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Pauline Neveu, Université du Québec à Montréal

S’il peut être tentant de percevoir la pratique des membres comme utilitariste [...], on peut aussi y voir une aspiration à un échange ponctuel et contextuel, parfois empreint d’affectivité, mais surtout créant un lien social dans les deux sens.

Inquiétude

Lorsque j’ai présenté le réseau Couchsurfing à ma mère, la discussion s’est annoncée tendue. Je préparais un voyage aux États-Unis, et je n’avais jamais utilisé ce type de réseau. Comment dire alors sans inquiéter : « Maman, je vais contacter en ligne de complets inconnus, pour aller y dormir durant quelques jours, et tout cela ne me coûtera pas un sou ! » L’idée ne l’a pas enchantée. Peut-être que si j’avais mentionné les 12 millions de membres formant ce réseau d’hospitalité créé en 2004, gratuit et le plus utilisé au monde, elle aurait été plus rassurée.

Toutefois, malgré les inquiétudes maternelles, mon voyage s’est passé sans encombre et j’y ai même développé un intérêt scientifique; une idée s’étant rapidement imposée à moi : Couchsurfing comme une nouvelle forme de lien social entre les individus, pour venir enrichir cette problématique centrale en sociologie. Et voilà le cœur de ma recherche doctorale : la nature et la forme du lien social suscité par ce réseau. J’aurai alors toutes les données pour comprendre comment fonctionne l’hospitalité entre inconnus, et ainsi rassurer mes proches.

Soof
Crédits : Soof

Observer et questionner

Afin de cerner les comportements des couchsurfeurs, j’ai mis en place une méthodologie qualitative. J’ai d’abord accueilli chez moi, pendant quelques jours, sept voyageurs, plus communément appelés surfeurs. J’y ai mis en pratique l’observation participante, une méthode ethnographique qui consiste à observer et prendre en notes les attitudes des enquêtés. Par attitudes, j’entends, principalement, la façon dont les membres se présentent et interagissent, tout comme le contenu de leurs discours. De plus, j’ai mené des entrevues pour comprendre leurs perceptions de la pratique. Ce type d’entretiens a aussi été mené avec neuf hébergeurs.

Les surfeurs, tout comme les hébergeurs, sont majoritairement issus des classes moyennes et supérieures des sociétés occidentales1, ils sont diplômés et la plupart parlent anglais comme première ou deuxième langue2. Ce profil sociologique influence leur discours sur l’usage du site et explique le lien social qu’ils souhaitent créer. En effet, les couchsurfeurs, même s’ils ont un budget limité pour leurs vacances, font partie des classes qui peuvent se permettre de voyager. De plus, la maîtrise de l’anglais qui est souvent un résultat de leurs études et de voyages précédents facilite l’usage du site et soutient l’homophilie sociale des rencontres.

L’expérience du surfeur

Les surfeurs affirment faire appel au réseau d’hospitalité afin de rencontrer des résidents et se différencier des formes de voyage traditionnelles. Les deux aspirations s’imbriquent : vivre autre chose que les propositions touristiques traditionnelles (se différencier socialement) et, par la même occasion, expérimenter de l’altérité, de la différence (un couchsurfeur qui n’utiliserait le réseau que dans une optique de distinction sociale ne « tiendrait » pas longtemps).

La cohabitation transforme le séjour, voire refonde ce qui est traditionnellement considéré comme touristique. L’expérience se caractérise alors tant par l’endroit visité que par la personne rencontrée. Les surfeurs construisent ainsi un lien social « touristique ». Par exemple, la voyageuse Becka relate ainsi sa soirée couchsurfing préférée : elle était dans un quartier résidentiel berlinois éloigné du centre-ville et mangeait des spaghettis avec son hébergeur. De plus, le contact avec son hébergeur fut tellement positif que son souvenir de Berlin – en tant qu’expérience touristique – en a été largement teinté.

Si auparavant l’expérience de la ville constituait l’essence d’un séjour, Couchsurfing place la rencontre entre les membres du réseau comme un élément central dans la caractérisation du voyage. Toutefois, ce n’est pas l’unique motivation des surfeurs : beaucoup mentionnent vouloir diminuer la solitude propre au voyage. En effet, voyager peut être source d’isolement social, culturel ou encore linguistique, et vivre chez un hôte pallie ces difficultés.

L’expérience de l’hébergeur

Les surfeurs ne sont pas les seuls à vouloir atténuer des solitudes contextuelles, les hébergeurs utilisent aussi le réseau pour cette raison. Certains, récemment aménagés, ouvrent largement leur porte et participent aux activités du réseau : cafés linguistiques, randonnées, etc. C’est bien là une des particularités de l’hospitalité touristique : elle permet de créer de nouvelles relations sociales, bien souvent temporaires. Ces opportunités relationnelles sont très appréciée puisque les membres les perçoivent comme peu accessibles ou courantes dans les sociétés occidentales contemporaines. Les « accueillants » aspirent donc souvent à sortir de leur réseau social habituel grâce à Couchsurfing, et ce, afin de côtoyer de nouvelles personnes correspondant à leurs critères de sociabilité.

[Les surfeurs] ne sont pas les seuls à vouloir atténuer des solitudes contextuelles, les hébergeurs utilisent aussi le réseau pour cette raison.

Afin d’identifier ces critères, les profils en ligne sont essentiels : les photographies, les descriptions de soi et, particulièrement, l’expression des goûts deviennent des déterminants de la rencontre. Par exemple, Christophe – passionné de musique classique – veillera à accueillir des joueurs de violon ou de piano pour faire de la musique avec eux ou profiter d’un concert privé. Aussi, beaucoup d’hébergeurs souhaitent « profiter » de leur visiteur pour pratiquer leur anglais. De plus, cette formule, notamment car la temporalité courte de la cohabitation (2 à 3 jours en moyenne), permet d’éviter les possibles désaccords ou conflits émergeant de l’interaction entre inconnus. Ainsi, le lien social recherché par les hébergeurs met l’emphase sur la nouveauté de la personne rencontrée et sur le changement temporaire dans leur univers relationnel, soit leur réseau social habituel.

Page Couchsurfing
Extrait de la page Couchsurfing du Québec, 14 juin 2017, couchsurfing.com/places/north-america/canada/quebec

Une rencontre souhaitée

Suite à cette analyse, je me suis demandé : est-ce que le Couchsurfing est une pratique servant, essentiellement, à pallier les solitudes contemporaines? Rien n’est moins certain. Si des chercheurs avancent que l’utilisation du réseau a des tendances utilitaristes, il est aussi possible de la concevoir comme une forme de nouvelle sociabilité propre à notre époque. En effet, le lien social en sociologie a très souvent été perçu comme s’affaiblissant à mesure que la société moderne prend le pas sur les communautés traditionnelles : il existerait une « crise du lien social ». Or, une autre conception prétend que les liens modernes seraient moins permanents que dans les sociétés traditionnelles, mais plus nombreux et choisis. Ainsi, choisir les personnes avec qui l’on interagit permet de concilier l’individuel et le collectif. La sélection sociale débouche sur une rencontre souhaitée par les deux personnes. C’est pourquoi l’on pourrait avancer que la liberté individuelle exercée lors de la sélection en ligne entre couchsurfeurs permet à l’individualisme de devenir relationnel. De cette façon, les membres valorisent leurs aspirations individualistes en choisissant qui ils rencontrent et, par la même occasion, ils interagissent avec une nouvelle personne, donc, engendrent du lien social, de la relation. Cette perception rompt avec l’idée que l’individualisme serait un mouvement « égoïste » qui pousserait à l’isolement social des individus.

C’est pourquoi s’il peut être tentant de percevoir la pratique des membres comme utilitariste parce qu’elle implique un échange gratuit, une utilisation des réseaux en ligne ou encore une volonté de développement personnel, on peut aussi y voir une aspiration à l’échange ponctuel et contextuel, parfois empreint d’affectivité, mais surtout créant un lien social dans les deux sens. En adoptant cette perspective, ces relations hospitalières marquent de façon temporaire et socialement ciblée le chemin biographique des couchsurfeurs. Voilà, une des principales raisons qui motivent les membres à cohabiter avec des inconnus. Vous pourrez ainsi l’expliquer à vos parents quand, à votre tour, vous leur annoncerez que vous partez surfer!

Les membres valorisent leurs aspirations individualistes en choisissant qui ils rencontrent et, par la même occasion, ils interagissent avec une nouvelle personne, donc, engendrent du lien social, de la relation. Cette perception rompt avec l’idée que l’individualisme serait un mouvement « égoïste » qui pousserait à l’isolement social des individus.

  • 1Picard, D., Buchberger, S., Germann Molz, J., Zuev, D., De-Jung, C., Schéou, B., Tan, J.-E., Bialski, P. et Graburn, N. (2013). Couchsurfing Cosmopolitanisms. Can Tourism Make a Better World? Bielefeld : [transcript].)
  • 2Germann Molz, J. (2013). “Social Networking Technologies and the Moral Economy of Alternative Tourism: The Case of Couchsurfing”, dans Annals of Tourism Research, 43, 210-230. doi: 10.1016/j.annals.2013.08.001, p. 221. Et aussi : https://infogr.am/couchsurfing-statistics

  • Pauline Neveu
    Étudiant·e au troisième cycle universitaire
    Université du Québec à Montréal

    Après une maîtrise à l’EHESS, Pauline Neveu est actuellement candidate au doctorat de sociologie à L’UQAM. Depuis deux ans, elle y étudie le réseau d’hospitalité Couchsurfing, et particulièrement, le rapport au lien social que cette pratique de l’accueil entre inconnus implique. Membre de l’exécutif du département de sociologie de l’UQAM, elle est responsable des affaires sociales et culturelles, notamment, des midis de discussions « Confidences en recherche ».

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