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Armand Soldera, Université de Sherbrooke
Il faut éviter de dire trop simplement : « la recherche universitaire, c’est le fondamental ». Il faudrait plutôt la définir en la situant dans le trio de forces qu’elle forme avec la recherche tant industrielle que gouvernementale.

Soyons pratiques!

Dans cette chronique, au mois de décembre, Serge Lacelle réfléchissait sur l’urgence de mettre la chimie au service des défis de notre temps. « Sans la chimie, l’humanité ne pourra trouver de solution à l’épuisement des énergies fossiles,  au déséquilibre atmosphérique responsable du réchauffement climatique, à la lutte aux bactéries résistantes, etc. », écrivait-il.

Sa réflexion prenait comme point de départ l’article Let's get practical 1, paru dans Nature le 6 janvier 2011. Devenu viral dans notre milieu, cet article était très critique d’une recherche en chimie devenue mature, mais s’étant repliée sur elle-même. Mais la force du papier de George M. Whitesides et John Deutch, c'était aussi que leurs propos pouvaient s’étendre au rôle social de l’ensemble des chercheurs.

Toujours à partir de cet article, je voudrais ici poursuivre la réflexion en faisant ressortir un autre aspect  dans cette question de science en société : le rôle spécifique de la recherche universitaire.

Pour penser ce rôle, il me semble, il faut d’abord dépasser le couple fondamental-appliqué. Éviter de dire, trop simplement, « la recherche universitaire, c’est le fondamental ». Il faudrait plutôt définir la spécificité de la recherche universitaire en la situant dans le trio de forces qu’elle forme avec la recherche tant industrielle que gouvernementale.

Les trois pattes

Selon Whitesides et Deutch, le développement de la chimie repose sur trois pattes inégales : l’université, l’industrie et le gouvernement. Des trois, disent-ils, « seule l’université a la liberté et la flexibilité d’amener la science chimique dans de nouvelles directions ». Quant à l’industrie, sous l’emprise du « court-terme du capitalisme, elle a laissé choir la recherche à long terme et se concentre principalement sur de l’innovation incrémentale ». Pour sa part, le « gouvernement influence la recherche à travers des politiques (allocation dirigée de fonds de recherche, crédits à l’innovation, etc.), mais cette influence est dépendante d’autres facteurs politiques ».Ces trois pattes sont en effet très inégales, et le déséquilibre tend à s’accentuer. L’industrie, dominée par le capitalisme financier, contrôle le jeu. Il y a une véritable tyrannie de la rentabilité trimestrielle, dont on voit de plus en plus les effets sur la recherche universitaire. On se retrouve en face d'une idéologie, dont le vocabulaire entreprenariat-rentabilité-client contamine la réelle mission universitaire. Quant au gouvernement, on le sent influencé par cette idéologie. Moins d’argent pour les subventions à la découverte et plus pour la recherche tournée vers l’industrie. La refonte des subventions provenant du Conseil national de recherches Canada en est un exemple probant.

De ce fait, seule la recherche universitaire a aujourd’hui cette marge de manœuvre pour redonner un nouvel élan à la chimie. C’est la seule à vraiment pouvoir travailler sur le long terme, que ce soit sur les questions pratiques ou théoriques. Et c’est surtout la seule à former une relève, justifiant d’autant plus cet espace de liberté.  Il ne faut pas oublier que le fondamental, et donc la recherche universitaire, tend à éveiller ou stimuler la curiosité, présente au sein de tout un chacun, et a fortiori chez l’étudiant.

Indépendance et collaboration

Le système de recherche universitaire demeure fort diversifié. Et il est parfaitement sain d’y retrouver tout autant une recherche libre hors des grands programmes qu'une recherche théorique ou appliquée liée à des programmes de recherches à court, moyen et long terme.

Il nous faut à la fois préserver le territoire propre à la recherche universitaire et reconnaître que cette recherche ne peut être enfermée sur elle-même. « Nombre de découvertes en chimie fondamentale ont été accomplies à partir d’une course vers un développement de technologies utiles. La science de la catalyse et celle des polymères dérivent de recherches industrielles », soulignent Whitesides et Deutch.

Le véritable défi se trouve dans les questions que nous choississons d’aborder. On ne doit pas se cantonner dans nos départements, motivés par un protectorat d’une certaine recherche fondamentale, tout en restant désengagés de réels enjeux sociaux et environnementaux qui sont souvent multidisciplinaires.

Ce qu'il est donc important de protéger, c’est notre aptitude à travailler sans avoir le souci du rendement comme moteur. Aussi, il nous faut rester critiques face à la course aux publications, qui tend à ressembler à une course à la rentabilité; on s’approche du système industriel. Il faut se rappeler que le facteur d’impact, le fameux facteur-H, d’Einstein aurait été très faible (4 ou 5).

Répondre d’abord aux besoins sociétaux

Finalement, les auteurs proposent de réécrire le contrat social grâce à la résolution de problèmes importants qu'éprouve actuellement notre civilisation. Cette vision pratique ne signifie aucunement un déni de la science fondamentale ou une manière de faire taire la curiosité intrinsèque au chercheur, ou encore, un camouflet à notre liberté si convoitée.

Au contraire, il faut tout simplement réorienter nos forces vers des problèmes pratiques, ceux qui se révèlent de prime urgence. Ce virage pragmatique ne pourra que mieux servir nos étudiants. Ils seront instruits dans un contexte de liberté et de créativité, tout étant mieux aguerris quand ils se retrouveront en entreprise à travailler sur des questions comme la pollution, les piles à combustibles, les biocarburants, etc. Et comme le disent si bien les auteurs, nous avons le devoir d’instruire les étudiants et non de les utiliser.

Notes :

  • 1. G. M. WHITESIDES et J. DEUTCH, «Let’s get practical », Nature, vol. 469, 2011, p. 21.

  • Armand Soldera
    Université de Sherbrooke

    Armand Soldera est professeur à l’Université de Sherbrooke depuis 2002, et directeur du Département de chimie depuis 2010. Il détient un doctorat de l’Université de Strasbourg. Il a poursuivi des études postdoctorales à l’Université Laval, et à l’Université Royale de Groningen (Pays-Bas). Il a été par la suite ingénieur de recherche au Commissariat à l’Énergie Atomique (France) de 1994 à 2002, et il est toujours professeur associé à l’ISMANS (Le Mans), depuis 1996. Sa thématique de recherche concerne l’application d’une approche multi-échelles à l’étude de la matière molle.

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