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Emmanuelle Avon, Université du Québec en Outaouais
Le management technique a servi la mise en place de l’État providence émergeant des politiques libérales de l’Après-Guerre, et aussi, paradoxalement, son "démantèlement" depuis les années 1980 par le biais des politiques néolibérales.

Les recherches en sciences administratives reconnaissent trois grands modèles de management : traditionnel, social et technique. Le management technique, aujourd’hui en cours dans les administrations publiques, comme dans beaucoup d’entreprises, s’est démarqué, dès sa création au début du 20e siècle, en s’appuyant sur la connaissance scientifique pour optimiser voire maximiser son efficacité. Et, on peut dire sans trop se tromper que les chiffres et la quantification ont servi d’assise à cette approche.

Modèle technique du management

Les principes gouverneurs du management technique sont vus comme scientifiques dans la mesure où ils se fondent sur des principes systémiques, stratégiques, quantitatifs, objectifs. Ils sont aussi considérés comme étant universalistes et politiquement neutres. Ce management technique appliqué à l’administration publique fait rupture avec l’approche bureaucratique de règles et procédures du 19e  et 20e siècle, telle que décrite par Max Weber (1921). Le management technique s’annonçait alors comme étant la forme du progrès pour le management des organisations modernes du 20e siècle.

Le management technique n’aurait donc pas de visée politique autre que d’offrir une pratique managériale optimale et mesurable. Et dans les administrations publiques, ce management est devenu l’instrument permettant l’application efficace des projets de société ambitieux et servant l’intérêt général. Au cours du 20e siècle, le management technique a contribué au déploiement du système de recherche en lien avec l’enseignement afin de soutenir la société et ses industries en pleine expansion économique et technologique. Il a servi la mise en place de l’État providence émergeant des politiques libérales de l’Après-Guerre, et aussi, paradoxalement, son « démantèlement » depuis les années 1980 par le biais des politiques néolibérales (Bertrand 2012). Il est, pour ainsi dire, au service de son maître.

Sous la vision du Nouveau Management Public (NMP)

Aujourd'hui, le management technique est donc passé sous la pratique du Nouveau Management Public, une vision du management qui amalgame gestion du publique et gestion du privé. Trois grands paramètres font consensus dans la littérature pour le définir :

  • Gérer sous les principes d’un marché abstrait et artificiel;
  • Produire plus avec moins, sans regard des conséquences sur la main-d’œuvre;
  • Transformer le citoyen-utilisateur en client.

Depuis la crise de 2008, le NMP n’a pu démontrer sa capacité à éviter les conséquences sociales (Gow 1975, 1993). De plus, il affaiblirait l’autonomie managériale de l’administration publique à l’assujettissant à des idéologies politiques et en affaiblissant les capacités des fonctionnaires à intervenir adéquatement en termes de compétences et à en temps réel dans des situations problématiques. Outre l’administration publique en générale, la question est de savoir comment le NMP affecte la recherche et les chercheurs universitaires.

Les effets pathogènes sur la recherche

L’essentiel des critiques formulées envers le NMP s’appuie sur le modèle du management social. Elles s’articulent autour des dimensions politiques, symboliques, psychologiques et cognitives (Déry 2010). Selon les études empiriques inspirées du management social, le NMP a sans contredit des effets pathogènes sur le milieu de la recherche (Abord de Chantillon et Desmarais 2012, Siltala 2013).

Ce tableau reprend plusieurs études portant sur les universitaires. À l’échelle du politique, les pertes de pouvoir et de contrôle se font ressentir au niveau des coûts humains, entre autres, dans le rapport de force envers les dirigeants des universités. Au niveau psychologique, il se dégage une certaine détérioration de l’expérience humaine et sociale du milieu de travail dans les universités. Au niveau cognitif, les universitaires font l’expérience de nouvelles exigences administratives d’autocontrôle de gestion ainsi que d’une certaine fatigue dans l’exercice de leurs fonctions intellectuelles. Enfin, au niveau symbolique, l’ensemble des trois autres dimensions contribue à la perte de sens face au travail et à l'affaiblissement du prestige social lié au statut d'universitaire.

Pourtant, sans minimiser les conséquences des effets pathogènes du NMP les universitaires demeurent motivés et mobilisés à présenter des projets de recherche en lien avec les besoins de la société civile. En fait, ces liens avec le milieu font contrepoids au sentiment d’une certaine perte de sens au travail.

L’avenir de la recherche

Le NMP muni de ses indicateurs chiffrés et de ses calculs à court terme a grandement affecté l’administration publique en général, et fortement coloré la culture et les conditions de travail des chercheurs universitaires. Pourtant, les recherches empiriques et littéraires sur l’organisation du travail de la recherche et de l’innovation universitaires n’indiquent aucun ralentissement de production. On voit même poindre de nouvelles formes, mieux adaptées, d’organisation de travail de recherche pour satisfaire les besoins croissants (Touati et Denis 2013).  Aussi, on observerait de l’ensemble de la production de recherche produite sous le NMP, une plus grande sensibilisation des chercheurs envers les besoins de la société civile dans le choix de ses projets de recherche et d’innovation.

En conclusion, même si le management technique porte flanc aux critiques du management social, et avec raison, les résultats portent à croire que les conséquences de la maximisation de la recherche du NMP génèrent aussi des résultats positifs en termes de recherche et d’innovation. Ceci dit, les effets pathogènes sociaux vécus par les universitaires doivent prendre l’avant-scène quant aux nouveaux défis d’amélioration du management technique, et ce, dans la tradition du management depuis plus d’un siècle.

Références :

  • Abord de Chatillon, Emmanuel et Desmarais, Céline (2012), « Le Nouveau Management Public est-il pathogène? », Management International, vol.16, no.3, p.10-24.
  • Bertrand, Benjamin (2012), État-providence et libéralisme redistributif : entre « nouveau » et « néo » libéralisme, Mémoire de maîtrise en sciences politiques, UQAM.
  • Déry, Richard (2010), Les perspectives de management, Montréal, JFD éditions.
  • Gow, James, Iain (1993), “Les problématiques changeantes en administration publique (1965-1992)” Politique, no.23, p.59-105.
  • Gow, James, Iain (1975), “L’histoire de l’administration publique québécoise” Recherches sociographiques, vol.16, no.3, p.385-411.
  • Hood, Christopher, (1991), “A Public Management for all Seasons?”, Public Administration, vol.69. no. 1, p.3-19.
  • Siltala, Juha (2013), “New Public Management: The Evidence-Based Worst Practice?”, Administration and Society, Sage, vol. 45, no 4, p.468-493.
  • Touati, Nassera et Denis, Jean-Louis (2013), “Analyse critique de la littérature scientifique portant sur l’innovation dans le secteur public: bilan et perspectives de recherché prometteuses”, Revue d’analyse compare en administration publique, vol. 19, no. 2, p.1-21.
  • Weber, Max (1921) “La domination légale à direction administrative bureaucratique”, Économie et Société, Tome 1, Les catégories sociologiques, Paris, Agora, Plon, 1971, 1995, p.317-338.

  • Emmanuelle Avon
    Université du Québec en Outaouais

    Emmanuelle Avon est professeure au Département des sciences administratives de l’Université du Québec en Outaouais depuis 2005. Ses recherches portent sur l’ontologie du changement, les théories du changement et la gestion du changement des organisations ainsi que l’innovation économique et sociale.

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