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Eve Seguin, UQAM - Université du Québec à Montréal
"Quel terrible signal donné à nos cousins québécois, africains et belges qui revendiquent, chérissent, cultivent notre langue commune", Pouria Amirshahi, dans l'hebdomadaire Marianne

Pour la plupart d’entre nous, le 22 juillet 2013 restera le jour de la naissance du bébé de la Duchesse de Cambridge, héritier du trône d’Angleterre. Mais pour les esprits chagrins vivant en marge de la transe planétaire que suscite ce nouveau-né, le 22 juillet 2013 est la date de promulgation en France de la loi sur l'enseignement supérieur et la recherche, portée par la ministre socialiste de l’enseignement supérieur, Geneviève Fioraso.

De Toubon à Fioraso

Avant d’être adopté par le Parlement, ce projet de loi a engendré une controverse musclée, à cause de son article 2 qui rend caduque la loi Toubon relative à l’emploi de la langue française. Cette loi prévoyait que dans tous les établissements, l’enseignement devait être en français, sauf dans des situations exceptionnelles, par exemple quand les enseignants étaient des professeurs invités étrangers. L’article 2 de la loi Fioraso désavoue l’esprit Toubon en permettant aux universités d’offrir des formations de cycles supérieurs en « langue étrangère », dans le cadre 1) d'accords avec des institutions étrangères ou internationales, et 2) de programmes financés par l'Union européenne. Notons qu’au singulier dans le texte de la loi, le syntagme « langue étrangère » relève bien davantage du novlangue que du voile pudique jeté sur l’anglais.

Les opposants à l’article 2 le présentent comme une atteinte inacceptable à la langue de Molière, comme un viol de la Constitution – qui pose que « la langue de la République est le français » – et même comme un suicide linguistique.

Afin d’obtenir le retrait de l’article 2 du projet de loi, différentes actions ont été menées pendant tout le printemps 2013. Le 21 mars, au lendemain de la présentation du projet en Conseil des ministres, l’Académie française y est allée d’une déclaration qui dénonce « … les dangers d’une mesure qui se présente comme d’application technique, alors qu’en réalité elle favorise une marginalisation de notre langue ». Une pétition mise en ligne par l’Union Populaire Républicaine a recueilli plus de 10 000 signatures en France et à l’étranger. Un appel à une journée nationale de grève et de manifestations le 22 mai a été lancé par des syndicats de l'enseignement supérieur et par les associations Sauvons la recherche et Sauvons l’université. Le débat a déchiré jusqu'à la majorité parlementaire, une quarantaine de députés socialistes ayant demandé la suppression de l’article 2. Leur collègue Pouria Amirshahi avait ouvert la voie en écrivant dans les colonnes de l’hebdomadaire Marianne : « Quel terrible signal donné à nos cousins québécois, africains et belges qui revendiquent, chérissent, cultivent notre langue commune au moment même où se joue sa place, parfois face à des sectaires éradicateurs ». 

La langue de la science

La ministre Fioraso a eu beau jeu de souligner que le débat relevait d’une « formidable hypocrisie » puisque la loi Toubon est transgressée depuis une quinzaine d’années, notamment par les grandes écoles qui offrent régulièrement des enseignements en anglais, ce que personne n’ignore. La réalité dépasse même à certains égards la description qu’en donne la ministre : en 2005, l’EDHEC s’est complètement anglicisée en convertissant tous ses enseignements à l’anglais. La ministre a ainsi fait valoir que l’article 2 normalise la situation et rétablit l’égalité entre universités et grandes écoles. Sur le fond, elle soutient que l’enseignement en anglais, ou plutôt en « langue étrangère », vise à faire acquérir des compétences linguistiques aux étudiants français et, surtout, à attirer en France les étudiants des pays émergents, qui constituent un bassin de recrutement gigantesque.

Est-il besoin de le préciser, l’article 2 a trouvé de nombreux défenseurs bien au-delà des sphères gouvernementales. Jamais à court de provocations, le journal Libération a publié sa « Une » entièrement en anglais la veille de l’ouverture des débats à l’Assemblée nationale. Le 8 mai, l’article 2 recevait un appui de marque dans une tribune publiée par le journal Le Monde. En effet, les signataires sont tous des représentants du gratin, tels la brillante et volontaire Françoise Barré-Sinoussi, détentrice du prix Nobel de médecine 2008, et l’inénarrable dandy Cédric Villani, récipiendaire de la médaille Fields 2010.

Reprenant le discours de la ministre, la tribune du Monde avance que de l’article 2 dépendent le prestige de la France, sa compétitivité économique, et sa capacité à former les futures élites globalisées. On y trouve également l’affirmation suivante : « Sauf dans des disciplines très particulières, les scientifiques du monde entier utilisent l'anglais pour communiquer ».

La tribune du Monde avance que de l’article 2 dépendent le prestige de la France, sa compétitivité économique, et sa capacité à former les futures élites globalisées.

On touche ici au véritable enjeu de l’affaire : quelle est, quelle devrait être, la langue de la science? Nos prestigieux signataires proviennent tous de disciplines qui n’ont certainement rien de particulier : virologie, physique, chimie, informatique, et mathématiques. Leur affirmation pourrait-elle être rapportée à leur appartenance disciplinaire? Ou, au contraire, énonce-t-elle un état de fait?

Un tableau contrasté

La seconde interprétation semble la bonne, à en juger par la manière dont les médias français ont rendu compte de l’enquête Elvire, menée par l’INED entre 2007 et 2009 auprès de 1 963 directeurs de laboratoires et de 8 883 chercheurs français. L’enquête révèle que pour 83 % des directeurs de labo, la langue la plus utilisée dans leur domaine est l’anglais. Il n’en fallait pas plus pour que Le Monde titre de manière fracassante : « À l'université, l'anglais est déjà la langue des chercheurs ».

L’auteur de l’enquête fait lui aussi une lecture curieusement « anglo-orientée » de ses résultats. Il affirme ainsi : « Pour les sciences dures, qui privilégient les articles des revues internationales, le français est marginal. En SHS [sciences humaines et sociales], les chercheurs publient nombre d’ouvrages individuels ou collectifs, mais seule une minorité publie uniquement en français… ». Pourtant, les données révèlent qu’en 2007 et 2008, 26 % des chercheurs SHS ont publié des ouvrages uniquement en français, contre 15 % qui ont publié des ouvrages en anglais, uniquement ou avec d’autres langues. La « minorité » publiant uniquement en français s’avère donc être… une majorité. Apparente confirmation de la sagesse populaire selon laquelle on peut faire dire n’importe quoi aux statistiques... En ce qui concerne la publication de chapitres d’ouvrages, il y a parité entre les 36 % de chercheurs qui ont publié en français uniquement et les 38 % qui ont publié en anglais, uniquement ou avec d’autres langues. C’est seulement pour les articles qu’on peut parler d’une minorité : 32 % ont publié uniquement en français, contre 41 % en anglais, uniquement ou avec d’autres langues.

Disons-le tout net : l’enquête Elvire ne brosse pas du tout le tableau d’une science hexagonale joyeusement unilingue anglaise.

Disons-le tout net : l’enquête Elvire ne brosse pas du tout le tableau d’une science hexagonale joyeusement unilingue anglaise. Les données susmentionnées en sont une excellente indication, et on peut en citer d’autres. Si l’anglais est la langue internationale exclusive dans une proportion de 69 % en physique, il ne l’est qu’à hauteur de 19 % en sciences sociales et de 8 % en sciences humaines. Dans la génération née entre 1985 et 1989, 90 % des chercheurs estiment qu’il faut choisir l'anglais pour les échanges internationaux, mais le français pour le public national. Dans cette même génération, 55 % estiment que d'autres langues que le français ou l'anglais sont nécessaires dans les sciences pour préserver la diversité culturelle.

L’enquête Elvire ne dément certes pas l’idée d’une progression de l’anglais en science. Mais contrairement aux énoncés lapidaires de l’establishment scientifique, elle ouvre sur une réalité et des enjeux complexes qui demandent à être mis en lumière et analysés, particulièrement dans le contexte québécois. C’est ce que nous verrons dans les prochaines chroniques.


  • Eve Seguin
    UQAM - Université du Québec à Montréal

    Eve Seguin détient un doctorat en sciences politiques et sociales de l’Université de Londres (Royaume-Uni). Spécialiste du rapport entre politique et sciences, elle est professeure de science politique et d’études sociales sur les sciences et les technologies à l’UQAM. Ses recherches portent sur les controverses technoscientifiques publiques, l’interface État/sciences/technologies, et les théories politiques des sciences.

     

    Note de la rédaction : Les textes publiés et les opinions exprimées dans Découvrir n’engagent que les auteurs, et ne représentent pas nécessairement les positions de l’Acfas.

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