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Eve Seguin, Université du Québec à Montréal

Chronique La science c'est politique

 

Pour la professeure Caroline Patsias 

 

[NDLR : À lire aussi, la suite de cet article, où l'auteure revient sur sa réception : Vous avez dit... mobbing?]

Si vous êtes chercheur dans une université, il y a de fortes chances que vous ayez initié un mobbing,  participé à un mobbing, ou détourné les yeux d’un mobbing. Pourquoi? 1. Parce que les mobbeurs, actifs et passifs, ne sont pas des sadiques ou des sociopathes, mais des gens parfaitement ordinaires. 2. Parce que les universités sont des organisations qui favorisent le mobbing. 3. Parce que, de fait, le mobbing est endémique dans les universités1.

Définir

Avant d’aller plus loin, clarifions la terminologie. Au Québec, le mobbing n’existe pas. En effet, la Loi sur les normes du travail se contente de parler de « harcèlement psychologique », une dénomination vague recouvrant plusieurs phénomènes. Si de nombreux chercheurs et intervenants parlent plutôt de « harcèlement psychologique collectif » pour designer le mobbing, on ne trouve aucune occurrence de ce syntagme dans le document de la Commission des normes du travail qui présente la Loi, son interprétation, et la jurisprudence2.

Le mobbing est un grave dysfonctionnement organisationnel, que la qualification tant de « harcèlement » que de « psychologique » masque entièrement, même si on y appose l’adjectif « collectif ». Mobbing vient du terme anglais mob, qui désigne un regroupement plus ou moins incontrôlable de personnes cherchant à exercer de la violence. De fait, cette définition pointe vers quatre traits essentiels du mobbing. 1. C’est un processus collectif. 2. C’est un processus violent, et même d’une extrême violence, que la littérature spécialisée compare au génocide et au viol. 3. Cette violence est délibérée. 4. La psychologie individuelle des agresseurs et de leur victime ne fournit aucune clé pour comprendre le phénomène.

Le mobbing est souvent assimilé au bullying; or les deux phénomènes devraient être distingués3. Le bullying est une forme de harcèlement psychologique puisque la victime souffre consciemment, jour après jour, des remontrances, des reproches, des demandes de performance irréalistes, des critiques, des insultes, des pressions, des sautes d’humeur, sans jamais voir reconnaître la valeur du travail qu’elle accomplit. Le scénario typique est celui du directeur qui victimise sa secrétaire4. Cette dynamique, pour accablante qu’elle soit, peut se régler relativement facilement quand des supérieurs hiérarchiques ou le service des ressources humaines sont alertés. La victime est alors mutée dans une autre unité de l’organisation.

Le mobbing en milieu de travail

Alors, qu’est-ce que le mobbing en milieu de travail? C’est un processus concerté d’élimination d’un employé, qu’il vaut mieux appeler « la cible » plutôt que « la victime » pour bien marquer le caractère éminemment stratégique et délibéré du processus. Un employé, un collègue, est désigné comme cible par un petit groupe de mobbeurs instigateurs parce qu’il nuit à ce qu’ils considèrent être leurs intérêts. Cette notion recouvre un éventail de situations : le collègue ne partage pas leur conception de l’organisation, il gagne un salaire plus élevé qu’eux, il questionne certaines de leurs pratiques, il est performant et risque de leur faire de l’ombre, il ne joue pas le rôle que leur script avait prévu, il a obtenu le poste qu’un de leurs amis aurait dû obtenir, etc. S’abritant derrière l’épouvantail d’une prétendue menace pour l’organisation incarnée par ce collègue, les mobbeurs instigateurs vont alors entreprendre de l’exterminer en utilisant les moyens les plus sales5.

La dynamique du mobbing se résume ainsi : d’abord la cible est condamnée, puis les preuves de sa « culpabilité » sont fabriquées6. Une campagne de mobbing réussie débouche sur l’un des résultats suivants. 1. Le congédiement de la cible. Très fréquent dans les entreprises privées, à l’université il prend généralement la forme d’un refus d’attribution de la permanence; 2. Sa démission; 3. Son départ anticipé à la retraite; 4. Son départ permanent ou récurrent en congé maladie. Ces trois dernières formes sont les plus répandues chez les professeurs d’université; 5. Le retrait de toutes ses tâches. C’est le fameux « tablettage » des fonctionnaires; 6. Son suicide. A l’université, 12 % des cibles finiraient par se suicider7.

Trois questions se posent immédiatement. Celle du choix de la cible, celle des moyens utilisés par les mobbeurs, et celle de l’efficacité de leur action. Pour qu’une stratégie soit mise en œuvre afin d’exterminer telle personne sur un lieu de travail, n’est-il pas raisonnable de croire que cette dernière présente des caractéristiques spécifiques? Autrement dit, à quel type d’individus, à quel profil psychologique ou social, les cibles appartiennent-elles? La réponse est sans appel : « à aucun ». S’il est une qualité qu’on peut reconnaître au mobbing, c’est son égalitarisme. La recherche sur le mobbing, qui a débuté dans les années 1980, a été incapable de mettre en évidence d’éventuels traits distinctifs des cibles. En d’autres termes, n’importe qui est susceptible d’être mobbé, il suffit qu’un contexte propice soit réuni8.

Ce qui nous amène à la question des moyens d’extermination employés par les mobbeurs. Ce sont toujours les mêmes, et ils ont été parfaitement répertoriés par les chercheurs. La méthode est simple : c’est l’utilisation d’une communication dite « non éthique » ou « négative », en vue de la destruction sociale de la cible, c’est-à-dire de sa complète ostracisation. Il s’agit de transformer la cible en « Autre », de la réduire à un statut infrahumain, de l’isoler socialement en l’entourant d’un véritable cordon sanitaire, afin de justifier son élimination de l’organisation selon l’une ou l’autre des six modalités citées plus haut. Le catalogue des techniques est très riche. Les rumeurs, les humiliations publiques, les mensonges, le dépôt de plaintes, le plus souvent anonymes, les sourires méprisants, la rétention d’information, l’envoi de correspondance menaçante ou haineuse, les moqueries, le placardage du poste de travail et d’autres espaces de l’organisation, les accusations injustifiées, le commérage, les convocations par les supérieurs « collégiaux » ou hiérarchiques, la déformation des faits, les sous-entendus, la diffamation, les réunions secrètes pour discuter « du cas », les regards de connivence, la déstabilisation psychologique par imputation incessante de fautes morales, l’intimidation, etc9.

Peu importe les contenus de cette communication négative, peu importe que l’on raconte que la cible est une lavette, ou qu’elle est trop sûre d’elle, le mobbing a pour finalité et pour résultat effectif et universel de cadrer la cible comme une personne avec qui il est impossible de travailler. La recherche a en effet mis en évidence les caractérisations stéréotypées et invariantes imputées à la cible :

  • fauteur de trouble
  • exerce un effet délétère sur l’organisation
  • n’a pas l’esprit d’équipe -ce qui à l’université se traduit par « manque de collégialité »
  • n’est pas respectée par la direction ou par les collègues « séniors »
  • souffre de maladie mentale
  • pose trop de questions
  • ne partage pas la culture du groupe
  • est dotée d’une personnalité difficile
  • résiste aux injustices
  • est détestée par ses pairs
  • refuse d’écouter les conseils
  • et, dernière trouvaille, pratique le bullying. La « lutte contre les bullies » est devenue une technique de mobbing de premier plan parce qu’elle offre aux mobbeurs une « justification » morale extrêmement puissante10.

Aux techniques de communication négative proprement dites, le mobbing ajoute une panoplie de techniques vexatoires tels les obstacles posés à l’accomplissement de la tâche normale, les enquêtes officielles et officieuses, l’exclusion de tous les comités et fonctions de responsabilité, le monitorage de type policier, l’attribution de tâches impossibles à réaliser ou très en deçà des compétences, le refus des promotions, la fabrication de preuves d’activités illégales ou immorales, les sanctions disciplinaires, le détournement systématique des procédures et règles officielles, l’adoption de « règles » ad hoc, etc. Soulignons que toutes ces techniques sont employées dans le mobbing académique. Sont ainsi réduits à néant la réputation, la crédibilité, le pouvoir personnel, et la capacité d’influence de la cible. À travers ce déferlement d’agressions méthodiquement déployées pendant des mois et des années, la cible finit par être complètement ostracisée. Comme dans le totalitarisme, si elle tente de se défendre on y voit une preuve supplémentaire de sa « déviance ». Comme dans le viol, elle est tenue entièrement responsable et blâmée pour la violence qui lui est faite. Comme dans le génocide, elle devient une non-personne. Si, contre toute attente, la phase finale du mobbing échoue, si la cible n’est pas physiquement expulsée de l’organisation, elle y demeurera exclue à vie. Le mobbing est un meurtre social et, par définition, on ne survit pas à son propre meurtre. Dit autrement : le stigmate social causé par un mobbing est indélébile.

Ce qui nous amène à la troisième question posée plus haut. Comment l’action d’une poignée de mobbeurs peut-elle être aussi effroyablement efficace? Essentiellement parce que le mobbing se déploie sur deux niveaux, celui du groupe et celui de l’organisation.

A l’échelle du groupe

Dans une première phase, les mobbeurs instigateurs mettent en œuvre la stratégie concertée de communication non éthique au sein de l’unité à laquelle la cible appartient, département universitaire ou autre. On vient d’en passer en revue les techniques. Cette stratégie permet de recruter des mobbeurs de deuxième génération qui disséminent à leur tour l’information négative. Les plus zélés sont ceux qui possèdent des motivations personnelles, tel carriérisme, rancœur ou envie face à la cible, etc. La communication négative finit par polluer tous les corridors, et encrasser l’ensemble des circuits de communication formels et informels. Plus les mobbeurs instigateurs sont influents, plus leurs réseaux sont étendus, plus la stratégie est efficace et les résultats rapides. Tous les membres du groupe finissent par prendre part au mobbing, soit activement, soit passivement en prétendant ne pas voir la violence dont ils sont témoins. Même les gens qui gravitent dans l’environnement de l’unité et ne connaissent pas la cible ou ne l’ont jamais vue, sont persuadés qu’elle est une grave nuisance et servent de courroie de transmission à l’information négative. Ce processus de recrutement est parfois comparé à une contagion virale : le virus se répand à une vitesse foudroyante et finit par infecter tout le groupe et son environnement. Cette analogie doit toutefois être évitée parce qu’elle exonère les mobbeurs : un virus n’agit pas de manière délibérée.

Comment expliquer que des individus « normaux » se livrent à un comportement collectif aussi violent? La réponse est simple et possède deux versants. D’une part, la pression du groupe, qui les conduit à adopter des comportements complètement aberrants et irrationnels qu’ils n’adopteraient pas spontanément11. D’autre part, la culture organisationnelle et la tolérance pour ce type d’agissements au sein de la direction.

L’impact de la campagne de mobbing est radical : la cible se retrouve socialement isolée même si elle œuvre dans l’unité depuis des années, même si elle a toujours été respectée et appréciée de ses collègues et de ses supérieurs hiérarchiques, ou « collégiaux » dans les universités, même si elle y occupe une fonction de direction. Du jour au lendemain, elle se retrouve privée de toute forme de contact informel avec les autres membres du groupe. Au sortir d’une réunion, les personnes présentes continuent de discuter entre elles, mais l’ignorent. Quand la porte de son bureau est ouverte, personne ne s’arrête pour lui dire bonjour. Si elle a encore le courage de s’adresser à ses collègues, ceux-ci l’évitent ou mettent rapidement fin à l’échange. Si elle participe encore à des réunions, les assemblées départementales par exemple, les chaises à côté d’elle demeurent vides. Parce qu’il s’inscrit dans la spatialité, cet isolement social est directement observable par tous les membres du groupe. Il y a ainsi autorenforcement du mobbing : chacun se dit que puisque la cible est si manifestement isolée, elle doit effectivement être pathologique et représenter un très grave danger.

Le statut de non-personne et l’exclusion sociale affectent aussi l’organisation du travail. Le nom de la cible est rayé des listes de convocation aux réunions; des administrateurs, des responsables d’unités ou des directeurs de programmes cessent de répondre à ses courriels; elle est minutieusement écartée de la mise en place des nouveaux projets, telles les publications collectives dans les universités; ses initiatives sont systématiquement dénigrées et bloquées. Invariablement, les collègues qui étaient devenus ses amis se retournent contre elle, soit passivement en ne la défendant pas, soit activement en la trahissant. Ce sont d’ailleurs les personnes les plus proches de la cible que les mobbeurs instigateurs tentent de recruter en priorité. S’ils parviennent à leur faire commettre une première petite trahison, et généralement ils réussissent, ces personnes retournent leur veste et deviennent des mobbeurs actifs12. Trois facteurs expliquent l’importance accordée au recrutement des amis de la cible. 1. Ils possèdent des informations privées qui peuvent être utilisées contre elle (« Roger dit que son fils se drogue et que sa fille est anorexique »). 2. Leur participation à la campagne est la meilleure preuve que la cible mérite d’être liquidée (« même Cécile admet qu’il manque de jugement »). 3. De toutes les violences subies par la cible, la trahison des amis est la plus douloureuse et la plus destructrice. Elle dégrade radicalement sa perception du monde et des autres, et augmente les chances qu’elle quitte d’elle-même l’organisation.

A l’échelle de l’organisation

Dans une deuxième phase, le mobbing dépasse le groupe, l’unité de travail, et se répand à l’ensemble de l’organisation. Les directions sont aussi mobilisées dans l’agression13. En entreprise, ce sont le service des ressources humaines, des directeurs de division, et des vice-présidents qui se retrouvent impliqués. A l’université, le service du personnel enseignant, des vice-recteurs, et des doyens. On serait porté à croire que des personnes se trouvant à distance du groupe et occupant des postes à responsabilités s’inquiéteront de la violence qui se déchaîne au sein de leur organisation et prendront des mesures pour y mettre fin. Or, c’est exactement le contraire qui se produit. Au mieux, les directions laissent faire. Au pire, elles participent activement -et cela est monnaie courante. Les dirigeants et responsables de l’organisation deviennent donc eux-mêmes des mobbeurs, passifs ou actifs.

Cet élargissement de la campagne en décuple l’impact de manière exponentielle. La cible devient officiellement « un cas », connu dans l’ensemble de l’organisation. Elle était exclue par ceux qu’elle côtoie quotidiennement, elle est maintenant jugée et méprisée quand elle sort de son unité. Désormais, tous les gens qu’elle croise savent qui elle est, plus personne ne l’aborde comme un membre ordinaire de la communauté. Cette dynamique augmente considérablement la probabilité que la phase finale réussisse. D’une part, le congédiement, l’inscription de blâmes officiels au dossier, et la suspension, ne peuvent être prononcés que par l’employeur, c’est-à-dire l’organisation. Rappelons que ces mesures disciplinaires peuvent toutes être exercées contre les professeurs d’université, fussent-ils permanents. D’autre part, ne pouvant trouver refuge dans aucun lieu de l’organisation, la cible a toutes les chances de démissionner, de prendre un congé maladie, de partir en retraite anticipée, voire de se suicider.

L’implication de l’organisation remplit deux autres fonctions cruciales pour la réussite de la campagne.

Première fonction : persuader la cible que le problème vient d’elle. Dans la série Hannibal, un criminel anthropophage ampute la jambe d’une victime et la lui fait manger sous forme de rôti. Faire participer la victime à la violence qu’on exerce sur elle, voilà peut-être l’aspect le plus ignoble du mobbing. A cette fin, les mobbeurs instigateurs, de concert avec les ressources humaines et la direction, utilisent deux moyens.

Premier moyen, les réunions avec la cible, qui peuvent prendre la forme de rencontres « amicales » et/ou de convocations à caractère disciplinaire. Le but de cette manœuvre est de mettre la cible sur la défensive et de la déstabiliser en lui présentant des « preuves » qu’elle a un problème et ne fonctionne pas adéquatement dans l’organisation.

Second moyen, l’offre « d’aide » qui prend différentes formes selon la législation du travail en vigueur dans le pays, et selon le type d’organisation concerné. L’une des plus courantes est le programme de soutien aux employés, qui inclut la psychothérapie. D’emblée, celle-ci marque que la situation est par essence psychologique plutôt qu’organisationnelle. Une autre forme « d’aide » est la médiation entre la cible et les mobbeurs instigateurs, systématiquement proposée dans les organisations dotées d’une politique anti-harcèlement, ce qui est le cas des universités au Québec et ailleurs. La simple offre de médiation pose que la cible n’est pas victime d’une agression collective et soutenue, mais participe à un « différend » entre des employés dotés d’un pouvoir égal. Et pendant son déroulement, la médiation fonctionne comme technique de mobbing précisément à cause du profond déséquilibre de pouvoir entre une cible isolée et affaiblie, et un groupe d’agresseurs en position de force14.

Seconde fonction exercée par l’organisation : remuer de la boue. Comme on ne peut pas congédier, suspendre, blâmer, inciter à la retraite, ou refuser la permanence à un employé sur la base de rumeurs, d’opinions personnelles, et de ragots, il faut monter un dossier de « preuves » qui justifient l’agression. De concert avec les ressources humaines, les mobbeurs instigateurs – qui occupent souvent eux-mêmes des positions de pouvoir – détournent les règles officielles et produisent de façon méthodique un ensemble d’éléments qui « prouvent » que la cible pose problème et n’exécute pas son travail correctement. Refont ainsi surface des mémos, des rapports d’évaluation, des échanges courriels qui, mis ensemble et sortis de leur contexte, jettent sur la cible une lumière défavorable. Les pièces ressorties remontent souvent à des années, et n’avaient évidemment posé aucun problème à l’époque parce qu’elles sont tout à fait banales. Par exemple, un collègue qui a quitté l’organisation depuis longtemps affirme dans un mémo que la cible n’a pas bouclé un dossier dans les délais requis. L’ancien directeur du programme de maîtrise demande dans un courriel si la cible est en conflit d’intérêts pour l’évaluation de tel mémoire.

Dans les universités, les évaluations d’enseignement produites par les étudiants sont systématiquement mobilisées, et ce, pour deux raisons. D’une part, tous les professeurs ont déjà fait l’objet d’évaluations négatives. Or, dans une campagne de mobbing deux évaluations négatives sur deux cents suffisent pour « démontrer » que le professeur est incompétent. D’autre part, les étudiants peuvent facilement être présentés comme les martyrs d’une cible sanguinaire qui les humilie et les accable. On rejoint ici le mobbing politiquement correct, grandement favorisé par l’(auto)infantilisation des étudiants qui sévit aujourd’hui dans les universités15.

Certaines pièces peuvent aussi être produites, dont la cible ignorait entièrement l’existence. Pourquoi? Parce qu’elles proviennent non pas de son dossier d’employé officiel, mais d’un dossier parallèle, appelé en anglais shadow file16, et auquel les employés n’ont jamais accès parce que légalement un dossier doit être strictement factuel. Or, les dossiers parallèles sont de véritables poubelles organisationnelles qui rassemblent des traces, rédigées par des conseillers des RH, des collègues, ou des directeurs d’unités, de rumeurs sordides, d’accusations invraisemblables, d’opinions subjectives, de plaintes jamais investiguées, etc. Les universités font partie des organisations qui conservent des dossiers parallèles, et ce, à différents échelons (département, RH, directeurs de programmes, etc.)17. Comment expliquer la conservation de dossiers parallèles? Par la culture d’hostilité envers les employés qui sévit dans de très nombreuses organisations. Cette culture suppose 1. Que chaque employé est susceptible de devoir un jour être liquidé, quels que soient le mérite et l’étendue de ses contributions. 2. Qu’il sera nécessaire d’utiliser des moyens sales18.

Phase finale

Si tout se passe comme prévu, le déploiement de la campagne de mobbing aux deux niveaux débouche sur la phase finale. La cible est définitivement expulsée de l’organisation selon l’une des modalités présentées plus haut. Quand on l’envisage à partir de sa dynamique, le mobbing peut être qualifié de terrorisme organisationnel19.

Choc post-traumatique

L’emploi étant le moyen de pourvoir aux nécessités de la vie, certains auteurs considèrent le mobbing en milieu de travail comme une menace à la vie. Cette analyse est certainement juste, mais il faut ajouter que lorsque les cibles se suicident, on quitte l’ordre de la menace pour entrer dans celui de l’homicide. Les effets dévastateurs du mobbing ne relèvent pas non plus de la menace. D’une criante et douloureuse réalité, ils sont de quatre ordres :

1. Impact professionnel

  •     Perte d’identité professionnelle
  •     Stigmatisation et destruction de la réputation
  •     Désinvestissement professionnel
  •     Difficulté à retrouver un emploi
  •     Chômage permanent

2. Impact psychosocial

  •     Solitude et isolement
  •     Perte de relations de travail signifiantes
  •     Perte de confiance envers les autres
  •     Perte de la croyance en un monde juste et vivable
  •     Destruction des relations familiales et amicales

3. Impact physique

  •     Maladies cardiaques
  •     Maladies gastro-intestinales
  •     Épuisement
  •     Maux de tête
  •     Insomnie chronique
  •     Cauchemars
  •     Mort

4. Impact psychologique

  •     Dépression
  •     Anxiété
  •     Syndrome du choc post-traumatique

La sévérité du choc post-traumatique dans lequel vivent les cibles de mobbing n’est comparable qu’à celle que provoque une autre forme d’agression : le viol20. Même les survivants d’écrasements d’avion ne présentent pas de niveaux de traumatisme aussi élevés21. La prévalence et la morbidité du mobbing en font, pour de nombreux chercheurs et intervenants, un problème de santé publique majeur.

La violence du mobbing n’impacte pas seulement la cible. Divorce, perte de sécurité financière à long terme, dégradation de la santé physique et psychologique, conscience du déni de justice, réduction drastique des revenus, isolement socioprofessionnel, perte de confiance envers autrui, destruction de la réputation, ont des effets dévastateurs sur les enfants, les conjoints, les parents, et les amis des cibles. Les membres du groupe et de l’organisation où travaille la cible subissent eux aussi des effets délétères. Devant le déni de justice perpétré par son organisation, la cible peut, en désespoir de cause, recourir à la violence physique, ce qu’on appelle en anglais going postal en référence aux nombreux épisodes de meurtres de mobbeurs par des cibles survenus dans le service postal américain. Le mobbing soumet donc ses adeptes au risque d’être assassinés ou blessés physiquement. L’autre épreuve à laquelle il soumet les employés, et celle-là se vérifie dans toutes les campagnes, est l’obligation de travailler dans des conditions toxiques. Certains employés affirment qu’il existe sur leur lieu de travail un véritable climat de terreur. Dans ces conditions, se rendre à son travail équivaut à se rendre tous les matins en zone de guerre. Nombreux sont ceux qui se soumettent à la pression du groupe parce qu’ils ont peur et sentent confusément que n’importe qui peut devenir une cible, à commencer par eux-mêmes. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) considère pourtant qu’un lieu de travail doit protéger non seulement la santé et la sécurité physiques des travailleurs, mais aussi leur santé et leur sécurité psychosociales. La culture organisationnelle et l’organisation du travail devraient donc s’efforcer de réduire les risques psychosociaux.

Sévérité du mobbing académique

Certaines organisations résistent effectivement au mobbing et promeuvent la santé psychosociale de leurs employés. Ce n’est pas le cas des universités qui, bien au contraire, sont connues pour favoriser le mobbing. Beaucoup de gens croient que ce sont des organisations entièrement différentes des entreprises privées ou des administrations publiques. Ils s’imaginent qu’elles sont un espace unique de liberté, qui stimule l’intelligence, cultive l’indépendance d’esprit, valorise l’originalité, promeut la collégialité, encourage le pluralisme, et respecte le personnel, à commencer par les professeurs. Hélas, la sévérité du mobbing académique pulvérise ce fantasme. Les universités, à l’instar des établissements de soins de santé et des administrations publiques, sont de véritables creusets pour le mobbing. Il est cependant difficile de quantifier le phénomène, à l’université comme ailleurs. La plupart des études se contentent d’aligner des séries de chiffres de diverses provenances géographiques et organisationnelles, concernant différentes catégories d’employés, et omettent de distinguer le mobbing du bullying. Toutes organisations confondues, on peut penser qu’un tiers des employés sont ou ont été des cibles22.

Les universités sont dotées de politiques contre le « harcèlement psychologique ». Mais étant donné les facteurs suivants, leur efficacité pour combattre le mobbing est à toutes fins pratiques nulle :

1. Les législations contre le « harcèlement psychologique » adoptées ces dernières années ont tendance à ignorer le caractère collectif et stratégique du mobbing. Au Québec, l’article 81.18 de la Loi sur les normes du travail affirme : « Pour l’application de la présente loi, on entend par « harcèlement psychologique » une conduite vexatoire se manifestant soit par des comportements, des paroles, des actes ou des gestes répétés, qui sont hostiles ou non désirés, laquelle porte atteinte à la dignité ou à l’intégrité psychologique ou physique du salarié et qui entraîne, pour celui-ci, un milieu de travail néfaste. Une seule conduite grave peut aussi constituer du harcèlement psychologique si elle porte une telle atteinte et produit un effet nocif continu pour le salarié ». Cette définition fait nettement obstacle à la reconnaissance de la spécificité du mobbing et, conséquemment, à son identification dans une situation donnée.

2. Dans la foulée des législations, les politiques de prévention du « harcèlement » instaurées dans les universités sont adaptées essentiellement au harcèlement interindividuel. Elles concernent a) des comportements plutôt qu’une stratégie ; b) individuels plutôt que collectifs ; c) irréfléchis plutôt que délibérés. La politique HR-38 de l’Université Concordia, par exemple, énonce : « taking appropriate action (…) should include (…) telling the person who is misbehaving to cease the behaviour. Many people will change their behaviour if they know it offends.”23. On voit qu’une telle recommandation n’a strictement aucune pertinence en matière de mobbing.

3. Lorsqu’ils sont mis au courant d’une situation « problématique », l’instance ou les responsables de la prévention du « harcèlement » dans les universités proposent généralement une médiation entre la cible et ses agresseurs. Or, la médiation n’est pas adaptée au mobbing, et se transforme fréquemment en technique vexatoire pour les raisons identifiées plus haut.

4. Cette instance ou ces responsables de la prévention font partie de l’organisation et ne sont pas imperméables à ce qui s’y passe. Tout comme les autres niveaux hiérarchiques et instances, ils peuvent être recrutés dans une campagne de mobbing, et ce, de différentes manières. Par exemple, les mobbeurs instigateurs peuvent invoquer une situation devenue « tendue » et demander une médiation sous prétexte de rétablir la communication avec la cible.

5. Les syndicats de professeurs, quand ils existent, ne se préoccupent pas du mobbing. Ils défendent certes les cibles qui ont perdu leur emploi ou sont menacées de le perdre, par non-attribution de la permanence ou par congédiement, mais laissent à la partie patronale le soin de faire respecter la politique « anti-harcèlement ». Notons que ce positionnement aggrave l’impact du mobbing sur les cibles. Une étude financée par la Fédération québécoise des professeures et professeurs d’université (FQPPU) affirme : « On a aussi constaté que les effets du harcèlement sont grandement aggravés par (…) l’attitude très frileuse de certains syndicats…»24.

6. Les syndicats de professeurs ne sont pas non plus imperméables à ce qui se passe dans l’organisation. Ils peuvent eux aussi être recrutés dans une campagne de mobbing. Des officiers du syndicat peuvent, par exemple, être membres de l’unité à laquelle la cible appartient.

7. La culture organisationnelle des universités interdit d’admettre, et même de concevoir, qu’un employé puisse être ciblé par un groupe d’autres employés. Les collègues, les administrateurs, les ressources humaines, et la direction, réduisent presque tous le mobbing à un conflit de personnalité entre deux ou plusieurs professeurs, et estiment que les deux parties partagent une égale responsabilité dans le prétendu conflit. Ils ont en outre une tendance très nette à blâmer la « personnalité » de la cible, qui soi-disant provoque ou aggrave ledit « conflit ».

8. L’impact du mobbing sur les cibles est plus grave dans les universités que dans d’autres milieux de travail. Une explication est que ces organisations sont toxiques, mais prétendent paradoxalement cultiver le respect et le bien-être de leurs employés. Les cibles de mobbing académique s’attendent donc tout naturellement à être protégées par leur université. Mais étant donné l’écart abyssal entre les valeurs proclamées officiellement et le fonctionnement réel des organisations universitaires, les cibles ne sont pas défendues. Elles font ainsi face à une dissonance cognitive, et vivent comme une trahison l’absence d’intervention de leur employeur.

Quand elles ont la force de se défendre, l’option qui s’offre aux cibles est de recourir à une action judiciaire, dont elles doivent assumer les coûts gigantesques en temps de préparation, en tourment psychologique, en surcroit de travail et de fatigue, lors même qu’elles sont déjà en situation de détresse. Si elles sont syndiquées, et rappelons que tous les professeurs d’université ne le sont pas, elles peuvent déposer un grief via leur syndicat. Si elles ne sont pas syndiquées, elles peuvent entamer contre leur employeur une poursuite judiciaire, dont elles doivent en plus assumer les coûts financiers faramineux.

Nous en sommes tous les victimes

Que nous soyons vice-doyen aux études, doyen, professeur, étudiant, conseiller aux RH, assistant administratif, recteur, ou agent de planification, la prochaine fois que nous serons exposés à une communication non éthique sur un professeur, que nous remarquerons qu’une opinion négative sur un collègue est en apparence universellement partagée, que nous constaterons qu’une personne semble devenir objet d’isolement, plaçons-nous en état d’alerte et posons-nous des questions. L’estime que j’ai de moi-même sera-t-elle améliorée si je participe à une attaque de groupe contre une personne seule et sans pouvoir? Suis-je déterminé à faire subir à ses enfants des blessures et traumatismes qui perturberont irrémédiablement le cours de leur vie? Jusqu’où suis-je prêt à aller pour anéantir son conjoint? Quelle est la quantité de souffrance que je veux infliger à sa mère, une femme qui agonisera littéralement en voyant sa fille ou son fils se faire exterminer?25

En l’absence de questionnement sur les conséquences de nos actions, au final nous sommes tous les victimes du mobbing. Pourquoi? Parce qu’il parvient à ravaler la grande majorité d’entre nous au rang de minables petits tortionnaires26.

 

Commentaires

  • Ouf, un article époustouflant sur le mobbing. Pas de rectitude politique ni de langue de bois dans ça! Bravo. Je suis certain que tout le monde qui va lire ça auront immédiatement un cas précis qui leur reviendra en mémoire et les interpellera! Ils se diront "Hey! J'ai déjà fait ça moi aussi!"
        Jean Goulet, Université de Sherbrooke
  • Bonjour,
    Je viens de lire la chronique d’Ève Séguin sur le mobbing. J’en suis soufflée. Par sa profondeur, sa puissance, sa précision et sa finesse descriptive.  Je la ferai circuler autour de moi et auprès de mes classes. Le scénario se produit aussi dans les groupes d’étudiants et d’étudiantes et au cœur même des associations et syndicats, des groupes communautaires… Le comprendre, c’est déjà voir. Voir, c’est déjà s’outiller pour prévenir.
    Merci de ce texte éclairant
        Johanne Lessard, Université Laval
  • Bonjour,
    Suite à cet article, je vous informe que je vis exactement ce que vous décrivez avec précision en termes de harcèlement mobbing. Votre article circule dans nos universités et de nombreux enseignants deviennent conscients des dangers de cette forme de management du pire.
    Merci encore pour vos travaux.
    Cordialement
        Serge Dufoulon, Université Grenoble Alpes (UGA)
  • Si les faits ne s'étaient pas passés il y a plus de 35 ans, je croirais presque que Mme Séguin s'est inspirée – à la lettre! – de l'expérience de terrorisme organisationnel dont j'ai été la cible, non dans une université, mais dans une OSBL du domaine de l'éducation. Et il y a pire : le patron à l'origine de ce terrorisme et ses alliées ont poursuivi leur mobbing bien après mon congédiement, déterminés à neutraliser le blâme qu'ils ont essuyé de la part de deux arbitres qui m'ont tout à fait exonérée. À cette fin, ils se sont employés à salir ma réputation et je me trouve tout à fait ostracisée par des gens qui n'ont aucune raison de me traiter de la sorte. Cet article m'a considérablement aidée en mettant des mots sur mon expérience et en la cadrant dans un contexte qui me permet de mieux l'objectiver. Ce dont je vous remercie infiniment!
       Monique Ouellette
  • Réflexions et analyses pertinentes. J'ai moi-même (et je suis encore à certains niveaux) été plongé dans l'engrenage du mobbing.
       Frédéric Laflamme, UQAM

 


Références et lectures suggérées

  • Arendt, Hannah (1963) Eichmann in Jerusalem : A Report on the Banality of Evil. New York : Viking Press
  • Commission des normes du travail (2015) Interprétation et jurisprudence. Loi sur les normes du travail, ses règlements et loi sur la fête nationale. Québec : Direction des communications, Commission des normes du travail
  • Concordia University (2011) Policy on harassment, sexual harassment and psychological harassment. Policy Number HR-38, Human Resources, 28 septembre
  • Duffy, Maureen & Sperry, Len (2014) Overcoming Mobbing. Oxford : Oxford University Press
  • Duffy, Maureen & Sperry, Len (2007) “Workplace Mobbing: Individual and Family Health Consequences”, The Family Journal 15(4) : 398-404
  • Friedenberg, Jane (2008) “The Anatomy of an Academic Mobbing”, Hector Hammerly Memorial Lecture, University of Waterloo, 11 avril. En ligne
  • Harper, Janice (2011) “Top Ten Reasons to Rethink Anti-Bully Hysteria”, The Huffington Post, 15 décembre. En ligne
  • Harper, Janice (2010) “Just Us Justice. The Gentle Genocide of Workplace Mobbing”. En ligne
  • Kipnis, Laura (2015) “Sexual Paranoia Strikes Academe”, The Chronicle of Higher Education, 27 février. En ligne
  • Leclerc, Chantal et al. (2005) “La collégialité détournée : les racines organisationnelles du harcèlement psychologique dans les universités”, Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé 7(2) : 2-20
  • Leymann, Heinz & Gustaffson, Annelie (1996) “Mobbing at Work and the Development of Post Traumatic Stress Disorders”, European Journal of Work and Organizational Psychology 5: 251-275
  • Leymann, Heinz (1990) “Mobbing and Psychological Terror at Workplaces”, Violence and Victims 5(2) : 119-126
  • Lukianoff, Greg & Haidt, Jonathan (2015) “The Cuddling of the American Mind”, The Atlantic, septembre. En ligne
  • Martin, Brian & Peña Saint Martin, Florencia (2014) “Public Mobbing : A Phenomenon and its Features”. Traduction de “El mobbing en la esfera pública: el fenómeno y sus características”, pp. 91-114 in González, Norma (ed), Organización social del trabajo en la posmodernidad: salud mental, ambientes laborales y vida cotidiana. Guadalajara, Jalisco, México: Prometeo Editores. En ligne
  • Schlosser, Edward (2015) “I'm a Liberal Professor, and my Liberal Students Terrify Me”, Vox, 3 juin. En ligne
  • Segal, Lorraine (2010) “The Injury of Mobbing in the Workplace”. En ligne
  • Shulevitz, Judith (2015) “In College and Hiding from Scary Ideas”, The New York Times, 21 mars. En ligne
  • Soares, Angelo (2005) “Le harcèlement psychologique, le syndrome du stress post-traumatique et le soutien social”, in Battistelli Depolo, A. & Fraccaroli, F. (dir). La qualité de la vie au travail dans les années 2000. Bologna : CLUEB
  • Stokes, Sandra & Klein, Sheri (2008) “In their Own Words. Academic Mobbing: Is Gender a Factor?”, Women in Higher Education. En ligne
  • Tenner, Ioan (2004) Mobbing, bullying, harcèlement – le désenchantement d’homo faber. Mémoire de diplôme DESS en Ressources Humaines. Université de Genève. En ligne
  • Westhues, Kenneth (2002) “At the Mercy of the Mob”, Canada's Occupational Health & Safety Magazine 18(8) : 30-36

Notes

  • 1Le mobbing en milieu de travail est un objet majeur des politiques publiques, comme en témoignent les législations adoptées ces dernières années dans de nombreux pays, dont le Québec. Il rappelle, si besoin était, l’importance politique du travail dans les sociétés capitalistes. Le mobbing touche très sévèrement ces « travailleurs de la preuve » que sont les chercheurs professeurs d’université. En traiter dans une chronique sur les rapports entre politique et science relève donc de la nécessité. Soulignons que le présent texte n’est pas un article scientifique mais un portrait du processus universel de mobbing, qui s’inspire largement de l’ouvrage magistral de Duffy & Sperry (2014). Les formes concrètes que prend une campagne de mobbing sont fonction du lieu de travail concerné. Dans le mobbing de professeurs d’université, par exemple, les étudiants jouent toujours un rôle-clé, ce qui n’est évidemment pas le cas dans le mobbing d’infirmières en milieu hospitalier. Mais la dynamique sous-jacente est invariante, quel que soit le milieu de travail. Cette dynamique inexorable encercle les victimes et ne leur laisse aucune chance. C’est cette inexorabilité que le présent texte tente de restituer. L’objectif n’est donc pas tant d’apporter des explications, d’établir des distinctions analytiques, de fournir des données empiriques, et de proposer des solutions, que de frapper les lecteurs, universitaires et autres, qui ne voient pas forcément la séquence complète, la terreur méthodique qu’elle déploie, même quand ils ont déjà été en contact avec le phénomène. Cela est si vrai que la plupart des gens n’ont même jamais entendu le mot « mobbing ». Or, pour combattre un fléau, il faut être capable de le nommer.
  • 2Commission des normes du travail, 2015.
  • 3Une partie des chercheurs estiment qu’il n’est pas pertinent de distinguer bullying et mobbing. D’autres considèrent cette distinction essentielle parce que les deux phénomènes obéissent à des dynamiques différentes et qu’en termes de prévention et de « cure », ils appellent des réponses différentes. Je me range clairement avec ces derniers. Le bullying n’a pas pour objectif l’élimination de la cible, et il est plus immédiatement violent en ce sens que la victime en est consciente pratiquement depuis le début. La « beauté » du mobbing est qu’il faut du temps aux cibles pour s’apercevoir a) qu’il se passe quelque chose, b) que ce quelque chose est anormal. Certaines cibles n’en prennent d’ailleurs jamais conscience, mais adoptent des comportements de retrait « volontaire ». Le désaccord des auteurs sur la pertinence de distinguer bullying et mobbing s’explique peut-être par la confusion qui entoure ce dernier. S’il ressort de la littérature scientifique que le mobbing est bien un phénomène distinct, les chercheurs ont néanmoins beaucoup de mal à s’entendre sur une caractérisation précise. Tenner (2004) a identifié pas moins de 55 définitions et appellations associées! Le portrait que je brosse ici est centré sur ce que j’estime être les trois traits distinctifs du mobbing : son essence est le meurtre social, son mécanisme fondamental est l’information négative, et sa finalité est l’élimination de la cible.
  • 4Dans la jurisprudence québécoise, les situations traitées sont presque toutes des cas de bullying. Rien d’étonnant à cela puisque la loi ne tient pas compte du caractère collectif et stratégique du mobbing. Voir plus bas.
  • 5Appelés en anglais mobbing leaders, les mobbeurs instigateurs regroupent de deux à une douzaine d’individus. Ils peuvent former une équipe officielle au sein de l’organisation, par exemple le comité exécutif d’un département universitaire, ou être une agrégation informelle dont le seul lien est leur stratégie d’extermination d’un membre de l’organisation.
  • 6On reconnaît ici la dynamique des procès de Moscou.
  • 7Stokes & Klein, 2008. Un seul suicide suffirait pour démontrer la violence du mobbing académique même si, bien entendu, toutes les campagnes ne présentent pas la même virulence. Notons que le rapport entre mobbing et suicide est connu depuis les débuts de la recherche sur le sujet. Leymann (1990) estimait que de 10% à 15% du nombre annuel de suicides en Suède était lié au mobbing.
  • 8Les travaux qui tentent d’identifier les « personnes à risque » posent problème. D’une part, ce qui est déterminant, ce n’est pas la personne, c’est la situation. Et cela vaut même si la personne appartient à un groupe social faisant l’objet de discrimination. Une employée lesbienne est plus à risque qu’une employée hétérosexuelle d’être mobbée dans un magasin de téléphones portables. Mais cela ne vaut pas si elle est serveuse dans un bar gay. D’autre part, et cela est plus sérieux, quand on aligne les catégories de personnes dites « à risque », on finit par recouvrir tellement de situations qu’à peu près tout le monde s’y retrouve.
  • 9Certains chercheurs sous-estiment l’importance capitale de la communication non éthique parce que leur recherche repose essentiellement sur des entrevues avec des cibles. Or, si ces dernières ont une connaissance précieuse et indispensable du processus de mobbing, cette connaissance n’en demeure pas moins partielle. Des pans entiers de la campagne leur échappent, et au premier chef les rumeurs qui circulent à leur propos. Elles sont les dernières à les apprendre, et celles qui leur parviennent ne sont que la pointe de l’iceberg. Elles ne savent pas, et ne sauront jamais, tout ce qui a été dit à leur sujet.
  • 10L’anthropologue et cible de mobbing Janice Harper est l’auteure qui a le mieux mis en lumière cette évolution. La lutte contre le bullying appartient à ce qu’on peut appeler les « techniques de mobbing politiquement correctes ». Le combat contre le racisme et la dénonciation du harcèlement sexuel en font aussi partie.
  • 11De nombreuses études, y compris expérimentales, ont démontré la force extraordinaire de la pression du groupe, un processus psychosociologique qui n’a strictement rien à voir avec le Marquis de Sade. On trouve certes des « sadiques» parmi les mobbeurs, tout comme on trouve des « obsessifs-compulsifs » ou des « personnalités de type A ». Mais le sadisme n’est PAS ce qui explique le mobbing. Voilà précisément ce qui est terrifiant…
  • 12Pour gagner sur tous les tableaux, les amis de la cible peuvent adopter un comportement d’une exquise « subtilité », lequel consiste à faire mine de la défendre tout en justifiant l’agression, qui serait soi-disant provoquée par sa propre attitude. Sur le victim blaming, voir note 20.
  • 13Les mécanismes de propagation sont nombreux. Les dirigeants et responsables de l’organisation font partie des réseaux des mobbbeurs instigateurs, voire sont leurs amis ; La cible dépose une plainte auprès de l’instance de prévention du harcèlement ; Les mobbeurs instigateurs contactent le service des ressources humaines sous prétexte de demander conseil sur la manière de gérer « un collègue qui pose problème », ce qui génère toujours la même réponse des RH : « il faut monter un dossier ». Sur ce dernier point, voir plus bas.
  • 14Plusieurs chercheurs et intervenants recommandent aux cibles d’accepter la médiation. C’est tout le mérite d’auteurs comme Ken Westhues, Maureen Duffy, ou Brian Martin de contester la pertinence de ce conseil.
  • 15Sur cette évolution délétère voir Kipnis, 2015 ; Lukianoff & Haidt, 2015 ; Schlosser, 2015 ; Shulevitz, 2015. Sur le mobbing politiquement correct, voir note 10.
  • 16Il existe d’autres appellations mais shadow file est la plus…éclairante.
  • 17Voir par exemple la boite à outils du gestionnaire de University of Virginia : http://im.dev.virginia.edu/wp/managertoolkit/maintaining-supervisory-fi…, ou encore cette annonce de poste de coordinateur aux RH de Stanford University : http://scholarshipdb.net/jobs-in-United-States/Human-Resources-Coordina….
  • 18Rares sont les spécialistes du mobbing qui mentionnent, comme le font Duffy & Sperry (2014), l’existence des dossiers parallèles.
  • 19Le terme « psychoterror » introduit par Leymann est malheureux car il semble indiquer que le mobbing est un phénomène qui relève de la psychologie.
  • 20La comparaison avec le viol se fonde sur quatre considérations. 1. Le viol et le mobbing sont les deux formes de violence où un victim blaming intervient systématiquement et constamment. 2. Dans ces deux formes d’agression, les victimes sont rongées par la honte de l’agression qu’elles subissent. 3. Il est extrêmement difficile pour ces deux types de victimes de voir reconnaître qu’elles subissent bel et bien une agression, et d’obtenir réparation. 4. Les victimes de mobbing et de viol présentent un degré de traumatisme similaire et inégalé dans d’autres types d’événements traumatisants.
  • 21Soares, 2005.
  • 22Si aucune méta-analyse n’a été effectuée, il serait grand temps d’agir.
  • 23Concordia University, 2011: 2. Nous soulignons.
  • 24Leclerc et al., 2005 : 10.
  • 25Il va sans dire que ce questionnement n’est pas proposé comme solution pour mettre fin au mobbing. De nombreux moyens législatifs, culturels, et organisationnels, devront être mis en œuvre pour endiguer ce grave dysfonctionnement qui nuit autant aux organisations qu’aux cibles et à leur entourage.
  • 26Nous savons depuis l’étude d’Hannah Arendt sur la « banalité du mal » que les tortionnaires ne tirent pas de plaisir en infligeant de la torture. Ils omettent simplement de se poser des questions.

  • Eve Seguin
    Professeur·e d’université
    Université du Québec à Montréal

    Eve Seguin détient un doctorat en sciences politiques et sociales de l’Université de Londres (Royaume-Uni). Spécialiste du rapport entre politique et sciences, elle est professeure de science politique et d’études sociales sur les sciences et les technologies à l’UQAM. Ses recherches portent sur les controverses technoscientifiques publiques, l’interface État/sciences/technologies, et les théories politiques des sciences.

     

    Note de la rédaction : Les textes publiés et les opinions exprimées dans le Magazine de l'Acfas n’engagent que les auteurs, et ne représentent pas nécessairement les positions de l’Acfas.

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