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Yves Gingras, UQAM - Université du Québec à Montréal
Après avoir lu ces documents plusieurs fois, j’en viens à la conclusion que les organismes de financement de la recherche ont été saisis par le virus des « processus », lesquels ont ainsi évacué les contenus et les résultats.

L'automne et la lutte impitoyable pour les subventions

Le mois d’octobre est celui du début de la chute des feuilles mortes, mais aussi, pour les chercheurs universitaires, celui de la tombée des « demandes de subvention ». Les formes de ces programmes se sont d’ailleurs multipliées et diversifiées au fil des ans, le vert plutôt uniforme des feuillages d’été faisant place à la multitude des coloris rouges, oranges et jaunes caractéristiques de la canopée automnale.

Le jeune chercheur, sommé par son université de soumettre le plus grand nombre possible de demandes de subventions aux divers organismes et programmes pour améliorer le « classement » de son institution dans la lutte impitoyable vers « l’excellence », se prépare donc à faire sa première demande. Consultant le Guide de rédaction des demandes de subventions du Fonds Recherche Québec (FRQ), il lit ceci :

  • « Le financement pour une équipe en émergence, vise les chercheurs intéressés à se concerter pour former une équipe et pour définir une programmation de recherche. Ce financement d'élaboration de programmation de recherche donne aux chercheurs un moyen de s'organiser et de se mobiliser pour participer éventuellement à la compétition comme équipe en fonctionnement » (nous soulignons, p. 17).

Il se dit alors que c’est c’est en plein son cas, car lui et trois jeunes collègues pensent justement à « se concerter », « s’organiser et se mobiliser » pour « former une équipe et pour définir une programmation de recherche ». L’équipe n’étant pas établie et la programmation encore à définir, quoi de mieux en effet pour « émerger » que de disposer de 30 000 $ par année pendant deux ans pour débuter la recherche et ainsi tester la problématique et apprendre aussi à travailler en équipe!

Tout va bien jusqu’au moment où, lisant plus avant les différents documents d’information, il tombe sur ce qui suit :

  • « Au moment de déposer sa lettre d’intention, l’équipe en émergence doit faire état d’un minimum de cinq collaborations distinctes impliquant au moins deux membres réguliers. Ces collaborations doivent s’être déroulées au cours des 5 dernières années » et s’inscrire dans « au moins deux catégories » parmi les cinq identifiées (tiré du « Tableau 1 et 2 : Synthèse de la programmation scientifique » en gras dans le texte original).

Entre Kafka et Orwell

Ainsi, dans un langage orwellien de plus en plus courant selon lequel non seulement « la guerre c’est la paix », mais « les sables bitumineux sont une ressource renouvelable », on apprend ici qu’une équipe « émergente » est, en fait, une équipe qui non seulement existe déjà, mais qui est suffisamment opérante pour avoir à son actif déjà pas mal de réalisations diverses (article, colloque, etc.). On peut bien sûr penser que tout cela n’a pour but que d’éliminer sans le dire clairement le maximum de candidats possibles. Par exemple, la petite mention dans « au moins deux catégories » élimine une équipe qui se contenterait de publier de nombreux articles ensemble dans les meilleures revues. Il lui manquerait alors une autre catégorie du genre subvention de recherche conjointe, organisation de colloques ou codirection d’étudiants. On voit ainsi qu’il ne s’agit pas seulement de former des équipes, mais bien certains types d’équipes. Mais tout cela sans jamais le dire explicitement et en jouant plutôt sur les « processus ».

Une fois traduit en langage commun, le chercheur comprend que ce programme ne vise pas vraiment les chercheurs désireux de « se concerter pour former une équipe » puisque celle-ci doit préexister pour avoir déjà publié en commun, avoir demandé ou obtenu des subventions ou encore organisé des colloques ou même codirigé des étudiants. Malgré son intitulé, le programme n’incite donc pas à « s'organiser et se mobiliser » puisqu’il faut bien avoir déjà été « mobilisé » et « organisé » si l’on veut faire état d’au moins « cinq collaborations distinctes » au moment de soumettre une demande pour « émerger » d’on ne sait quoi au juste.

Le même Guide nous apprend que « L’évaluation de la demande et la rétroaction qui y est associée sont faites critère par critère ». Nonobstant l’usage douteux ici du terme « rétroaction » qui ne renvoie à rien et signifie probablement « commentaires qui seront acheminés au responsable de la demande », voici le genre de « rétroaction » qui veut aider le chercheur qui fait une telle demande (nous soulignons) :

  • « En période d’émergence, il est attendu des équipes qu’elles présentent un plan de développement qui annonce la mise en œuvre d’activités et moyens pour favoriser le développement de la programmation de manière concertée. » On ajoute encore que « par ailleurs, les membres du comité s’attendent à ce que les activités qui caractérisent la vie scientifique de l’équipe et qui favorisent la concertation des chercheurs et la mise à l’épreuve de leurs intentions soient présentées clairement et de manière détaillée. » On peut se demander comment on peut « mettre à l’épreuve » des « intentions ». De quoi d’ailleurs? De recherche ou de collaboration?

Après avoir défini des « axes de recherche » et même publié plusieurs articles sur les thèmes retenus, les membres de l’équipe « en émergence» peinent à comprendre, comment il peut être possible que « les travaux servant à délimiter le champ, à définir des orientations et cerner la thématique desquels découlera une proposition de programmation restent à réaliser ».

Quels « travaux » nécessitant des milliers de dollars et une « main d’œuvre » faut-il réaliser au juste pour « délimiter le champ », « définir des orientations » et « cerner la thématique » de façon à ensuite seulement pouvoir finalement proposer une « programmation»? Comme les sommes obtenues de ce programme ne peuvent pas servir à « la réalisation d’activités de recherche », on peut se demander ce que sont ces « activités » qui caractérisent la « vie scientifique de l’équipe ». L’observation de chercheu«rs productifs suggère pourtant que ces « activités » consistent justement à faire… des résultats de recherche! Faut-il vraiment beaucoup d’argent pour se « concerter », « programmer »?

On comprend donc que les sommes obtenues doivent servir non pas à des « activités de recherche », mais bien à passer en quelque sorte au second degré et à faire des activités pour favoriser le développement de la programmation de recherche! Ces argents doivent être utilisés pour des « dépenses en lien avec les ressources humaines et matérielles et tous les frais partagés » (p. 21 du Programme Soutien aux équipes de recherche). Comme la « ressource humaine » dont « l’embauche et les déplacements » ne peuvent servir à « la collecte et l’analyse de données » on se demande quel type de dépenses on peut faire « en lien avec les ressources humaines».

Quand la concertation remplace la recherche par le virus de la gestionite

En somme, les activités de « concertation » sont ainsi devenues plus importantes que celles de recherche proprement dite. Tout cela sans que l’on sache exactement à quoi réfèrent les termes de « concertation », « orientation », « programmation » et « rétroaction ».

Cette fixation sur les processus et les « activités » domine aussi l’évaluation des « réalisations » de l’équipe au moment d’une demande de renouvellement! Ainsi « l’indicateur » choisi (qui d’ailleurs n’en est pas un, car il n’est pas défini de façon opérationnelle) est la « quantité, qualité et variété des activités et des réalisations collectives » de même que a) la « contribution des activités et réalisations à la structuration de la thématique et b) à l’évolution de la programmation scientifique au cours de la période financée » (p.18 du Programme, cité plus haut).

On voit encore que se « structurer » semble très important sans que l’on sache au juste ce que cela signifie de manière concrète. Ce qui frappe surtout ici est la place marginale laissée à la production de connaissances! Il faut ajouter que l’indicateur mentionné dans le Programme est différent de celui décrit dans le Guide de rédaction qui souligne que l’évaluation se fait en tenant compte des « réalisations de l’équipe en termes de productions scientifiques, de contribution à l’avancement des connaissances et d’activités de formation et de transfert » (p.17).

En fait, il est même curieux que l’on mentionne les « réalisations » car étant donné que la subvention obtenue ne peut servir à la recherche, on ne voit pas pourquoi ces « réalisations »  seraient prises en compte dans l’évaluation puisqu’elles doivent être financées par d’autres sources! Il est en effet clairement indiqué que « Les dépenses liées à la réalisation de projets de recherche […] sont non admissibles » (p. 21 du Programme cité plus haut).

Cette ambivalence (pour ne pas dire confusion) entre activités diverses et recherche proprement dite est également présente dans les objectifs généraux du programme qui visent à « soutenir l’effort concerté et la collaboration », à « maximiser les retombées » (d’on ne sait quoi, car la phrase ne le dit pas), à encourager les « activités de transfert de connaissances », etc. (p.2 du même Programme). Ces objectifs ne mentionnent jamais la « production de connaissances ».

Après avoir lu ces documents plusieurs fois, j’en viens à la conclusion que les organismes de financement de la recherche ont été saisis par le virus des « processus », lesquels ont ainsi évacué les contenus et les résultats. Seule une recherche empirique permettrait de savoir comment on en est arrivé là. Car on peine à croire que de vrais chercheurs, qui doivent pourtant se retrouver sur les comités d’évaluation, acceptent ou utilisent ce langage de gestionnaire qui tourne à vide.


  • Yves Gingras
    UQAM - Université du Québec à Montréal

    Yves Gingras est professeur à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) depuis 1986. Sociologue et historien des sciences, il est aujourd’hui directeur scientifique l’Observatoire des sciences et des technologies et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en histoire et sociologie des sciences.

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