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Sous la direction d'Isabelle Mahy et Paul Carle, Université du Québec à Montréal
Pendant que certains systèmes s’écroulent, d’autres émergent. Alors que nous concentrons notre attention sur le maintien de nos systèmes sociaux, nous oublions que leur renouvellement est un phénomène naturel, que leur changement est leur caractéristique permanente.

En ces temps de confusion et de désenchantement politique, économique et social, dans le tumulte ambiant, il peut être tentant de baisser les bras, l’œil acéré et le regard grave, au point d’en devenir cynique et de se laisser sombrer dans le désarroi. Pourtant, tout en restant critique, si on adoucit le regard un tant soit peu, on pourra remarquer que c’est du chaos qu’émergent les alternatives, les audaces et les pistes qui, il y a encore quelques années, nous semblaient hautement improbables ou inimaginables.

Pendant que certains systèmes s’écroulent, d’autres émergent. Alors que nous concentrons notre attention sur le maintien de nos systèmes sociaux, nous oublions que leur renouvellement est un phénomène naturel, que leur changement est leur caractéristique permanente.

Un ouvrage pour mieux penser le changement

Les turbulences du monde actuel sont d’une complexité telle qu’il est devenu nécessaire de se doter de pratiques et de cadres différents, susceptibles de nous aider à changer, à s'adapter, à évoluer rapidement. En effet, le taux élevé d’échec des projets de changement (régulièrement de 70 à 75 %) montre que les méthodes usuelles ne permettent pas de composer avec la complexité d'enjeux, macro ou micro, tels que les changements climatiques, le vieillissement des populations ou l'épuisement professionnel. Ces enjeux nécessitent des compétences multiples et une véritable interdisciplinarité.

Les approches du changement actuelles, qu’elles soient sociotechniques, linéaires ou logiques, n'aident pas à appréhender les problèmes éprouvés dans notre société.

Les approches du changement actuelles, qu’elles soient sociotechniques, linéaires ou logiques, ont montré leurs limites. Elles n'aident pas à appréhender les problèmes éprouvés dans notre société, nos vies, nos groupes, nos organisations. Voilà pourquoi nous avons écrit ce livre : nous croyons qu’il existe des méthodes alternatives et qu'un changement « transformationnel » est nécessaire, un changement qui bouleverse dans les profondeurs.

Le changement dont il est ici question est celui qui émerge d’une réflexion collective ou personnelle, et non celui dont on connaît déjà l’issue ou le résultat et qui, de ce fait, appelle une planification pour arriver au but. Le changement « émergent » est par définition inconnu a priori.  Il découle d’un changement de regard, d’un déplacement de posture intérieure, d’une réflexion profonde qui constitue le cœur d’une transformation.

Prenant la théorie U d’Otto Scharmer comme modèle phare, notre ouvrage présente de nombreux processus de changement en U, les principes servant à guider leur mise en œuvre ainsi que les fondements d’une perspective éthique et sensible. On y trouve également plusieurs études de cas menées à partir de la théorie de Scharmer.

La théorie de Scharmer

La théorie du changement transformationnel de Sharmer (courbe 4) est une synthèse de différents ancrages allant de la phénoménologie à la psychodynamique en passant par l’existentialisme. Baptisée Theory U, A Social Technology of Presencing, elle associe les mots présence (presence) et  ressentir (sensing). Le terme presencing renvoie à une attention « intensifiée » permettant aux individus et aux groupes de déplacer leur « lieu intérieur », à partir duquel ils fonctionnent. Une fois ce changement fait, ils peuvent opérer à partir de l’espace de possibles qui en émergent. Deux décideurs faisant la même chose dans les mêmes circonstances peuvent obtenir des résultats complètement différents, en fonction de ce lieu intérieur.

Selon Scharmer, notre époque a besoin d’une conscience et d’une capacité de décision collective nouvelles pour faire face aux défis de façon plus consciente, intentionnelle et stratégique. Notre  lieu intérieur serait la source de la créativité et de l’innovation, qui précèdent toute tentative de rationalité, et la méconnaissance de notre sensibilité agirait comme un angle mort au moment d'opérer un changement.

La courbe en U

La courbe en U permet de situer facilement le début du changement (le haut de la branche à gauche); le creux de la courbe, au centre, correspond au moment crucial du changement de perception et donc du changement de regard sur sa propre vie; le haut de la branche, à droite, représente la fin du processus de transformation. Ce simple trait rapidement esquissé permet d'illustrer un processus de changement d’ordre transformationnel.

L’approche de Scharmer n’est que l’un des modèles des changements en U. Dans notre ouvrage, nous avons privilégié cette théorie, mais nous présentons pas moins de 60 modèles en U qui vont du changement social au changement personnel, en passant par le changement organisationnel, groupal et idéologique (scientifique). L’ensemble forme un vaste panorama méthodologique permettant de se familiariser avec les caractéristiques du changement non linéaire.

Un changement radical de perspective

Qualifiées de changements « en U », les théories du changement transformationnel font aujourd’hui l’objet d’un réel engouement, tant dans le monde corporatif que communautaire. Toutefois, leur mise en application pose de réels défis, car il ne s’agit pas de soumettre les idées qui surgissent de ces processus aux contraintes du système en place, mais bien de transformer le système. Ce potentiel est à la fois évolutionnaire et révolutionnaire.

C’est par un rapport sensible au monde que ces modèles ouvrent des brèches, autrement dit par le recours à des pratiques participatives qui soutiennent l’expérience collective. On se retrouve ainsi dans ce que le monde de l’art qualifie d’« esthétique relationnelle ». Ces formes de pratiques communicationnelles ouvrent la voie et relient; elles permettent une « relance », pour aller dans le sens d’Edgar Morin.

Comprendre ou animer le changement « émergent » suppose d’adopter une perspective qui permet de saisir la complexité en action et d’opter pour des modes d’accompagnement et d’intervention différents, pour parvenir à cerner ce qui constitue le cœur d’une transformation.

L’intervention : un art social du changement

Cette forme d’art social que constitue l’intervention – cet art de l’orchestration des conditions qui favorisent le changement – invite à la créativité, tout comme elle redéfinit les rôles en présentant un véritable paradigme qui s’inspire à la fois du travail des artistes et de la nature organique du phénomène, tout en situant ses ancrages dans un humanisme renouvelé et une posture critique affirmée.

Cette perspective sensible et expérientielle est d’abord présente en tant que rapport esthétique au monde, autrement dit, dans ses propriétés de saisie, de traduction et de synthèse de la complexité d’une situation de changement transformationnel.

Elle est traduite dans l’action, sous la forme d’un processus d’animation, de collecte et de narration de l’expérience vécue par les participants. L’approche issue de la pratique Art of Hosting, par exemple, est mobilisée comme contenant, et son volet Art of Harvesting est développé et enrichi, sous la forme d’un processus de création de nature méthodologique nommé 3e Œil.

Cette forme d’art social que constitue l’intervention – cet art de l’orchestration des conditions qui favorisent le changement – invite à la créativité.

Établi sur la base de ce qui est ressenti avant d’être objectivé et rationalisé, le rapport esthétique s’incarne donc très concrètement dans l’intervention par diverses approches. On y accompagne les participants pendant l’expérience en agissant comme hôte ou semeur, et comme capteur, cueilleur et diffuseur de la mémoire de l’expérience ou moissonneur, suivant une métaphore pastorale qui est dans l’esprit de l’émergence.

Souhaitant proposer au lecteur une véritable oasis d’innovation sociale en matière d’intervention, nous présentons des contributions qui font découvrir une solide alternative aux modèles dominants hérités des années 1960, encore aujourd’hui largement focalisés sur le changement planifié, la gestion de conflit, la dynamique de groupe et les rapports de pouvoir, le tout dans une perspective productiviste aux effets toxiques.

Loin de nous l’idée de rejeter toutes les avancées issues de ces études, mais ici, la focale se déplace vers un autre paradigme, fondamentalement positif, centré sur l’émergence, donc sur ce que l’énergie, la volonté, l’émotion et la créativité d’un groupe ou d’une communauté peuvent accomplir pour favoriser une intelligence collective éclairée. On y explore pourquoi et comment une personne ou une communauté s’engagent avec cœur, de manière responsable et durable.

Se changer tout en changeant le monde

L’innovation sociale est possible, mais aucun apprentissage n’évite le voyage, comme le dit Michel Serres. En d’autres termes, c’est un impératif de cohérence qui est rappelé ici : on ne peut espérer changer le monde sans changer soi-même.

Si une telle affirmation peut sembler ridicule de prime abord, elle traduit néanmoins très bien l’état actuel des pratiques sur le terrain. Nous avons croisé de nombreux cas d’organisations qui, une fois engagées dans un changement présenté comme profond, freinaient « des quatre fers » dès l’instant où ledit changement commençait à les toucher réellement.

Quand on mise non pas sur le contrôle, mais sur l’émergence, il faut accueillir ce qui émerge, car c’est le matériau initial de la transformation. Ne pas le faire équivaut à s’esquiver dans le déni. Le changement dont il est question ici n’est donc pas cosmétique ou décoratif; il engage et mobilise, il fait éclater les certitudes et redirige l’esprit, il éveille et transforme.

Cessons donc d’affirmer que l’on ne sait pas comment transformer le monde. On le sait, c’est la peur qui nous immobilise, que l’on évite d’affronter, comme la littérature héroïque nous l’enseigne depuis des millénaires. Croire en quelque chose et ne pas le vivre, c’est malhonnête, disait Gandhi.

Pour un changement fondé sur des valeurs morales

Le voyage proposé par ce livre est en fait une expérience dont la nature est sensible, aussi subtile que son ontologie est fragile, et qui prend l’allure ordinaire des petites choses sans importance, des déplacements imperceptibles de la pensée qui, pourtant, au bout du chemin, ont des effets colossaux.

Alors que nous, les auteurs, avons cheminé ensemble depuis plus de quatre ans, d’une conversation à une autre, sur le thème du changement, nous avons aussi changé, en explorant le changement… La vie a poursuivi son cours, des enfants sont nés, des diplômes ont été obtenus, des amitiés ont vu le jour, des emplois se sont créés, d’autres ont disparu, nous avons été touchés par les événements et les crises de la vie. Grands bouleversements et microscopiques ajustements se sont conjugués pour nous faire circuler dans autant de U qu’en ont les montagnes russes des parcs d’attractions de ce monde.

De même, par les différents chapitres de notre ouvrage, nous avons tenté de donner à voir la complexité de différentes transformations humaines et sociales, par des réflexions d’ordre théorique, par des cas, tous ancrés dans des contextes de changement collectif, et par une réflexion critique sur les risques de l’engouement et de l’instrumentalisation.

Aux propositions théoriques qui consistent à présenter le changement profond comme une courbe en U, nous ajoutons des préoccupations d’ordre moral qui visent à réintroduire la question des valeurs dans le processus de transformation.

Nous avons aussi voulu montrer l’importance d’établir des « communautés » de changement; des sortes d’îlots culturels qui deviennent des lieux d’apparition et d’expérimentation, de partage, d’élaboration de nouvelles façons de faire. Ces communautés épistémiques, parfois éphémères, permettent un engagement que l’on ne trouve pas ailleurs dans notre vie quotidienne. De tels  groupes seraient, selon Carl Rogers, la plus grande invention des sciences humaines du 20e siècle, et nous le croyons aussi.

Aussi, aux propositions théoriques qui consistent à présenter le changement profond comme une courbe en U, nous ajoutons des préoccupations d’ordre moral qui visent à réintroduire la question des valeurs dans le processus de transformation, afin que de tels véhicules de changement ne soient pas instrumentalisés, ne deviennent pas des leviers d’asservissement ou de servitude, soumis au monde marchand. Dans un tel contexte, le chercheur, comme le praticien, doit apprendre à survivre comme intervenant alors qu’il est impensable d’oser prévoir ou promettre des résultats.


  • Sous la direction d'Isabelle Mahy et Paul Carle
    Université du Québec à Montréal

    Professeure au département de communication sociale et publique de l’Uqam depuis 2007, Isabelle Mahy a auparavant œuvré au sein des organisations pendant 25 ans. L’innovation sociale, la transformation organisationnelle, l’accompagnement du changement, l’animation, les interventions de soutien à la création de connaissances et le développement du leadership dans une perspective éthique et durable sont ses champs d’expertise. Autrement dit, les enjeux humains et organisationnels de l’organisation et de la communication sont au cœur de ses compétences, qu’elle enrichit autant par l’expérience pratique que par son implication en recherche scientifique. Elle intervient régulièrement au niveau stratégique et opérationnel auprès de groupes oeuvrant au sein de moyennes et grandes organisations des secteurs privé et public.

    Paul Carle est professeur retraité, associé au Département de communication sociale et publique. Ses intérêts de recherche touchent les inégalités sociales, l’instabilité résidentielle et l’itinérance, les processus non linéaires de résolution de problème, la créativité, les processus de crises et de transformations humaines.

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