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Alain Deneault, Chercheur indépendant

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Selon le philosophe allemand Günther Anders, la télévision est une nuisance à notre rapport, collectif et individuel, à la réalité. Elle nous livre le monde à domicile, tellement qu'elle dispense le commun de le vivre et de le réaliser.

La conception en cause du réel ne relève pas ici d’une dimension unique et matérielle que la télévision pervertirait. Ce que ce média rend caduques, ce sont  les formes qui ont permis une élaboration du monde extérieur en tant que celui-ci se composait à travers des débats politiques, culturels et spirituels l’animant. Or, la télévision abolit les conditions de possibilité d’une telle élaboration culturelle et historique du réel en tant qu’elle en propose une contrefaçon. Une contrefaçon bien réelle qui tient lieu du réel. Elle s’érige paradoxalement comme une forme de consolation du réel qu’elle contribue à confisquer.

Le philosophe allemand Günther Anders (1902-1992), dans son essai Le monde comme fantôme et comme matrice1, présente la télévision comme une nuisance à notre rapport, collectif et individuel, à la réalité. Même la personne la plus réfractaire à ce média s’en trouve affectée. Si elle quitte son logis en soirée pour retrouver ses semblables qui, en principe, font le réel, c’est pour s’apercevoir que ceux-ci restent chez eux pour en contempler le faux-semblant télévisuel. La télévision nous livre le monde à domicile, tellement qu’elle dispense le commun de le vivre et de le réaliser.

La conception en cause du réel ne relève pas ici d’une dimension unique et matérielle que la télévision pervertirait. Ce que ce média rend caduques, ce sont  les formes qui ont permis une élaboration du monde extérieur en tant que celui-ci se composait à travers des débats politiques, culturels et spirituels l’animant. Or, la télévision abolit les conditions de possibilité d’une telle élaboration culturelle et historique du réel en tant qu’elle en propose une contrefaçon. Une contrefaçon bien réelle qui tient lieu du réel. Elle s’érige paradoxalement comme une forme de consolation du réel qu’elle contribue à confisquer.

Les individus happés par un mirage

À travers ce processus d’éloignement du réel, c’est paradoxalement l’éloignement lui-même qui est nié. De fait, le réel, mis à distance par la télévision qui nous le livre à domicile, se présente sous le jour de l’intimité. « Si j’allume le poste et qu’apparaît le Président, il est là tout à coup, assis à mes côtés, près de la cheminée – même s’il est en réalité à mille lieues de moi –, pour discuter. Quand la présentatrice apparaît sur l’écran, elle me réserve les regards les plus appuyés en s’inclinant vers moi avec une spontanéité affectée, comme s’il y avait quelque chose entre nous. […] Ils viennent tous me voir comme des visiteurs familiers et indiscrets, ils arrivent tous à moi pré-familiarisés. » 

Le pouvoir que la technique télévisuelle octroie – pouvoir suivre un événement à distance, pouvoir connaître l’avis de ses semblables sans leur parler… – se transforme aussitôt en devoir : rester chez soi, s’abstenir de se rendre aux événements, ne plus les constituer de par la présence conjointe de ceux qui en sont, ne plus engager la conversation avec ses semblables… Les « événements » autorisés restent ceux que la télévision organise, avec des gens remplissant l’office de figurants au besoin.

La fiction fondue dans le réel

L’image télévisuelle, contrairement à celle de la peinture ou de la photographie, ne se produit plus, dans un décalage, « d’après » (nach) quelque chose (un modèle, un événement, une scène de rue…). Elle ne se présente donc pas comme reproduisant quelque chose après-coup, mais elle se confond plutôt complètement au représenté. Elle en tient lieu et suscite envers elle un mode de fréquentation hypnotique. Les images télévisuelles ne se présentent pas dans un décalage temporel avec ce qui est advenu mais elles offrent un flux d’« images » collées à ce qu’elles prétendent montrer. On les regarde comme on contemple la chose elle-même.

Quant à la pensée que le média autorise, celle-ci relève forcément d’un « jugement déjà effectué » se présentant sous la forme du seul résultat, indépendamment de ce qui y a mené. Le processus de la réflexion est aboli, comme si déjà par son entremise on saisissait le monde en esprit, mais sans avoir fait d’effort philosophique digne de ce nom. « Le jugement transformé en image renonce à sa forme de jugement afin de faire croire au consommateur qu’on ne veut rien lui faire croire. »

L’ermite de masse

On doit à Anders d’avoir inversé une représentation classique : loin d’être un média de masse, la télévision est au contraire une instance de démassification. Elle scinde et isole les sujets qui forment la collectivité pour leur offrir simultanément et similairement la même chose. On coexiste socialement à partager un réel qu’on ne consomme plus qu’isolément. Cette fragmentation est idéale pour le commerce puisqu’elle permet aux marchands de présenter par les voies de la télévision des produits qui, du point de vue affectif, deviendront le tenant-lieu du lien social interdit par le dispositif médiatique.

La télévision génère sociologiquement un être nouveau, l’ermite de masse.

La télévision génère sociologiquement un être nouveau, l’ermite de masse. « Maintenant, ils sont assis à des millions d’exemplaires, séparés mais pourtant identiques, enfermés dans leur cage tels des ermites – non pas pour fuir le monde, mais plutôt pour ne jamais, jamais manquer la moindre bribe du monde en effigie. » De ce fait, la télévision se trouve à infantiliser et à asservir, au sens où, signale Anders, l’enfant est, étymologiquement, celui qui ne parle pas (infans) et le serf, en allemand die Hörige, celui qui ne fait qu’entendre (les ordres).

On serait fort bien avisé aujourd’hui de s’en remettre aux travaux d’Anders pour aborder la question des médias sociaux et plus largement d’Internet, afin d’en apprécier certes les importantes différences, mais hélas aussi bien des points communs.

Critiquer (à) la télé

Au plus près du fantasme de l’attitude critique par rapport à la télévision se trouvent les prouesses du réalisateur Jean-Luc Godard. Profitant d’un atout précieux qui fut le sien – être lui-même un artisan de l’image –, il a à répétition profité de ses passages dans les studios des grandes chaînes pour en subvertir le dispositif, au point de prendre le contrôle des émissions. On se souvient encore de la façon qu’il a étourdi un journaliste de premier plan en France, le contraignant à un minimum de sincérité dans ses salutations aux téléspectateurs, après avoir revu le cadrage et l’éclairage rendant son image. 

À la télévision, on brûle d’y passer. Et on y « passe » justement, on y trépasse.

Bien des films à prétentions cathartiques, comme V pour Vendetta de James McTeigue (États-Unis, 2006), exploitent sur un mode plus simpliste le désir politique de prendre le contrôle de l’appareil médiatique, ce qu’a réussi à sa manière, le temps d’un manifeste, le Front de libération du Québec en 1970.

Impossible de penser à la télévision sur un mode infinitif. On y lance toujours – c’est le pitch – une réflexion formatée qui a déjà eu lieu, du pensé plutôt que de la pensée. C’est le drame de ce formidable porte-voix : s’y exposer à des centaines de milliers de personnes qu’on arrive désespérément à joindre autrement, à la condition de s’y surexposer. À la télévision, on brûle d’y passer. Et on y « passe » justement, on y trépasse. Car rien ne reste. Sinon, peut-être – c’est là tout le pari – un doute, qui fera aller plus loin certains, en dehors du seul rapport à l’image, et peut-être même, qui sait, à l’isolement.

Notes : 

  •    1. Paru dans le recueil : Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, Paris : Éditions de l’encyclopédie des nuisances et Ivrea, 2002 [1956]. 

  • Alain Deneault
    Chercheur indépendant

    Alain Deneault est docteur en philosophie de l’Université de Paris-VIII. Sa thèse soutenue en 2004 porte sur la redéfinition du concept d’économie au vu du corpus allemand du tournant des XIXe et XXe siècle, notamment l’œuvre de Georg Simmel. En plus d’articles dans des revues scientifiques, il a écrit Noir Canada, Pillage, corruption et criminalité en Afrique (Écosociété 2008) ; Offshore, Paradis fiscaux et souveraineté criminelle (Écosociété / La Fabrique 2010) ; Faire l’économie de la haine (Écosociété 2011) ; Paradis sous terre, Comment le Canada est devenu la plaque tournante de l’industrie minière mondiale (Écosociété / Rue de l’Échiquier 2012) ainsi que "Gouvernance", Le management totalitaire (Lux 2013).

     

    Note de la rédaction : Les textes publiés et les opinions exprimées dans Découvrir n’engagent que les auteurs, et ne représentent pas nécessairement les positions de l’Acfas.

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