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Eve Seguin, Université du Québec à Montréal
L’anglais-langue-de-la-science est motivé au premier chef par la nécessité de diffuser largement les résultats scientifiques. Pourtant, même en supposant que la transmission au plus grand nombre soit sa finalité, la science est une pratique composite, et la diffusion de résultats occupe à bien des égards la portion congrue du travail scientifique.

La promotion de l’anglais comme langue de la science a redoublé d’ardeur ces dernières années. Un trait frappant de ce discours promotionnel est qu’il tend à se présenter comme une évidence. Il repose sur un raisonnement qui n’est pas clairement exposé et est donc susceptible d’obtenir facilement l’assentiment. C’est ce qui explique que des commentateurs aient commencé à se pencher sur ses ressorts implicites. Trois prémisses de ce discours valent la peine d’être passées en revue ici parce qu’elles ont en commun d’être pour le moins questionnables.

Prémisse 1. La science consiste à diffuser des résultats

L’anglais-langue-de-la-science est motivé au premier chef par la nécessité de diffuser largement les résultats scientifiques. La science consisterait donc essentiellement à transmettre des résultats de recherche au plus grand nombre possible de récepteurs. Pourtant, même en supposant que la transmission au plus grand nombre soit sa finalité, la science est une pratique composite, et la diffusion de résultats occupe à bien des égards la portion congrue du travail scientifique. Pour transmettre des résultats, il faut d’abord les produire.

Cela étant, on pourrait prendre pour acquis que la diffusion de résultats dans des publications et présentations constitue l’essentiel de la communication scientifique. En réalité, ce n’est pas du tout le cas puisque des pratiques communicationnelles interviennent à tous les stades du processus de recherche. Or, la majeure partie de ce processus s’effectue dans un contexte local. La recherche prend place dans un laboratoire ou un centre de recherche situés dans un cadre géographique, dont la langue, bien souvent, n’est pas l’anglais. Les échanges quotidiens entre membres d’une unité de recherche, qu’il s’agisse de négociations sur la paillasse, de réunions d’équipe, ou même de blagues de corridors, sont une forme centrale de communication scientifique. Contrairement aux articles et aux présentations, ce type de communication est marqué par l’immédiateté. Les tenants et aboutissants de son éventuel passage à l’anglais sont donc nécessairement différents. 

La recherche prend place dans un laboratoire ou un centre de recherche situés dans un cadre géographique, dont la langue, bien souvent, n’est pas l’anglais.

Prémisse 2. L’internationalisme se définit par l’interlinguisme

La promotion de l’anglais-langue-unique se justifie aussi par l’idée, apparemment pleine de bon sens, que l’adoption d’une langue commune est nécessaire pour les échanges internationaux. Mais à y regarder de plus près, on a affaire ici à une vision toute particulière de l’internationalisme. La catégorie « international » est en effet réduite à des échanges impliquant des locuteurs de langues différentes. Pourtant, de nombreux échanges internationaux se font entre locuteurs de la même langue, principalement à cause du passé colonial de plusieurs pays européens. Les chercheurs espagnols entretiennent des liens étroits avec les chercheurs latino-américains, les chercheurs britanniques avec les chercheurs australiens, etc. Ces échanges scientifiques privilégiés possèdent d’ailleurs des formes institutionnelles.

Le meilleur exemple d’institutionnalisation est sans doute celui de la francophonie. L’Agence universitaire de la francophonie regroupe près de 800 établissements de recherche et d’enseignement supérieur repartis dans 98 pays. Elle encourage notamment l’amélioration des formations et la mobilité des personnes, le développement des réseaux de chercheurs et de laboratoires, et le rayonnement de la recherche francophone. Parmi ses multiples actions, mentionnons le soutien financier et technique qu’elle apporte à la création de revues scientifiques thématiques électroniques en accès libre. La francophonie possède aussi un formidable espace institutionnel de diffusion de sa recherche : le congrès de l’Acfas, qui se tient depuis 1933 et présente chaque année des milliers de communications en français.

Prémisse 3. La langue anglaise appartient à tout le monde

La transformation massive de l’anglais en lingua franca du commerce international et de la culture populaire depuis la 2e Guerre mondiale et, plus récemment, la promotion active de cette langue comme outil de globalisation à tous les niveaux, semblent l’avoir détachée de ses racines géographiques et culturelles. Le phénomène « English as a lingua franca » (ELF) tend à renforcer cette conception délocalisée de l’anglais. La définition d’ELF adoptée par la plupart des chercheurs en linguistique et en didactique des langues est celle d’un système linguistique additionnel qui sert de moyen de communication à des locuteurs de langues maternelles différentes. De nombreux travaux montrent qu’ELF possède des traits phonétiques, lexicaux, et morphologiques spécifiques, et avancent qu’il s’agit d’une variété d’anglais distincte de la langue maternelle des anglophones. S’est ainsi formée au fil des ans l’impression diffuse mais prégnante que la langue anglaise n’appartient à aucun pays en particulier et n’est contrôlée par aucun groupe de locuteurs natifs.

Le linguiste mexicain Rainer Enrique Hamel résume la situation actuelle de manière graphique : « …hoy podemos afirmar que el inglés no le pertenece a nadie y le pertenece a todos ». Cette impression d’universalisme éthéré qui colle à l’anglais imprègne bien évidemment le monde scientifique. En témoigne une étude récente sur les pratiques de publication de chercheurs non anglophones, qui rapporte un amalgame des signifiants « English » et « international ». Publication internationale ne signifie pas publication dans une langue étrangère mais publication en anglais. Inversement, une publication en anglais devient ipso facto une publication internationale.

La croyance que l’anglais n’est pas l’apanage d’un groupe de chercheurs précis ne date pas d’hier. Déjà en 1984, un commentaire éditorial d’une revue scientifique affirmait : « English has moved beyond its traditional home in the North Atlantic towards a unique non-national, non-regional, non-ethnic stature as the world’s first truly global language. It has even been spoken on the moon ». Le fait est que l’anglais est la langue maternelle d’une catégorie précise de chercheurs -ceux qui proviennent des six pays dont la majorité de la population est anglophone : Irlande, Royaume-Uni, Canada, Australie, Etats-Unis, et Nouvelle-Zélande. De ce point de vue, en dépit de ses ambitions supralunaires, l’anglais n’est qu’une pâle copie du latin qui, lui, n’était effectivement la langue de personne.

En dépit de ses ambitions supralunaires, l’anglais n’est qu’une pâle copie du latin qui, lui, n’était effectivement la langue de personne.

Conclusion et ouverture

Il n’est certes pas interdit de faire le choix d’ignorer que des prémisses sont erronées si elles conduisent à une conclusion susceptible d’améliorer les choses. La promotion de l’anglais repose peut-être sur des bases fragiles mais si elle favorise effectivement le développement de la recherche, ne faut-il pas s’en réjouir et espérer que l’hégémonie de l’anglais se transforme en monopole le plus rapidement possible? C’est une question que nous examinerons dans une prochaine chronique.  


  • Eve Seguin
    Université du Québec à Montréal

    Eve Seguin détient un doctorat en sciences politiques et sociales de l’Université de Londres (Royaume-Uni). Spécialiste du rapport entre politique et sciences, elle est professeure de science politique et d’études sociales sur les sciences et les technologies à l’Université du Québec à Montréal. Ses recherches portent sur les controverses technoscientifiques publiques, l’interface État/sciences/technologies, et les théories politiques des sciences. Note de la rédaction : Les textes publiés et les opinions exprimées dans Découvrir n’engagent que les auteurs, et ne représentent pas nécessairement les positions de l’Acfas.

     

    Note de la rédaction : Les textes publiés et les opinions exprimées dans Découvrir n’engagent que les auteurs, et ne représentent pas nécessairement les positions de l’Acfas.

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