subi à de nombreuses reprises de grandes frustrations dans nos interactions avec le monde de l’édition : délais interminables, coûts élevés, ou encore, demandes d’adapter notre style. Pour la diffusion des résultats de notre recherche, nous avons décidé d’éviter ces éventuelles insatisfactions. Ainsi, ce livre emprunte son mode de publication à la philosophie et à l’éthique « Do It Yourself » des sous-cultures et de la musique alternatives. Afin de nous assurer d’une liberté totale quant au contenu, au mode de distribution, au prix, au calendrier et aux délais, nous avons décidé de publier l’ouvrage nous-mêmes. 

Entre autres avantages, l’autopublication rend le produit accessible au plus grand nombre. Il est vendu pratiquement au prix coûtant, ce qui est également révélateur de notre éthique. Et c’est un succès! Quatre mois à peine après sa publication initiale, près de 450 copies « papier » du livre ont été distribuées. Ce sont principalement des ventes. Ces chiffres sont exceptionnels si l’on considère que l’ouvrage est également offert gratuitement en version électronique. Notre objectif était de nous assurer d’une diffusion globale du contenu de l’ouvrage auprès des personnes qui sont les premières concernées, mais qui n’ont pas les moyens d’acheter une copie imprimée, même à prix minime. Ainsi, nous avons fait le pari de le diffuser aussi gratuitement sur internet en format PDF. On peut déjà mesurer concrètement les fruits de cette gageure, palpables, entre autres, en constatant que nous avons déjà des recensions dans une demi-douzaine de langues!

Si cette autopublication offre l’avantage de limiter les stocks et les éventuels coûts tels la publicité liée à la mise en marché ou la rémunération des intermédiaires, le plus grand bénéfice réside dans la possibilité de mettre l’ouvrage à jour continuellement. L’autopublication donne la possibilité de diffuser de nouvelles versions dès qu’elles sont prêtes, sans coûts additionnels significatifs.

Il existe cependant certains inconvénients indéniables. Entre autres, la diffusion de la version « papier » du livre dépend de notre propre capacité à le mettre en marché. Pour des raisons de coûts, nous avons choisi de rester à l’extérieur du réseau de distribution des livres savants. Il nous a fallu trouver des distributeurs alternatifs et indépendants, auxquels nous vendons le livre au prix coûtant. De plus, ne recevant pas l’aval d’une maison d’édition universitaire, nous ne pouvons tirer parti du capital de crédibilité qui serait associé à une telle alliance. Ceci peut nuire à la réception de l’ouvrage par les institutions des sciences sociales qui ont tendance à favoriser certains formats convenus ou styles attendus. Il se peut également que différents comités appelés à se pencher sur la qualité de ma production scientifique ne considèrent ni la valeur sociale de cet ouvrage ni son impact. 

Sociofinancement

Un des enjeux croissants de la recherche en sciences sociales est le coût de la diffusion des résultats. Les maisons d’édition prennent de moins en moins de risque et publient, en majorité, des ouvrages totalement subventionnés. Les revues de prestige exigent des contributions financières extrêmement élevées afin de publier des articles en accès libre. Tout cela contribue potentiellement à créer de plus grandes inégalités dans la diffusion des résultats de recherche.

La publication de notre ouvrage n’a été soutenue ni par de trop rares fonds de recherche ni même par des subventions internes ou externes. Afin de financer notre autopublication, nous avons fait appel à une campagne de sociofinancement ou financement participatif (crowdfunding) sur une plateforme en ligne. Lors de cette campagne qui a eu lieu à l’automne 2015 aux dernières étapes de la rédaction, nous avons atteint notre objectif initial en moins de huit heures et nous l’avons doublé en 24 heures. Il a même été quintuplé à la fin de la campagne! Mon université n’a assumé aucun coût lié à l’impression du livre. 

En continuité avec notre objectif de rendre disponible cette connaissance aux personnes qui sont les premières concernées, le succès de la campagne de sociofinancement nous a permis de donner des copies à toutes les personnes qui ont contribué au contenu et à la recherche. Également, nous avons pu en distribuer gratuitement à des centres de documentation et des centres culturels en Asie. 

On pourrait objecter que le succès de cette campagne de sociofinancement réside dans le fait que Cedrik et moi sommes très actifs sur la scène musicale depuis les années 1990. Or, on peut imaginer qu’une personne en mesure d’interpeler une communauté ou un groupe social concernés par ses recherches pourrait envisager de reproduire une telle formule de financement. 

Comment, pourquoi et pour qui faisons-nous de la recherche?

On peut déplorer un grand nombre de transformations contemporaines qui traversent et affectent les sciences sociales. Mais une transformation que je ne regrette certainement pas est le sens accru de la responsabilité sociale et l’émergence d’une réflexion critique à l’égard du rôle du discours des sciences sociales dans le maintien de certaines exclusions sociales et marginalisations. 

Si je fais de la recherche, c’est parce que je suis préoccupé par différentes dynamiques sociales de marginalisation et d’exclusion. C’est aussi en grande partie pour interpeler la communauté des pairs, mais surtout, pour contribuer à un affranchissement des groupes sociaux aux prises avec ces dynamiques. Comment je le fais? Une des pistes que j’explore est de changer mon rapport à la recherche et à la diffusion des résultats. Ainsi, je considère les personnes avec qui j’interagis comme des égaux, comme des acteurs de la recherche et non pas comme des objets. Je le fais également, en refusant les limites imposées par des traditions dans le financement et la diffusion des résultats des recherches. 


  • Dimitri Della Faille
    Professeur·e d’université
    Université du Québec en Outaouais

    Dimitri Della Faille est professeur en développement international au Département des sciences sociales de l’Université du Québec en Outaouais. Il est détenteur d’un doctorat en sociologie de l’UQAM et d’un DEA en sociologie de l’Université Libre de Bruxelles. Spécialiste en analyse du discours et en études postcoloniales, il effectue des recherches principalement en Amérique latine et en Asie.

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