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Jean-Claude Simard, UQAR - Université du Québec à Rimouski
L’une des constantes des approches non conventionnelles est la croyance aux bienfaits du recours à la nature. On considère ce dernier comme une forme de garantie, un gage de fiabilité. Est-ce justifié?

Les détracteurs de la science ou de la technique opposent souvent la nature à l’artifice, le produit vierge à la molécule manufacturée par l’industrie humaine. Ainsi, rejetant les OGM, on prônera une agriculture dite biologique. De même, on condamnera les résultats de l’industrie pharmaceutique, tout en vantant les avantages des produits dits naturels. Une telle opposition est-elle fondée? Que signifie-t-elle, au juste?

Je considère cette alternative largement factice, du moins telle qu’énoncée, car on évoque ici des substances inaltérées, alors qu’on est là aussi en présence de matières transformées par l’homme. En réalité, la frontière entre nature et artifice est beaucoup plus difficile à établir que ce que nous sommes portés à croire. Voyons ce qu’il en est à l’aide de quelques exemples éloquents.

Saule blanc bouilli ou aspirine?

On reconnaît souvent aux médicaments issus de la pharmaceutique certaines vertus, tout on fustigeant leur caractère artificiel et leurs effets secondaires indésirables. Les tenants des médecines non conventionnelles, malgré leur diversité et leurs divergences occasionnelles, s’accordent en général sur ce point. Là où le bât blesse, c’est lorsqu’on oppose ces médicaments aux produits dits naturels. En effet, l’une des constantes des approches non conventionnelles, qu’on les appelle douces, alternatives, traditionnelles, holistiques ou parallèles, est la croyance aux bienfaits du recours à la nature. On considère ce dernier comme une forme de garantie, un gage de fiabilité. Est-ce justifié? Et la nature est-elle si aisément accessible?

Je crois que non. Mais il faut s’entendre sur le sens d’une telle dénégation. Ce n’est nullement mon intention de me prononcer ici sur la valeur intrinsèque des médecines non conventionnelles, un sujet délicat et complexe, et dont l’analyse exigerait un espace et un temps dont je ne dispose pas. Je souhaite seulement attirer l’attention sur l’opposition naturel/fabriqué. Comme je l’ai dit, ce partage est moins clair et plus épineux qu’on ne le prétend d’habitude.

Prenons le cas de l’aspirine, l’un des plus anciens et sans doute le plus connu des fruits de l’industrie pharmaceutique. L'acide salicylique, sa substance active, est naturellement produit et synthétisé par certains arbres, tel le saule. Les vertus curatives de cet acide sont connues depuis la Haute Antiquité, et Hippocrate, père de la médecine scientifique, recommandait déjà l’usage de l’écorce de saule blanc bouillie, il y a 2 500 ans.

Qu’a donc apporté de neuf la science du dernier siècle et demi? Les recherches en chimie ont d’abord permis d’identifier et d’isoler le composant bénéfique de l’écorce de saule, puis la pharmacologie l’a purifié et l’a concentré pour en amplifier les effets, ce qui a donné l’aspirine. Quand on compare le produit traditionnel au comprimé moderne, peut-on vraiment affirmer que le premier est naturel et le second artificiel? Les deux proviennent de transformations effectuées par l’homme, à ceci près que la seconde, plus développée, rend possible une action plus directe.

On le constate, en pareil cas, le critère de démarcation n’est pas qualitatif, mais quantitatif : c’est une question de degré. Il ne s’agit donc pas d’opposer abusivement naturel et artificiel, mais d’établir un gradient dont le taux de variation est modulé par les manipulations humaines. Or, l’exemple de l’aspirine est, à mon avis, assez représentatif : de manière générale, opérer un découpage clair entre nature et culture ne va nullement de soi. En fait, il existe bien peu de corps naturels directement utilisables.J’ai proposé un exemple issu des domaines conjugués de la chimie et de la pharmacologie. Si l’on traverse du côté de la biologie, non seulement trouve-t-on une situation analogue, mais l’institution du partage recherché va se révéler encore plus malaisée. Examinons un cas classique, particulièrement révélateur, et qui va entraîner des conséquences inattendues.

La nature améliorée

En 1868, neuf ans après son ouvrage révolutionnaire (L’origine des espèces, 1859) et trois ans avant l’application de sa théorie de la sélection naturelle à l’être humain (La filiation de l’homme, 1871),  Darwin publie un imposant traité, au titre assez rébarbatif : La variation des animaux et des plantes à l'état domestique. Dans cet écrit monumental — 956 pages dans la nouvelle édition française des Œuvres complètes, chez Slatkine —, il étudie méthodiquement la variabilité des êtres vivants. Simple, sa thèse est absolument incontestable : c’est la plasticité remarquable des animaux et des plantes sauvages qui a permis à l’homme de les domestiquer, pour en faire de fidèles serviteurs.

Pour illustrer cette thèse, il considère successivement les principaux types d’animaux domestiques, depuis les chiens et les chats (chap. I) jusqu’aux abeilles et aux vers à soie (chap. VIII), en passant par les chevaux et les ânes (chap. II), les porcs, les bœufs, les moutons et les chèvres (chap. III), ainsi de suite. Darwin passe ensuite en revue les céréales et les principaux légumes de nos potagers (chap. IX), avant de se pencher sur les fruits, les arbres ornementaux et les fleurs (chap. X). Son objectif est évidemment de réfléchir aux mécanismes de l’hérédité, à cette époque encore bien obscurs, puisque la génétique n’est pas encore née. Il va donc analyser en détail les variations favorisées par l’être humain chez ces diverses espèces. Quand l’homme identifie un trait utile chez un spécimen, par exemple la familiarité chez l’ancêtre du chien, il commence par sélectionner l’individu porteur.  Ensuite, au fil des générations, il croise les spécimens prometteurs afin d’accentuer méthodiquement ce trait. C’est un processus bien connu des éleveurs et des agriculteurs, qui l’utilisent depuis des siècles. En pareil cas, que fait-on, au juste? On aide la nature en orientant l’évolution des espèces, qu’on accélère afin d’obtenir un animal répondant à nos besoins. En somme, l’être humain pratique ce que Darwin appelle, par analogie avec le mécanisme de la sélection naturelle, une sélection artificielle.

La réussite éclatante d’un tel processus témoigne de la variabilité exceptionnelle du vivant. En effet, au terme des générations successives, les plantes et les animaux ainsi obtenus divergent largement de l’état primitif. Pour un chien policier ou un husky proches encore du loup, combien de chihuahuas ou de bassets? Et qui reconnaît le sanglier dans le porc? Où donc trouve-t-on des citrouilles et des pamplemousses dans la nature? Quant aux fameux OGM, ils précipitent simplement ce processus initié par l’homme depuis des millénaires. Au lieu de sélectionner les individus afin de créer des lignées favorables, on intervient directement sur le génome des plantes et des animaux que l’on désire transformer, avec tous les aléas que génère, on s’en doute, une telle procédure. Cependant, on vient de le montrer, le spécimen ainsi modifié n’était plus naturel depuis belle lurette.

Devant ces effets spectaculaires de l’action concertée des humains, comment déterminer une limite? Quel gradient utiliser? En d’autres termes, où tracer la frontière précise entre le naturel et l’artificiel? Lequel des comportements du chien domestique pourra-t-on par exemple attribuer à l’un ou à l’autre de ces deux régimes?

« L’habitude est une seconde nature », disait Aristote. Comme l’écorce de saule, les médicaments dits naturels sont des produits si anciens qu’on a tendance à oblitérer leur origine humaine. Quant aux plantes et aux animaux domestiques, leur nature orientée s’est superposée si étroitement à l’originelle qu’on ne parvient plus à les distinguer clairement. Comme quoi, ce qu’on appelle naturel est souvent une création vénérable de l’homme, que l’habitude nous a rendue trop familière.

On peut certes contester à bon droit les OGM, la pharmacologie ou la médecine scientifique, mais, pour situer la critique sur un terrain adéquat, encore faut-il poser correctement les termes du débat, et surtout, éviter les mauvais arguments — j’allais écrire : les arguments... artificiels. Car, dans un monde aussi développé que le nôtre, un monde marqué à tous les niveaux par l’action multimillénaire de l’homme, la démarcation entre produits naturels et production humaine demeurera toujours un peu factice. On ne conclura pas tout de go à l’inanité des frontières; seulement, elles doivent être tracées de manière subtile et appropriée. Surtout lorsque, comme c’est le cas de la limite entre le naturel et le culturel, elles sont éminemment poreuses.


  • Jean-Claude Simard
    UQAR - Université du Québec à Rimouski

    Jean-Claude Simard a longtemps enseigné la philosophie au Collège de Rimouski, et il continue d’enseigner l’histoire des sciences et des techniques à l’Université du Québec à Rimouski. Il croit que la culture scientifique a maintenant conquis ses lettres de noblesse et que, tant pour le grand public que pour le scientifique ou le philosophe, elle est devenue tout simplement incontournable dans le monde actuel.

     

    Note de la rédaction :
    Les textes publiés et les opinions exprimées dans Découvrir n'engagent que les auteurs, et ne représentent pas nécessairement les positions de l’Acfas.

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