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Éric Méchoulan, Université de Montréal
Mon objectif, dans ce livre, est alors double : d’une part, examiner les valorisations actuelles de cette "nouvelle économie", proposer une sorte d’état des lieux, d’autre part, dilater les figures du présent dans l’épaisseur des temps passés pour y saisir des logiques à l’œuvre qui nous donnent accès à ce que nous vivons.

À la suite de la « révolution technologique » des modes de communication des années 1990 autant que de la crise économique qui frappe depuis 2008 les pays du monde entier s’est répandue l’idée selon laquelle nous vivrions un moment de bouleversement, voire de nécessaire refondation du capitalisme.  Le dernier ouvrage de l’auteur à grand succès qu’est Jeremy Rifkin en annonce encore le tournant inéluctable [The Zero Marginal Cost Society: The internet of things, the collaborative commons, and the eclipse of capitalism].

Avant tout des discours

S’il y a révolution technologique, elle n’induit pourtant pas nécessairement une nouvelle économie. Un des enjeux fort de ces discours — car ce sont avant tout des discours sur ce qui nous arrive et sur le monde dans lequel nous vivons — tient probablement à ce qu’ils permettent d’évacuer, à un autre niveau que la critique justifiée de l’idéologie révolutionnaire, les enjeux d’une révolution politique. En faisant de l’économie le lieu actuel où se jouerait la révolution que la politique n’a jamais pu réellement produire, on entérine simplement le statut totalisant de l’économique : on a transformé la vision économique du monde en monde de l’économie. Il faut donc questionner non seulement le caractère effectivement révolutionnaire de cette « nouvelle économie », mais surtout la facture même des discours économiques. Cela permettra de pousser la réflexion sur ce que devrait recouvrir la notion d’économie comme telle et d’éviter les pièges imposés par l’actualité de la crise financière.

Un des enjeux fort de ces discours [de "nouvelle économie"] tient probablement à ce qu’ils permettent d’évacuer les enjeux d’une révolution politique.

C’est pourquoi, quitte à en proposer une confrontation quelque peu brutale, il paraît judicieux de dessiner le visage de notre discours économique (que ce soit dans les livres savants, les prophéties managériales, la grande famille des ressources humaines, la rigueur des comptables ou les rapports politiques des organismes nationaux et mondiaux : il est important de traverser tous ces discours) et de considérer par où il deviendrait totalement étranger au visage autrefois brossé aux XVIIe et XVIIIe siècles quand émerge ce que l’on a appelé « économie politique ». Même si l’univers matériel et culturel a bien changé depuis Adam Smith, il n’est pas sûr a priori que le discours chargé d’en rendre compte y ait gagné une tournure qui empêche d’y reconnaître de troublantes, voire pesantes ressemblances de famille.

Pas de réalité économique hors de la culture

Si, dès son invention, l’économie a bien affaire avec l’utilité, l’ambiguïté de la notion s’avère elle-même très utile : entre réalité de pratiques sociales et conceptualisation d’un appareil théorique, on peut ainsi paisiblement cheminer, en faisant bien souvent comme si les constructions intellectuelles ne faisaient que s’adapter au mieux à une réalité, certes, difficile à saisir et complexe à analyser, mais en bout de course appréhendable par la belle science ainsi mise en place jusqu’à recevoir la caution d’un prix Nobel, la plaçant ainsi à la hauteur de la paix, de la littérature, de la médecine et de la chimie.

...la belle science [économique] ainsi mise en place jusqu’à recevoir la caution d’un prix Nobel, la plaçant ainsi à la hauteur de la paix, de la littérature, de la médecine et de la chimie.

Cela permet d’oublier en route qu’il n’y a peut-être pas de réalité économique comme telle — en tous les cas pas séparable de la culture dans laquelle elle œuvre, des formes d’échange symbolique dans lesquelles elle s’inscrit, des mentalités ou des idéologies latentes sur lesquelles elle repose et des figures de vérité qu’elle produit — et certainement pas d’adéquation (dont les manques seraient seulement dues aux approximations nécessaires de la science) entre cette réalité et les concepts qui prétendent en rendre compte.

L’économie comme savoir relève d’un imaginaire social qui a pu en isoler certaines composantes dont il a fait le carburant par excellence du moteur de l’histoire (donc du progrès : autre idéologème qui, depuis le XVIIIe siècle, ne mesure l’évolution des sociétés qu’à l’aune d’une intarissable croissance) et qui les a élaborées selon la forme instituée des sciences modernes. À l’instar des sciences biologiques ou physiques, la discipline économique s’est d’autant plus mathématisée qu’elle a oublié l’histoire de sa formation (ou elle s’est mathématisée pour mieux oublier son historicité).

Pour l’économie, une de ces vérités est le « travail ». À partir du XVIIIe siècle, le travail est apparu de plus en plus comme naturel, au point de passer aujourd’hui pour synonyme de créativité, ainsi l’économie, dont le travail devenait un des concepts-clefs, apparaissait elle-même parfaitement naturelle. Rien de ce qui était humain ne pouvait lui demeurer étranger. Cependant, il ne faudrait pas penser que cette naturalité relève banalement des formes habituelles d’institution qui tendent souvent à faire passer pour naturel ce qui est l’effet culturellement circonscrit du moment de fondation.

Dans le cas de l’économie, elle naît surtout de l’épaississement d’un phénomène ancien : quand le corps politico-juridique d’un peuple devient une population qui, elle-même, apparaît comme une variation locale de l’espèce humaine en général. La communauté apparaît d’autant plus le résultat d’une construction culturelle qu’elle s’enfonce, en tant que population, dans le terreau naturel de l’espèce. Du coup, le savoir qui va prendre en charge la population et ses désirs de possession (non ses volontés politiques et ses efforts communautaires) doit pouvoir calculer ce qui s’est produit ou devrait se produire à partir d’une naturalité des échanges.

Comment en vint à dominer la conception économique du monde

La théorie économique forme, dès lors, une des façons de rendre le réel intelligible, elle délimite par ses concepts et ses usages propres un univers de sens — mais, en superposant cet univers à celui dans lequel les hommes vivent, on a fait de cette conception économique du monde, de cet imaginaire économique, un monde qui serait entièrement régi par les processus marchands et financiers grâce à cette naturalité évidente du processus — ce que l’on pourrait appeler « la réalité effective » si ce terme machiavélien désignait ici moins ce sur quoi le virtuose politique doit exercer son sens de l’analyse et de la décision ponctuelle que la production naturelle de phénomènes de grande échelle que seule la comptabilité statistique peut appréhender. Car la naturalité du phénomène économique passe à la fois par son caractère éminemment accidentel et par la régularité observable de ces accidents : elle produit de l’imprévu local et du prévisible global. C’est ce paradoxe qui, au moment même où les premières statistiques générales apparaissent, reçoit le nom devenu sacré de « main invisible du marché ».

On a fait de cette conception économique du monde, de cet imaginaire économique, un monde qui serait entièrement régi par les processus marchands et financiers [...].

Quand la production remplaça l’échange

Ce qui permet l’apparition, au XVIIIe siècle, de l’économie politique n’est pas tant la découverte de nouveaux objets de connaissance (le capital) ou de nouvelles méthodes (l’analyse des formes de production), qu’un changement dans l’ordre même du savoir qui régit les rapports entre le sujet connaissant et son objet d’étude : la production comme figure fondamentale a pris la place de l’échange. C’est donc bien cette dimension de la production qu’il faut d’abord scruter pour mieux saisir la constitution de l’économie politique et, par extension, ce qui arrive aujourd’hui à notre monde apparemment régi par l’ordre économique. D’où l’intérêt à confronter l’élaboration de la pensée économique sous l’Ancien Régime avec les développements que nous croyons les plus innovants du régime contemporain de l’économie.

Les façonnages intellectuels derrière le champ de l’ « économie »

Une conceptualisation est à la fois l’effet induit par des phénomènes économiques, sociaux ou culturels contemporains, le déplacement de conceptualisations antérieures et le retour sur ces phénomènes et sur la compréhension des formes de pensée héritées ou contestées. Je ne fais donc pas d’histoire des concepts, mais une histoire des conceptualisations. Elle devrait servir à moins se bercer d’illusions, ou, pour citer à nouveau Pascal, à ne pas « se crever les yeux agréablement ».

Bien évidemment, le monde ne cesse de changer et pas plus qu’il ne faut céder aux fausses exaltations du présent, il ne s’agit de forclore l’actuel à l’harmonie de passés figés. Les jeux économiques de notre temps sont bien loin des formes naissantes de l’industrie du XVIIIe siècle, les formes de production et les modes de consommation ont énormément évolué. Cependant, les idées et les discours sont souvent plus lents et pesants qu’on se plaît à le croire et les façonnages intellectuels qui ont présidé à la constitution d’un champ de savoir nommé « économie » demeurent encore bien en place. Ce sont eux qu’il s’agit d’examiner pour mieux proposer une critique du présent.

Pour appréhender autrement ce qui nous arrive

Mon objectif, dans ce livre, est alors double : d’une part, examiner les valorisations actuelles de cette « nouvelle économie », proposer une sorte d’état des lieux, d’autre part, dilater les figures du présent dans l’épaisseur des temps passés pour y saisir des logiques à l’œuvre qui nous donnent accès à ce que nous vivons. À chaque chapitre qui examine différentes facettes de notre économie actuelle répond un retour sur le XVIIIe siècle et, en particulier, sur le « père fondateur » de l’économie politique, Adam Smith. Mon propos ne consiste pas à montrer de façon linéaire comment les nouvelles conceptions et les valeurs sociales inédites de l’économie sous l’Ancien Régime se déploient sans solution de continuité jusqu’à aujourd’hui. Il s’agit plutôt de mettre face à face deux configurations historiques pour mieux en saisir les ressemblances de famille oubliées et les héritages inaperçus. À vouloir recomposer des lignes d’évolution et des enchaînements au causalisme souvent problématique on s’aveugle parfois sur les évidences, l’enjeu consiste ici à proposer plutôt un montage d’éléments juxtaposés, dont l’ensemble doit permettre d’appréhender autrement ce qui nous arrive — autrement dit, non une herméneutique du quotidien qui chercherait à en interpréter les figures, mais la construction d’un cadre formel de consistance où prennent sens des opérations.

C’est au bout de ces divers vis-à-vis qu’il s’agira de contempler le Janus aux deux visages qui se tient sur le seuil de notre imaginaire économique. Nous verrons alors que le discours économique, loin d’être sorti de son moment d’inauguration au XVIIIe siècle, en figure au contraire le parachèvement. Du « travail improductif » (merveilleux paradoxe inventé par Adam Smith) au capital humain et social, donc immatériel, chargé de combler les manques de notre PIB (Produit intérieur brut), on découvre les mêmes apories, car le discours économique suppose encore aujourd’hui une capture des événements, et non leur libération, une prise par la force non une manière de comprendre, un désir de synchronisation non un sens de l’anachronique. Cette force opérant sur la valeur allouée au travail et à la production. Or, de cette centralité de la production instituée au cours des XVIIe-XVIIIe siècle, nous ne sommes certainement pas sortis. Bien, au contraire.

...car le discours économique suppose encore aujourd’hui une capture des événements, et non leur libération, une prise par la force non une manière de comprendre...

Récupérer la valeur d’échange

On comprend donc que, aujourd’hui, l’impact du travail immatériel sur les conditions d’existence ne soit pas un sauf-conduit pour le paradis des nourritures spirituelles (ni même matérielles). Il faut, en fait, voir jouer les résistances dans les lieux mêmes où s’exercent les contraintes : vulnérabilité, immédiateté ou opportunité peuvent ainsi devenir de justes puissances plutôt que d’illusoires valeurs. Au stockage de temps dans la marchandise, qui suppose la temporalité pleine, linéaire et extensive de la production matérielle, doit s’opposer une autre vertu de la production immatérielle : la projection de temps dans la matière et son usage, impliquant un temps dynamique, lacunaire et intensif, autrement dit des formes d’anachronicité plutôt que de consensus synchronisés, des façons d’introduire de l’intelligence et de l’action dans le cours des choses. Les jeux d’historicité qui ont été exploités dans cet ouvrage même constituent de telles projections de temps.

Car il ne faut pas se tromper sur l’immatérialité : elle n’implique pas simplement un royaume des Idées loin des contingences humaines, mais une autre manière de prendre en compte la matière dans son rapport au temps. Cela permet alors de récupérer non seulement une valeur d’échange, mais aussi une valeur d’usage des êtres, c’est-à-dire une puissance et une jouissance de soi et des autres, une véritable émancipation.

Si l’on ne prend pas en compte ces heureuses (mais bien voilées aujourd’hui) dimensions de l’économie, je crains que la « révolution » ne soit qu’une révolution de palais où l’on attend encore que l’économie libère vraiment les événements de leurs subjectivations ustensilaires. Tout au plus discerne-t-on le caractère fatigué de notre conception de l’économie, comme ces vêtements trempés par le temps, qui rétrécissent et vous paraissent soudain trop serrés. 


  • Éric Méchoulan
    Université de Montréal

    Éric Méchoulan est professeur au département des littératures de l’Université de Montréal et directeur de programme au Collège international de philosophie. Ce livre est le résultat de son séminaire du Collège tenu à Paris et Montréal. Il est, par ailleurs, directeur du Centre de recherche interdisciplinaire sur les technologies émergentes. Il a aussi publié Le crépuscule des intellectuels : de la tyrannie de la clarté au délire d’interprétation en 2005, La culture de la mémoire, ou Comment se débarrasser du passé ? en 2008, et D’où nous viennent nos idées ? Métaphysique et intermédialité en 2010.

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