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Hugo Bonin, Université du Québec à Montréal

À partir du 6e siècle av. J.-C. et pendant plus d’un siècle, Athène va combler près d’un millier de postes administratifs et gouvernementaux (magistrats, fonctionnaires, inspecteurs) à l’aide du tirage au sort.

[Ce texte est parmi les trois lauréats 2015 du Concours de vulgarisation de la recherche de l'Acfas, parrainé par le Secrétariat à la politique linguistique du Québec].

Pouvons-nous imaginer que nos politiciens ne soient plus élus, mais plutôt tirés au sort? Cette idée nous semble étrange, pourtant c’était une pratique courante dans la cité d’Athènes. En effet, à partir du 6e siècle av. J.-C. et pendant plus d’un siècle, cette ville va combler près d’un millier de postes administratifs et gouvernementaux (magistrats, fonctionnaires, inspecteurs) à l’aide du tirage au sort. De plus, chaque jour, les centaines de jurés siégeant aux différents tribunaux seront eux aussi choisis au hasard. Si nous avons conservé cette dernière pratique pour juger du sort juridique de nos concitoyens, ne pourrait-on pas aussi remettre à nouveau au hasard leur sort politique.

Pas d’élection à Athènes

À la différence d’Athènes, notre système politique est basé sur l’élection. Or, quelque chose ne tourne pas tout à fait rond, puisqu’on constate, entre autres, une baisse constante du taux de participation aux élections, tant au Canada que dans l'ensemble de l'Occident. Il existe plusieurs causes à cette tendance : corruption, langue de bois des politiciens, mensonges flagrants, affaiblissement des partis traditionnels, influences des groupes de pression, puissance des relations publiques, etc.

En réaction au déclin de la participation, une panoplie de solutions sont mises de l’avant : réforme électorale, contrôle des dépenses ou encore vote obligatoire. Ces propositions restent cependant centrées sur la question de l’élection, et bien que discutées depuis nombre d’années, cet angle d'approche semble bloqué. Il vaut alors la peine de se pencher sur l’utilisation du tirage pour ouvrir de nouvelles pistes vers un renouvellement de notre démocratie, qui en a bien besoin, il me semble...

Démocratie et élection, une relation compliquée

Pour plusieurs penseurs politiques, d’Aristote (384-332 av. J.-C.) à Montesquieu (1689-1755), la manière de choisir un gouvernement dépend de sa « nature », soit monarchique, aristocratique ou démocratique. . Ainsi, selon ces auteurs, l’élection est considérée comme aristocratique (favorisant une élite) tandis que le tirage au sort, lui, est démocratique (favorisant l’ensemble du peuple). En effet, le principe même d’élection implique une distinction d’une personne vis-à-vis des autres. Ainsi, si je décide de voter pour le candidat B, c’est que celui-ci m’apparait « meilleur » que les candidats A et C. Bien sûr, d’autres raisons peuvent me pousser à voter pour B, mais, généralement, les électeurs votent pour le candidat (ou le parti) qui leur semble supérieur. Le tirage au sort engage un principe différent : il n’y a pas de « meilleur » candidat quand il s’agit de décider de questions politiques, tous sont égaux. Alors, l’objectif n’est plus tant de savoir qui va gouverner, mais plutôt de mettre en place un système qui donne à tous une possibilité égale d’accès aux postes de pouvoir.

L’idée de pourvoir des postes politiques à l’aide du tirage au sort a cependant été écartée par les hommes politiques modernes. En effet, tant les révolutionnaires américains et français que les Pères de la Confédération canadienne avaient une vision plutôt élective et élitiste : créer un système politique qui, à travers des élections où seule une partie de la population pourrait voter, leur permettrait de garantir la stabilité politique – et de conserver le pouvoir. Chez certains auteurs (Harrington, Montesquieu, Paine), l’option du tirage au sort fut évoquée, mais souvent minimisée ou rejetée : en ouvrant ainsi l’arène politique à tous, on reconnaissait implicitement une égalité qui mettrait en péril la survie de l’élite politique et sociale. 

Depuis, la lutte pour le suffrage universel a permis de rendre les élections plus démocratiques puisque tous peuvent voter. Cependant, l’aspect aristocratique de l’élection n’a pas disparu : on constate par exemple que les députés sont majoritairement des hommes, blancs, âgés et aisés, alors que la population qui les élit est beaucoup plus diversifiée.Il en est ainsi parce que l’élection des députés, même dans nos démocraties modernes, se fait selon le principe de distinction : le candidat qui récolte le plus de votes est celui qui a été considéré comme « meilleur » par la population. Or, plusieurs travaux de sociologie électorale démontrent que ce qui est jugé meilleur au sein d’une société est souvent le reflet de ce qui est valorisé par ses élites. En ce sens, l’élection est toujours aristocratique : elle donne le pouvoir à une minorité, qui est choisie par un processus favorisant les individus issus des élites.

Tirage au sort : expériences actuelles

Tout comme à « pile ou face », le tirage au sort possède deux côtés : il est à la fois neutralisant et égalitaire. D’un côté, le tirage au sort revêt un aspect « neutre » : en enlevant le facteur humain de l’équation, il permet notamment d’éviter la corruption de la sélection. De l’autre, le recours au sort est par nature fondamentalement égalitaire : tous sont considérés comme également compétents sur le plan politique et tous ont ainsi les mêmes chances d’être sélectionnés.

Depuis les années 1970, on assiste à un retour du tirage au sort sur la scène politique. La plupart de ces expériences contemporaines mettent l’accent sur le premier aspect, la neutralité, plus rarement sur le second, l’égalité. Ainsi, certains États, dont le Québec, ont formé des « jurys citoyens » où des individus, sélectionnés au hasard et épaulés par des administrateurs, ont rempli différentes tâches : allocation de budget à l’échelon local, discussion sur des problèmes précis, etc.

En Colombie-Britannique et en Ontario, des « assemblées citoyennes sur la réforme électorale » ont été créées. Dans chaque cas, plusieurs milliers de noms inscrits sur les listes électorales ont été tirés au sort et évalués pour aboutir à une centaine de participants. Après plusieurs mois de discussions, ces assemblées ont soumis, par référendum, leurs propositions à l’ensemble de la population.

Renouveler notre démocratie

Les expériences précitées, nombreuses et diverses, ont en commun de considérer que le tirage au sort permet de choisir de manière neutre des citoyens pour participer au processus politique. Considérant l’immobilisme qui peut résulter des affiliations marquées à des partis ou des idéologies opposés, ce recours au hasard est assurément une avenue fructueuse pour débloquer et innover en politique.

Il est toutefois intéressant de se pencher plus profondément sur le potentiel égalitaire du tirage au sort. L’utilisation du hasard en politique implique que chacun est considéré comme aussi apte qu’un autre à la gestion des affaires publiques. À l’heure où être politicien est une carrière et où la distance entre gouvernants et gouvernés ne cesse de se creuser, cette idée peut sembler quelque peu incongrue.

Pourtant, c’est précisément parce que la politique est en train de devenir une affaire de professionnels – avec tous les avantages et inconvénients que cela implique – qu’il est urgent de considérer d’autres façons de dynamiser notre système politique. Le tirage au sort n’est bien entendu pas une solution miracle, mais bien un outil de plus à ajouter à notre arsenal démocratique. Alors que notre civilisation s’est en grande partie bâtie sur l’héritage grec, peut-être serait-il temps de ressusciter cette pratique qui est loin d’être désuète.


  • Hugo Bonin
    Université du Québec à Montréal

    Peu de choses me destinaient à la philosophie politique. Plus jeune, j’oscillais entre théâtre et journalisme, mais la politique m’intéressait peu. C’est les hasards de la vie qui m’ont mené à atterrir en science politique à l’Université du Québec à Montréal. Me surprenant moi-même, je m’y suis épanoui et me suis découvert une passion pour l’infra-politique. Cette politique qui se joue au jour le jour, loin des projecteurs. La politique qui m’intéresse, c’est celle qu’on retrouve dans les rapports de genres, dans les salles de classes, dans la rue et dans les assemblées où tous peuvent parler.Ce n’est donc pas par hasard que j’en suis venu à m’intéresser à la question du tirage au sort. En mettant de l’avant la compétence de « n’importe qui » s’occuper des affaires publiques, cette méthode de sélection permet d’élargir notre horizon démocratique. Considérant les problématiques auquel notre système politique fait face (abstentionnisme, corruption, etc.), tant les utilisation actuelles qu’anciennes du tirage au sort méritent selon moi qu’on s’y attarde. Je souhaite ainsi développer une analyse plus poussée du tirage au sort et des conditions qui permettent de réaliser son potentiel égalisateur .

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