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Jean Bernatchez, Université du Québec à Rimouski
Une politique est aussi un calcul social qui mélange rationalité technique et faisabilité politique, afin que les acteurs concernés y adhèrent

Avant-propos

J’ai écrit ce texte à la fin de l’année 2010 pour publication dans L’état du Québec 2011. Il me semble toujours d’actualité, considérant la perspective historique qui s’en dégage. Toutefois, l’élection d’un gouvernement péquiste en septembre 2012, même minoritaire, est susceptible d’amener certains changements qui peuvent marquer une rupture sur le plan de l’évolution de la politique scientifique québécoise.

Le texte fait mention de manière trop téméraire sans doute qu’« en l’état actuel, et considérant les intérêts et les valeurs qui inspirent les partis politiques, un gouvernement péquiste ne proposerait pas une stratégie franchement différente » de celles mises de l’avant par le gouvernement libéral en 2006 et en 2010. Or, nous savons maintenant que ce n’est plus un ministère à vocation économique qui sera responsable de la politique scientifique (le ministère du Développement économique, de l’Innovation et de l’Exportation), mais le ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche, de la Science et de la Technologie.  Il est probable que ce signal débouchera sur des actions visant à dissocier quelque peu la politique de ses cibles plus essentiellement économiques. Dans la perspective du développement d’une science québécoise au service du bien commun (plutôt qu’au service des entreprises), il s’agit là d’une bonne nouvelle.

Nous savons également que le gouvernement libéral a fait cette année le choix de mener une véritable consultation en lien avec le renouvellement de sa stratégie de la recherche et de l’innovation, version 2010-2013. C’est là également une bonne nouvelle. L’Acfas participe à cette opération et son appel de mémoires a permis à plus de 60 organisations de se prononcer sur cette question. Au nombre de celles-là figure l’Association Science et bien commun, dont je suis l’un des cofondateurs. Cette association fait la promotion d’un modèle s'inscrivant dans ce qui est présenté dans le texte comme celui des sociétés du savoir, promu par l’UNESCO. Mais au-delà de ce choix, l’Association milite surtout pour que s’instaure un dialogue qui puisse permettre à toutes les parties prenantes de prendre position sur la question et de participer aux choix liés à la définition et à la mise en œuvre de la politique scientifique québécoise.

 

[Le texte suivant a été publié initialement dans L'état du Québec 2011, dans la section L'état de la recherche au Québec - Acfas, p.323]

La SQRI 2010-2013 : la science au service de l’entreprise

La stratégie québécoise de la recherche et de l’innovation (2010-2013) se donne comme défi de multiplier les retombées de la recherche et de l’innovation afin de mieux positionner les entreprises sur les marchés mondiaux. Si on adhère à cette « vision du monde » ou si on profite de la manne, il y a lieu de pavoiser. Le gouvernement investira 1,16 milliard $ en trois ans pour réaliser les objectifs d’une stratégie qui s’est avérée efficace, dans sa première mouture (2007-2010). Cependant, cette option politique impose de mettre la science au service de l’entreprise. Est-ce là ce que veulent les Québécoises et les Québécois?

La stratégie québécoise de la recherche et de l’innovation (SQRI) de 2010-2013 s’inscrit dans la continuité de la première stratégie (2007-2010), elle-même présentée comme une révision de la Politique québécoise de la science et de l’innovation (PQSI) de 2001.

Pour saisir la présente Stratégie, il importe donc de remonter à la Politique portant l’empreinte du Parti québécois et du ministre Jean Rochon. Intitulée, Savoir changer le monde1, cette politique vise à favoriser le mieux-être de la société, à concourir à la prospérité dans une perspective de développement durable, à enrichir la culture québécoise et à contribuer au patrimoine mondial des connaissances. Elle est organisée selon trois axes : la formation des personnes et le partage démocratique du savoir, le développement des connaissances, la promotion de l’innovation. L’innovation sociale est présentée en symétrie avec l’innovation technologique. Avant de devenir député péquiste en 2003, Camil Bouchard coordonne la rédaction du rapport qui donne sa substance au concept : « Les innovations sociales ne sont pas neutres. […] l’État […] voudra renforcer [celles] où prévaudront les finalités de mieux-être des individus et des collectivités, de développement social et de justice sociale. »2

La PQSI apparaît donc comme une politique pragmatique et nuancée, mais c’est le modèle néolibéral de gouvernance qui la sous-tend. Amené par le gouvernement libéral de Robert Bourassa puis consacré par le gouvernement péquiste de Lucien Bouchard, ce modèle, traduit dans un système d’innovation québécois, place en son centre l’entreprise et y subordonne les autres acteurs.

Une révision de la politique conduit à la publication en décembre 2006 d’une « stratégie » québécoise de la recherche et de l’innovation (SQRI) intitulée Un Québec innovant et prospère, sous la responsabilité du ministre Raymond Bachand. « C’est bien d’une révision qu’il s’agit, et non d’une remise en question. Le système d’innovation actuel comporte des points forts et des avantages indéniables. Mais il présente des faiblesses qu’il convient […] de corriger, notamment en ce qui concerne la valorisation des résultats de la recherche et leur transfert vers les entreprises »3. La stratégie s’articule alors autour de trois orientations : renforcer l’excellence de la recherche publique, mieux appuyer la recherche industrielle, renforcer les mécanismes de valorisation et de transfert.

Sous le modèle de la chaîne de valorisation4, quatre étapes caractérisent le processus : la recherche universitaire, la valorisation en milieu universitaire, le transfert et la commercialisation en entreprise. Alors que la politique (PQSI) situe plutôt ses interventions en amont de la chaîne de valorisation, la stratégie (SQRI) s’inscrit surtout en aval. Elle cible les maillons sur lesquels il faut agir avec des investissements de 1,2 milliard $. Considérant les progrès mesurés, la SQRI permet efficacement de renforcer la recherche publique et ses mécanismes de valorisation et de transfert.

Les « visions du monde » qui inspirent les politiques sectorielles, entre autres celle sur la recherche et l’innovation, sont les mêmes que celles qui conditionnent leurs politiques globales.

La politique de 2001 devient donc en 2006 une stratégie, consacrant ainsi au projet une déclinaison administrative plutôt que politique. Ce choix est en adéquation avec les principes du Nouveau management public (NMP) qui s’imposent depuis l’adoption de la Loi sur l’administration publique en 2000. Ce mouvement réforme l’administration publique traditionnelle en remplaçant les principes d’organisation bureaucratique par ceux de la gestion prévalant dans le secteur privé. Le NMP met l’État au diapason du néolibéralisme.

La Stratégie revisitée de 2010

La révision de la SQRI de 2010-2013, titrée Mobiliser, innover, prospérer, reconduit la plupart des mesures de la stratégie précédente avec un budget équivalent : 1,16 milliard $ sur trois ans. Cette action gouvernementale a pour objectifs le développement d’une recherche plus compétitive et d’une population plus entreprenante, et un accroissement de la productivité. Parmi les nouveautés figurent l’instauration de cinq grands projets mobilisateurs, le soutien accru à la commercialisation et la volonté de gouvernance éclairée, présentée comme un préalable au succès de la stratégie.

Les cinq grands projets que la SQRI entend supporter, avec des partenaires privés, comportent une dimension environnementale : l’avion écologique, l’autobus électrique, le bioraffinage forestier, les technologies de l’information et de la communication et un projet en sciences de la vie ou en innovation sociale. Il est judicieux d’inscrire le programme sous l’enseigne d’une économie verte, mais cette expression est plus réductrice que le concept de développement durable qui suppose une confluence des intérêts écologiques, sociaux et économiques. De plus, le choix de privilégier de grands projets contribue à une concentration des ressources dans les grands centres, situation qui exclut pour ainsi dire la recherche en région.

Le cinquième grand projet irait du côté des sciences de la vie, selon un communiqué de presse du Parti libéral du Québec, issu le 28 juin 20105.  L’innovation sociale demeure d’ailleurs le parent pauvre des stratégies proposées. Initialement inscrite dans la PQSI de 2001, l’innovation sociale est alors présentée comme ayant une finalité de justice sociale. Puis après la stratégie de 2007, le concept est redéfini en insistant sur la dimension de l’innovation dans les services publics et parapublics. Le cas du « nouveau management public », considéré dans l’étude comme un phénomène « multi-innovant », illustre l’évacuation de la finalité de justice sociale. La révision du concept contribue à l’inscrire dans un cadre idéologique mieux adapté à la philosophie gouvernementale. D’ailleurs, le gouvernement de Jean Charest conserve ses distances avec le concept d’innovation sociale, « création » de Camil Bouchard, un ex-parlementaire plutôt critique des politiques (néo)libérales.

La SQRI repose sur le phénomène d’appropriation privée du savoir, qui va à l’encontre de certaines normes scientifiques classiques comme celles du communalisme.

Le soutien accru à la commercialisation prévu à la SQRI renforce une tendance lourde observée au Québec depuis deux décennies. Elle repose sur le phénomène d’appropriation privée du savoir, qui va à l’encontre de certaines normes scientifiques classiques comme celles du communalisme - les réalisations de recherche sont des biens collectifs - et du désintéressement  - le scientifique travaille sans se soucier de ses intérêts personnels6.  Des innovations à potentiel technico-commercial développées par des universitaires sont brevetées par les universités puis commercialisées par des entreprises existantes grâce à l’octroi de licences, ou par des entreprises dérivées créées pour tirer profit de ces innovations. La privatisation du savoir amène son lot de questionnements éthiques : brevetage du vivant, biopiratage des savoirs traditionnels, recherche orientée vers des productions rentables faisant que des pans du savoir sont boudés, entre autres ceux pouvant contribuer à aider les pays pauvres. En contexte universitaire, des problèmes se posent aussi, malgré les balises établies : clauses de confidentialité qui restreignent la publication des travaux des chercheurs et des étudiants, utilisation de ressources publiques aux fins de servir des intérêts privés, segmentation de l’activité de recherche contribuant à une déresponsabilisation des chercheurs. La commercialisation enrichit des individus et des entreprises et, ce faisant, contribue à la prospérité du Québec (c’est du moins le postulat de la politique), mais ne contribue pas à la prospérité des universités qui doivent investir des sommes considérables pour développer leurs portefeuilles de brevets. La SQRI fait référence au concept d’innovation ouverte en retenant l’idée d’alliance et de coopération entre les acteurs, mais sans préciser que cette approche mise aussi sur le libre partage des savoirs, selon les principes du copyleft.

Pour une société du savoir

Les « visions du monde » qui inspirent les politiques sectorielles, entre autres celle sur la recherche et l’innovation, sont les mêmes que celles qui conditionnent leurs politiques globales, mais appliquées à un « espace de sens » plus spécifique. La vision du monde qui inspire la SQRI rejoint le paradigme de l’économie du savoir promu par l’OCDE, un organisme attaché à l’économie de marché. Ces économies reposent sur la production, la diffusion et l’utilisation du savoir. La gestion de la connaissance vise à organiser ce capital de manière à produire de la valeur ajoutée qui renforce la compétitivité d’un pays et assure sa croissance économique. En réaction à cette option marquée par le néolibéralisme, l’UNESCO, qui a pour mission l’élimination de la pauvreté et le développement durable, réplique avec un modèle socialisant promu sous l’expression « sociétés du savoir ». Ces sociétés reposent plutôt sur les droits de la personne, le partage du savoir et la solidarité entre les peuples, ce qui va à l’encontre du principe de privatisation du savoir, pierre angulaire de la SQRI.

Les « visions du monde » qui inspirent les politiques sectorielles, entre autres celle sur la recherche et l’innovation, sont les mêmes que celles qui conditionnent leurs politiques globales.

Une politique est aussi un calcul social qui mélange rationalité technique et faisabilité politique, afin que les acteurs concernés y adhèrent7.  Une revue des réactions des principaux détenteurs d’enjeux confirme, dans la langue de bois des communiqués de presse, l’accueil favorable réservé à la SQRI : la Conférence des recteurs et des principaux des universités du Québec (CREPUQ) et l’Acfas saluent les efforts; le Conseil du patronat l’accueille favorablement; la Chambre de commerce du Montréal métropolitain et R&D, une association de compagnies de recherche pharmaceutique se réjouissent; un regroupement étudiant de l’Université Laval salue l'effort, mais appelle à la vigilance quant au regroupement des fonds. La critique radicale, celle qui repose sur un différend d’ordre paradigmatique, ne fait pas la manchette, mais des îlots de résistance sont observés chez les associations étudiantes, les syndicats de professeurs et les intellectuels attachés à un modèle plus traditionnel de l’université.

Cela dit, la SQRI est une traduction sectorielle, dans l’espace scientifique et technologique, de l’idéologie qui guide les politiques du gouvernement libéral. En l’état actuel, et considérant les intérêts et les valeurs qui inspirent les partis politiques, un gouvernement péquiste ne proposerait pas une stratégie franchement différente. Leur option politique impose de mettre la science au service de l’entreprise, selon le modèle du système d’innovation québécois. Est-ce là le choix des citoyennes et des citoyens du Québec? Ne seraient-ils pas plutôt séduits par l’idée d’une recherche scientifique socialement responsable, dégagée des pressions des lobbies? Demandons-leur, dans le cadre d’une Commission citoyenne de la recherche scientifique8.

  • Ministère de la Recherche, de la Science et de la Technologie (2001), Politique québécoise de la science et de l’innovation. Savoir changer le monde, Québec : MRST, 169 p.
  • Conseil québécois de la recherche sociale (1999), Contribution à une politique de l’immatériel, Québec : CQRS, p. 9.Ministère du Développement économique, de l’Innovation et de l’Exportation (2006), Un Québec innovant et prospère. Stratégie québécoise de la recherche et de l’innovation, Québec : MDEIE, p. 9.
  • Ministère du Développement économique, de l’Innovation et de l’Exportation (2006), Un Québec innovant et prospère. Stratégie québécoise de la recherche et de l’innovation, Québec : MDEIE, p. 9.
  • Denis L. Beaudry, Louise Régnier et Sonia Gagné (2006), Chaînes de valorisation de résultats de la recherche universitaire recelant un potentiel d’utilisation par une entreprise ou par un autre milieu, Québec : Conseil de la science et de la technologie, 81 p.
  • Selon le communiqué de presse du Parti libéral du Québec (28 juin 2010) qui annonce le cinquième projet mobilisateur dans le seul secteur des sciences de la vie.
  • Ces normes sont des types idéaux définies par le sociologue des sciences Robert K. Merton, mais pas des descriptions empiriques illustrant les valeurs qui inspirent les scientifiques.
  • Ce postulat rejoint le modèle gouvernétique d’analyse des politiques, orienté vers le jeu des acteurs et développé entre autres par Vincent Lemieux (2009), L’étude des politiques publiques. Les acteurs et leur pouvoir, Québec : PUL, 220 p.
  • Site du projet de la Commission citoyenne de la recherche scientifique du Québec. En ligne : http://www.commissionrecherche.com/

  • Jean Bernatchez
    Université du Québec à Rimouski
    Présentation de l’auteurJean Bernatchez, politologue spécialisé en éducation, est professeur à l’Université du Québec à Rimouski depuis 2007. Il a auparavant œuvré pendant 25 ans en milieu universitaire, principalement en gestion du développement de la recherche et des études de cycles supérieurs. Il détient un doctorat en administration et politique scolaires de l’Université Laval. Ses recherches portent sur les politiques publiques de la recherche universitaire et sur la gouvernance scolaire. Il enseigne l’administration scolaire aux directions d’établissements de l’Est du Québec et accompagne des écoles en milieux défavorisés dans la mise en œuvre de projets visant la réussite scolaire.

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