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Célia Forget, Université Laval
Leur chez-eux n’est pas dans la régularité d’un espace, mais dans celle du temps. Ils peuvent ainsi recréer la structure cognitive du chez-soi où qu’ils soient.

Vivre sur la route découle de 10 années de recherche consacrées aux nouveaux nomades nord-américains, les full-timers, qui vivent à l’année dans leur véhicule récréatif. Comme eux et avec eux, j’ai mené cette expérience du full-time RVing en circulant à travers 21 États américains et deux provinces canadiennes. Je suis allée à leur rencontre dans les campings, les déserts, les parcs nationaux, sur la route, dans les stationnements de Walmart et de truck stop.

Si ce livre a pour ambition de faire découvrir un mode de vie nord-américain, dont le type de nomadisme est singulier par rapport aux autres développés à ce jour, il souligne également l’intérêt que revêt un terrain multisites pour toute étude sur la mobilité. En effet, grâce à une ethnographie en mouvement, j’ai pu saisir ce que vivre sur la route signifie et ce qu’être full-timer veut dire. Je levais ainsi le voile sur ce mode de vie méconnu, pratiqué par trois à six millions1 d’adeptes au Canada et aux États-Unis.

Au-delà des préjugés

Ce mode de vie n’est pas l’unique apanage des snowbirds, ces personnes retraitées qui ont comme seul objectif d’échapper à l’hiver en allant en Floride. Il attire tout autant des personnes sur le marché du travail, des couples ou des familles que des célibataires. Certains se déplacent régulièrement, d’autres rarement; les uns arpentent le continent, les autres se contentent d’une ou de deux destinations; certains choisissent le confort du camping, d’autres prônent la débrouillardise dans le désert. À travers ce livre, je tente de montrer ce « visage » multiforme et, ce faisant, de répondre à quelques interrogations.

1. Pourquoi choisissent-ils le nomadisme?

Dans une société où l’accumulation de biens est valorisée et rime avec succès, il est étonnant de voir des personnes qui vendent ou donnent tout ce qu'elles possèdent pour partir vivre sur la route. Certes, leur nouvelle résidence sur roues pourrait être perçue comme une expression de la modernité matérialiste. Or, elle constitue leur unique possession. Et l’accumulation des biens est impossible dans un véhicule récréatif, faute d’espace… Les raisons à la base de cette contestation de l’ordre établi sont diverses et variées, mais toutes ont trait à une volonté de changer le quotidien. Le célèbre « métro-boulot-dodo » n’est plus le leitmotiv; place au nouveau dicton : « Allons voir ce qu’il y a de l’autre côté de la colline! ».

2. Comment vivent-ils leur quotidien sur la route?

Vivre sur la route engendre des changements majeurs dans la vie quotidienne, puisque tout doit être pensé en fonction de la mobilité. La simple question de l’adresse devient problématique, puisque l’habitation des full-timers n’est plus associée à un lieu fixe et définitif. De même, la route est un univers à part dans lequel les repères sont mouvants. D’autres questions se posent alors : Comment les full-timers appréhendent-ils la route? Que leur procure-t-elle? Comment la conçoivent-ils? Certains voient la route comme l’unique moyen de se déplacer, d’autres comme une destination à part entière à travers laquelle s’exprime un sentiment de libération et d’exultation. La disparité des perceptions génère des modes de vie totalement différents. Les uns préfèrent se déplacer une fois tous les six mois entre deux campings déterminés d’avance, alors que les autres vont se laisser guider par les hasards de la route et des rencontres les menant dans des contrées sauvages et inconnues.

3. Quels impacts leur nomadisme a-t-il sur certains concepts fondamentaux?

Les changements opérés par une vie errante s’inscrivent également dans les schèmes de pensée des full-timers. En effet, être mobile génère des transformations majeures sur leur manière de concevoir leurs relations familiales, sur leur perception des notions de racines et de chez-soi, sur leur rapport à la culture matérielle ou au travail. Leur chez-eux n’est pas dans la régularité d’un espace, mais dans celle du temps, ce qui leur permet de recréer la structure cognitive du chez-soi… où qu’ils soient. Comme ils le clament haut et fort, « Chez moi, c’est là où je me gare ». Toutes ces analyses permettent de saisir concrètement ce que James Clifford appelle le dwelling-in-travel, habiter-dans-le-voyage. Les full-timers développent ainsi des manières d’habiter et de voyager combinées en rupture avec l’ordre, la structure et la reproduction de la société, et qui les amènent à redéfinir certains concepts fondamentaux.

4. Comment s’inscrivent-ils dans l’histoire de la mobilité nord-américaine?

À travers cette recherche, la question historique de la mobilité aux États-Unis et au Canada s’est posée. Les full-timers peuvent-ils être comparés à certains ancêtres qui, eux aussi, ont goûté au plaisir de la route? Quelle est l’influence des pionniers, des hobos, de la Beat Generation, des hippies, sur leur mode de vie? Jack Kerouac ou John Steinbeck, l’un en voiture, l’autre en caravane, revendiquent un mode de vie qui se rapproche sur de nombreux points de celui des full-timers. « [He is] crossing and recrossing the country every year, south in the winter and north in the summer, and only because he had no place he could stay in without getting tired of it and because there was nowhere to go but everywhere, keep rolling under the stars, generally the western stars  » (Kerouac, On the road, 1991, p. 26). L’attrait pour la mobilité est loin d’être un fait nouveau pour les Canadiens et les Américains, mais les full-timers, eux, ont décidé d’en faire leur quotidien.

Conclusion

Le full-time RVing présente un intérêt grandissant pour les études culturelles sur la société nord-américaine, puisqu’il est né de la valorisation de la mobilité, du développement des moyens de communication et de l’amélioration des démarches administratives à distance générés par cette même société. De plus, il développe une forme de mobilité différente de toutes celles étudiées jusqu’à présent, ne serait-ce que par le simple fait que c’est un mode de vie choisi et non subi. De plus en plus de personnes l’adoptent et pourtant, il reste méconnu alors que si familier.Même les gouvernements canadien et américain délaissent encore à ce jour cette population classée dans la catégorie des sans-abris dans les recensements, faute d’adresse fixe. Ne serait-il pas temps que les milieux scolaires et gouvernementaux s’intéressent aux millions de full-timers sur la route? C’est en tout cas une des retombées espérées de ce livre.

  • 1On ne sait précisément combien ils sont en raison d’un problème de référencement lié à l’adresse, mais les estimations varient entre trois et six millions.

  • Célia Forget
    Université Laval

    Titulaire d’un doctorat réalisé en cotutelle, en ethnologie de l’Université Laval (Québec) et en anthropologie de l’Université de Provence (France), Célia Forget s’intéresse aux cultures de la mobilité développées en Amérique du Nord. Elle est aujourd’hui coordonnatrice du Centre d’études interuniversitaire sur les lettres, les arts et les traditions (CELAT) et chargée de cours à l’Université Laval, et poursuit ses recherches sur les nouvelles formes de vie mobile.

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