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Michel Dion, Université de Sherbrooke
Découvrir - Février 2015
Ce que Proust, Dostoïevski, Musil et Kundera nous enseignent et que je retiens comme un défi fondamental lancé à la vie organisationnelle, c’est que chacune et chacun menons une existence qui est marquée sous le sceau de l’in-certitude.

 

Littérature et organisation. Regards nouveaux sur la vie organisationnelle à partir d’œuvres de romanciers du 19e et du 20e siècle, Éditions Nota bene, 2011.

La littérature est encore peu utilisée dans les cours offerts par les écoles ou les facultés d’administration. Elle est pourtant des plus pertinentes pour l’éducation des émotions. Et s’il est un lieu riche en émotions, souvent complexes, toujours difficiles à décoder, c’est bien la vie au travail.

Dans Littérature et organisation, j’ai analysé des œuvres littéraires afin d’en tirer tout ce qui pourrait être utile à une meilleure compréhension de cette vie organisationnelle. Sans chercher à restreindre l’aspect polysémique des œuvres littéraires elles-mêmes. Sans chercher à enfermer l’écrivain dans une interprétation spécifique. Sans tenir pour acquis que les notions discutées dans ces œuvres, même quand elles sont d’ordre philosophique, sont nécessairement transférables à la vie organisationnelle.

Les défis de la vie organisationnelle 

Je me suis concentré sur des romanciers du 19e et du 20e siècle, car la Révolution industrielle a changé notre vision du monde, notre façon de voir la consommation, la production, les échanges commerciaux et le milieu des affaires en général, et parce que tout cela résonne encore aujourd’hui.

Les quatre écrivains choisis ont écrit des œuvres pouvant nous faire mieux saisir divers aspects de quatre grands défis relatifs à la vie organisationnelle.

Le défi esthético-spirituel. Marcel Proust (1871-1922) m’a semblé un choix évident, puisque, à travers À la recherche du temps perdu, nous pouvons trouver des notions utiles à la description des enjeux liés à la connaissance de notre milieu organisationnel et à la capacité d'y rechercher la vérité et le bonheur. On y trouve, entre autres, cette réflexion sur la tension entre faits et croyances : Proust écrit que les faits ne pénètrent pas là où coexistent les croyances, ce qui ne signifie pas que les croyances ne sont pas concernées par les faits. Les croyances naissent, se développement et meurent, en étant en interaction avec les faits, mais sans être pour autant absolument déterminées par eux. Proust ajoute que les faits peuvent contredire nos croyances, sans pour autant les affaiblir. C’est dire la puissance des croyances!

Pour leur part, les croyances organisationnelles constituent plus généralement des affirmations non empiriques sur des réalités de la vie en milieu de travail. Peu importe les faits observables, ces croyances pousseront les employés ou les gestionnaires à agir, à penser ou à être d’une certaine manière.Le défi intellectuel. D'emblée, Robert Musil (1880-1942) apparaissait un incontournable à cet égard, fasciné qu’il était par l'histoire des idées dans sa somme L'homme sans qualités. Les milieux organisationnels, par exemple, regorgent de gens qui sont certains de détenir la vérité absolue, ou du moins de saisir optimalement ce qu’il y a d’essentiel en elle. Une telle certitude non seulement détruit le tissu relationnel dans l’organisation, mais elle est aussi, et surtout, fondamentalement fausse. Musil affirmait que notre savoir dans tous les domaines est perforé d’abîmes, qu’il se réduit à des fragments épars sur un insondable océan. Pourtant loin de désespérer, nous nous sentons aussi sûrs qu’en terrain solide. Si nous n’avions pas ce sentiment de fausse sécurité, nous nous sentirions écrasés par l’indigence de notre esprit. Aussi ce sentiment nous accompagne-t-il toujours, il assure même notre cohésion interne. Il protège à tout instant notre intelligence, disait Musil. S’il n’existait pas, nous nous affaisserions.

«Musil affirmait que notre savoir dans tous les domaines est perforé d’abîmes, qu’il se réduit à des fragments épars sur un insondable océan».

Le défi psychosociologique. La dynamique des rapports sociaux et l'analyse psychologique qu'elle suppose m’ont semblé parfaitement intégrées à l'œuvre de Fedor Dostoïevski (1821-1881). Si je cherchais à illustrer les pièges et les défis d'une harmonie relationnelle dans les organisations, Dostoïevski serait tout indiqué. L’auteur identifie, entre autres, sept catégories de personnes frustrées que nous pouvons aisément reconnaître dans nombre de milieux de travail.

  • Les gens qui manifestent beaucoup de bienveillance dans les rapports qu’ils entretiennent en société, mais qui, dès que quelque chose leur déplaît, perdent instantanément l’élégance de leur caractère.
  • Les gens incapables de dissimuler leurs désirs et qui ont un besoin irrésistible de les exprimer immédiatement.
  • Les gens qui sont éternellement mécontents de quelque chose et qui gardent toujours en réserve une parole empoisonnée.
  • Les gens qui trouvent dans leur grande susceptibilité un immense plaisir. Quand on touche plus profondément à cette susceptibilité, il leur est alors plus agréable d’être offensé que de ne pas l’être.
  • Les « gens du reproche », ceux qui s’acharnent sur les autres et leur reprochent leur manque de sens pratique. Ces gens sont incapables d’évaluer leur propre conduite de manière critique.
  • Les gens qui essaient de montrer, par leurs attitudes et conduites, qu’ils connaissent tout. Mais ce dont ils connaissent tous les détails est souvent très limité.
  • Les « entêtés », ces personnes, souvent très intelligentes, qui s’efforcent à tout prix de défendre des paradoxes incroyables. Elles ont tant souffert pour leurs idées qu’il leur est trop difficile, pour ne pas dire impossible, d’y renoncer.

Le défi sociopolitique. Par son analyse pointue des ambiguïtés de la vie, le romancier Milan Kundera (1929- ) parvient à éclairer mon propos, et ce, de multiples manières et sur des sujets que peu d'autres avant lui avaient réussi à traiter d'une façon tant littéraire que philosophique. Courage, liberté et compassion constituent les trois portes qui nous ouvrent le chemin pour tenter de comprendre et d’interpréter tant les ambiguïtés de la vie organisationnelle que la révolution sociale. Il n’y a pas de courage sans exercice de la liberté, mais cela nous octroie le devoir de trouver un sens à cette liberté. Liberté souvent « idéalisée » comment étant un « tout permis ». Pour Milan Kundera, ce n’est pas là une authentique liberté. Car il n’y a pas de liberté sans responsabilité,  ni de responsabilité sans liberté. Et changer le monde ne peut se faire sans le pouvoir de la compassion, croyait Kundera.

La vie organisationnelle est un narratif

Telle qu’éclairée par l’œuvre littéraire de ces quatre grands romanciers, la vie organisationnelle m’est ainsi apparue comme un narratif. Dans ce récit continu qui meuble notre vie de tous les jours, Dostoïevski rappelle que les « hommes ordinaires » sont, à chaque instant, un maillon indispensable dans la chaîne des événements de la vie, et en ignorant les êtres « ordinaires », le romancier blesserait la vraisemblance de la réalité qu'il veut peindre. Ainsi, la vie organisationnelle se construit tous les jours par et avec ces gens ordinaires. Ce que fait le romancier, affirmait Dostoïevski, c'est de découvrir des nuances intéressantes ou instructives parmi ces hommes et ces femmes.

La vie organisationnelle comme narratif est un fil de visions parallèles et complémentaires, quelquefois contradictoires ou équivoques, qui coexistent dans et à travers l'histoire d'une organisation. Ce narratif révèle des dimensions du vivre-dans-une-organisation qui, autrement, seraient encore cachées.

«La vie organisationnelle comme narratif est un fil de visions parallèles et complémentaires, quelquefois contradictoires ou équivoques, qui coexistent dans et à travers l'histoire d'une organisation».

En parlant de l’apport de l'écrivain, Marcel Proust affirmait que ce dernier était la révélation de la différence qualitative qu'il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s'il n'y avait pas l'art, resterait le secret éternel de chacun (Le Temps retrouvé, p. 257). C'est un peu de cette manière que nous devrions voir la vie organisationnelle en tant que narratif. Elle dé-voile. Elle révèle ce qui fait l'essence même du vivre-dans-une-organisation. La vie organisationnelle comme narratif est interprétée (lue), écrite (traduite, transcrite) et réinterprétée par tous ceux et celles qui la tissent, de jour en jour.

La vie organisationnelle et l’in-certitude existentielle

Comme la vie est changeante et intangible, nous n'arrivons pas à circonscrire aisément l'influence que nous pouvons avoir exercée sur elle. La vie est in-certaine : l’absence de certitudes absolues nous renvoie constamment à nos devoirs d’interprète. Tout demeure constamment affaire de perception, de croyance et d'interprétation. Nietzsche ne disait-il pas qu’il n’y a aucun fait, mais seulement des interprétations?

Ce que Proust, Dostoïevski, Musil et Kundera nous enseignent et que je retiens comme un défi fondamental lancé à la vie organisationnelle, c’est que chacune et chacun menons une existence qui est marquée sous le sceau de l’in-certitude. Chacune et chacun, nous évoluons dans des organisations où l’in-certitude est partout palpable : en tant qu’interprètes du réel, nous devons nous positionner face à l’absence de toute certitude absolue. Il n’y a que les fabricants de tours d’ivoire pour s’attacher aux certitudes absolues comme à des bouées de sauvetage. La vie organisationnelle ne produit pas plus d’indiscutables certitudes que ne le fait la vie familiale, sociale ou culturelle. Elle pousse tout un chacun soit à y trouver un sens, tout aussi subjectif que le penseur lui-même (Kierkegaard), soit à se révolter contre l’absence de quelque sens que ce soit (Camus).

«L'absence de certitudes absolues nous renvoie constamment à nos devoirs d’interprète».

  • Michel Dion
    Université de Sherbrooke
    Présentation de l’auteurMichel Dion est titulaire de la Chaire de recherches en intégrité financière CIBC. Professeur titulaire en éthique des affaires à la Faculté d’administration de l’Université de Sherbrooke, le professeur Dion s’intéresse aux liens entre littérature et vie organisationnelle, entre criminalité financière, gouvernance et culture d’entreprise, entre leadership éthique et discours moral corporatif. Il a publié, entre autres : Financial Crimes and Existential Philosophy (Springer, 2014); Texte littéraire et réflexion éthique (Liber, 2013); L’être et le crime. Fedor Dostoïevski, Oscar Wilde, William Faulkner, Truman Capote, Paul Auster (Nota bene, 2013); Éthique et criminalité financière (L’Harmattan, 2011).

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