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Jules Racine St-Jacques, Université Laval

[Initialement publié en juin 2018] Le père Lévesque était davantage un entrepreneur intellectuel qu’un chercheur au sens propre du mot. On ne lui connaît aucun ouvrage scientifique à proprement parler. En revanche, il a beaucoup écrit sur les sciences sociales et leur rapport avec la religion et la société. C’est avant tout quelqu’un qui a eu la volonté d’entreprendre, avec un souci d’efficacité, des œuvres intellectuelles au Canada français, pour faire avancer, oui, la condition socio-économique des Canadiens français, mais pas tant au nom du nationalisme – il a rapidement pris ses distances vis-à-vis des nationalistes groulxiens – que d'un humanisme chrétien soucieux de la condition humaine dans son entièreté. Pour lui, toute action, qu'elle soit économique, scientifique, sociale ou politique, doit viser le mieux-être de l'humain : tout l'humain et tous les humains.

DC - Racine
La toute première cohorte de l’École des sciences sociales, politiques et économiques, en 1938. Source : Université Laval

Johanne Lebel : Jules Racine St-Jacques, je vous proposerais de prendre comme point de départ de notre conversation cet arrêt sur image de la première cohorte amorçant ses études à la toute nouvelle École des sciences sociales. Je rappelle d’entrée de jeu que votre thèse1 portait sur l’homme tout de blanc vêtu au centre de la photo, le père Georges-Henri Lévesque, fondateur de l’école. En quelle année sommes-nous et où se trouve-t-on?

Jules Racine St-Jacques : Cette photo a été prise le 3 octobre 1938, au 6 rue de la Vieille-Université, dans le Vieux-Québec. Cette année-là, l’École des sciences sociales, économiques et politiques de l'Université Laval loge dans l’amphithéâtre de droit, rue Sainte-Famille, mais dès l’année suivante, en 1939, elle aménage dans ses nouveaux locaux, un bâtiment du Séminaire de Québec, au 5 rue Hébert, une rue derrière le lieu de cette photo.

L’École qui vient tout juste d’ouvrir est alors non pas fondée, mais refondée. Elle existe depuis les années 1932, placée sous la direction du chanoine Arthur Robert, mais elle n'offre que des cours du soir au grand public, une sensibilisation à la « question sociale », comme on dit à l'époque. On juge alors qu’elle a besoin d’une nouvelle impulsion, d’une nouvelle direction.

Johanne Lebel : C’est-à-dire?

Jules Racine St-Jacques : Les directives papales, à travers l’encyclique de 1931, Quadragesimo anno, et surtout la constitution apostolique Deus scientiarum dominus, diffusée la même année, prônaient un rehaussement du niveau des études dans toutes les universités d’inspiration catholique. En soulignant le 40e anniversaire de la doctrine sociale catholique proclamée par Léon XIII avec l'encyclique Rerum novarum, la lettre Quadragesimo anno, édictée au début de la crise économique, rappelait l'urgence de mieux comprendre le fait social. La constitution Deus scientiarum dominus, quant à elle, exigeait des universités qu'elles resserrent les critères d'octroi de leurs grades de philosophie et de théologie. Pour établir un dialogue entre la raison et la foi – afin que celle-ci continue d'éclairer celle-là, comme le disait Thomas d'Aquin –, l'Église romaine estimait nécessaire que les établissements d’enseignement aménagent une place pour les études plus rationnelles, plus empiriques, plus scientifiques.

L'Université Laval entend bien ce message. Tout en demeurant prudentes face à la rationalité scientifique, les autorités lavalloises se montrent de plus en plus sensibles aux bénéfices économiques que procurent les sciences naturelles et appliquées à l'industrie et au commerce. C'est dans cet esprit que le recteur, Mgr Camille Roy, avait contribué à l'implantation de l'École de chimie à l'Université Laval avec Alexandre Vachon. C'est aussi dans cet esprit qu'est fondée l'École des sciences sociales, économiques et politiques, dirigée par le père Lévesque. Tout en poursuivant son œuvre apostolique, l’institution « renouvelée » a vocation de faire plus que la précédente, afin de former des chrétiens d'élite, en quelque sorte : des jeunes gens généralistes à la fois sensibles à la doctrine sociale catholique, dotés des connaissances de base en sociologie, en sciences économiques et en sciences politiques, et rompus aux théories et aux méthodes d'enquête sociale. Pour le père Lévesque, seuls ceux-là seraient vraiment outillés pour contribuer, en tant que catholique, à résoudre les problèmes de leur milieu et de leur époque.

Johanne Lebel : Qui sont les premiers étudiants et que deviendront-ils?

Jules Racine St-Jacques : L’École est ouverte à l’ensemble de la population. La première cohorte comprend 45 étudiants, dont une seule femme, Jeanne Ménard, qui recevra son diplôme en 1941. De ce groupe, on sait que Cyril Felteau deviendra journaliste, notamment à La Presse; Bona Arsenault sera politicien; Jean-Charles Falardeau, un sociologue réputé; Roger Marier, un travailleur social, sera un artisan de la Révolution tranquille; Albert Faucher deviendra économiste tout comme Maurice Lamontagne; et enfin, Maurice Tremblay sera sociologue. Repérés par le père Lévesque comme les meilleurs éléments de leur promotion, Falardeau, Marier, Faucher, Lamontagne et Tremblay iront tous compléter leur formation hors du Québec afin de revenir enseigner à Laval, lorsque l'École deviendra la Faculté des sciences sociales.

Johanne Lebel : Et qui sont les professeurs de l'École dans les premiers temps?

Jules Racine St-Jacques : À ses débuts, l'École compte sur ce qu'on appelle aujourd'hui des chargés de cours pour assurer la majorité de l'enseignement. Paul-Henri Guimont donne un cours d’économie politique; le notaire Joseph Sirois enseigne le droit constitutionnel; l'abbé Omer Garant est chargé d'un cours sur les enseignements sociaux de l'Église; Joseph Grégoire, ancien maire de Québec, donne un cours d'administration; le père Joseph-Papin Archambault, directeur de l'École sociale populaire, vient quant à lui enseigner les principes de l'action catholique aux étudiants lavallois. On retrouve aussi un dominicain allemand, le père Ignatius Eschmann, qui enseigne la sociologie générale. Un peu maladroit, celui-ci, soupçonné d’affinités avec les nazis durant la guerre, sera envoyé à Toronto par les services de renseignement et de sécurité canadiens. Je crois même que c’est lui qui est à l’avant-plan sur la photo, à droite du père Lévesque.

L’une des difficultés au début, le père Lévesque s’en souviendra, est de recruter des professeurs à temps plein. C’est son grand défi. Pour faire une école sérieuse, comme il dit, ça prend des professeurs qui s’y consacrent à temps plein. C’est pour ça qu’il incite ses premiers diplômés à poursuivre des études avancées : Albert Faucher à Toronto, Roger Marier à Washington, Maurice Lamontagne et Maurice Tremblay à Harvard, les sciences économiques pour le premier et la sociologie pour le second. Jean-Charles Falardeau, pour sa part, ira à l’Université de Chicago sous la direction d’Everett C. Hughes, lequel viendra à son tour, en 1943, réaliser un séjour d’études, un fellowship, à l’Université Laval. Ce sociologue de réputation mondiale marquera fortement la trajectoire de Falardeau. Et son enseignement contribuera à l’établissement de recherches plus empiriques et d’une sociologie de terrain à l’Université Laval.

Johanne Lebel : Pouvez-vous nous présenter ce fameux père Lévesque, et son rôle dans cette refondation?

Jules Racine St-Jacques : Le père Lévesque est un prêtre dominicain originaire du Lac-Saint-Jean. En 1938, il est âgé de 35 ans et cela fait déjà 6 ans qu’il est de retour de son propre séjour d’études à l’Université catholique de Lille. De 1932 à 38, il enseigne à l’Université de Montréal et au Collège des dominicains d’Ottawa. Il est très impliqué auprès de l’École sociale populaire, et il participe à la Journée des Treize en 1933, qui édictera les grandes lignes de ce qui deviendra le programme politique de l'Action libérale nationale à sa fondation, l'année suivante.

Dans les années 1930, le père Lévesque est donc très actif et il devient rapidement une étoile montante parmi l’intelligentsia québécoise. Constatant les problèmes économiques des Canadiens français, les effets de la crise sur le chômage, les difficultés des familles, la dissolution du lien social, les relations de travail difficiles, il voit bien le criant besoin d’un établissement d’enseignement supérieur qui étudie la question sociale.

Dans les années 1930, le père Lévesque est donc très actif et il devient rapidement une étoile montante parmi l’intelligentsia québécoise. Constatant les problèmes économiques des Canadiens français, les effets de la crise sur le chômage, les difficultés des familles, la dissolution du lien social, les relations de travail difficiles, il voit bien le criant besoin d’un établissement d’enseignement supérieur qui étudie la question sociale. Il soumet son projet à trois prêtres, pardon, à trois membres de l’Université Laval : l'abbé Charles-Omer Garant, l'abbé Alphonse-Marie Parent et l'abbé Georges-Léon Pelletier. Il est déjà ami avec eux, le père Lévesque étant parfois invité à enseigner à l’Université Laval. Il leur soumet, donc, un projet d’École des sciences sociales. Le projet emballe ses trois interlocuteurs, qui suggèrent d’aller le proposer au doyen de la Faculté de théologie, Mgr Cyrille Gagnon, dans l'espoir que celui-ci intercède en leur faveur auprès du chancelier de l'Université, Mgr Jean-Marie-Rodrigue Villeneuve, dont Mgr Gagnon est un proche conseiller. Le plan fonctionne au-delà des espoirs du père Lévesque et de ses complices : immédiatement après avoir pris connaissance de la demande, Mgr Villeneuve convoque le dominicain afin de préciser l'esprit du projet, lequel est ensuite soumis pour approbation au conseil universitaire.

Tout se joue en quelques semaines, très rapidement. Mgr Villeneuve demande au père Lévesque de garder l’annonce jusqu’à la conférence que ce dernier doit donner le 28 février 1938 au palais Montcalm. À la fin de la conférence, Mgr Villeneuve se lève et annonce en exclusivité à l’auditoire qu’il y a aura une nouvelle École des sciences sociales à l’Université Laval, et que le père Lévesque, qui est à sa droite, la dirigera.

Johanne Lebel : Le père Lévesque était-il un chercheur?

Jules Racine St-Jacques : Il était davantage un entrepreneur intellectuel qu’un chercheur au sens propre du mot. On ne lui connaît aucun ouvrage scientifique à proprement parler. En revanche, il a beaucoup écrit sur les sciences sociales et leur rapport avec la religion et la société. C’est avant tout quelqu’un qui a eu la volonté d’entreprendre, avec un souci d’efficacité, des œuvres intellectuelles au Canada français, pour faire avancer, oui, la condition socio-économique des Canadiens français, mais pas tant au nom du nationalisme – il a rapidement pris ses distances vis-à-vis des nationalistes groulxiens – que d'un humanisme chrétien soucieux de la condition humaine dans son entièreté. Pour lui, toute action, qu'elle soit économique, scientifique, sociale ou politique, doit viser le mieux-être de l'humain : tout l'humain et tous les humains.

Johanne Lebel : Où a-t-il étudié? A-t-il fait une thèse?

Jules Racine St-Jacques : Il a rédigé une première thèse de lectorat (équivalent dominicain du doctorat) sur l’amour de soi comme socle de l’amour des autres au Collège dominicain d'Ottawa. J'ai évoqué tout à l'heure son séjour d'études en Europe, à l’Université catholique de Lille. Ce séjour était placé sous la direction du père Thomas Delos, qui y enseignait le droit et la sociologie. C'est là que le père Lévesque a réalisé une autre thèse, en économie cette fois, sur la bourse des valeurs. On est dans les années 1930, c’est un sujet criant d’actualité. Il a hérité du père Delos sans doute un goût pour l’internationalisme, un penchant pour les études rationnelles. Mais de son séjour d’études en Europe, c’est sa relation au père Ceslas Rutten, dominicain, qui le marquera le plus. Très engagé pour la cause des travailleurs et de la démocratie chrétienne, le père Rutten a beaucoup fait pour le catholicisme social belge et il prend alors le père Lévesque sous son aile durant ses périodes de congé. Le père Lévesque traverse la frontière régulièrement pour aller rencontrer son mentor, qui l’initie aux œuvres sociales belges. Il en retire son goût pour l’entrepreneuriat social. Accomplir les choses l’intéresse davantage que de les théoriser. Et c’est cette volonté, cette énergie, qui est au fondement de l’École des sciences sociales : faire quelque chose qui soit porteur d’un avenir meilleur pour les catholiques canadiens-français. C’est ce qui explique que très rapidement, en 1939, par exemple, l’École devient le siège du Conseil supérieur de la coopération, que fonde aussi le père Lévesque. Ainsi, l’École offre des cours non seulement de jour, réservés à ses étudiants, mais aussi de soir – les mercredis coopératifs, par exemple, qui sont ouverts à l’ensemble de la population – afin que l’enseignement qui s’y donne soit diffusé le plus largement possible.

C’est cet esprit-là qui est à la source de, je dirais, l’ensemble d’une carrière intellectuelle jalonnée de participations à des événements marquants et d’implantations d’œuvres sociales importantes. Un héritage qui, sans aucun doute, a inspiré nombre d’étudiants et de professeurs qui ont fréquenté la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval.

  • 1Titre de la thèse, déposée en 2015: L'engagement du père Georges-Henri Lévesque dans la modernité canadienne-française, 1932-1962. Contribution à l'histoire intellectuelle du catholicisme et de la modernité au Canada français.

  • Jules Racine St-Jacques
    Université Laval

    Jules Racine St-Jacques est diplômé du doctorat en histoire du Québec contemporain à l'Université Laval. Il s'intéresse à l'histoire intellectuelle et politique de la religion ainsi qu'à l'histoire des universités au Québec. Il prépare actuellement la publication de sa thèse, intitulée L'engagement du père Georges-Henri Lévesque dans la modernité canadienne-française, 1932-1962. Contribution à l'histoire intellectuelle du catholicisme et de la modernité au Canada français.

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