Aller au contenu principal
Il y a présentement des items dans votre panier d'achat.
Thomas Burelli - Concours de vulgarisation - 2013
Lauréat

Thomas Burelli

Université d’Ottawa

Les chercheurs : incorrigibles flibustiers de la connaissance?

Île des pins, Nouvelle-Calédonie" src="/sites/default/files/prix-concours/vulgarisation/2013/projet/concours2013_ile-des-pins-n.jpg">

Les autochtones ont de tout temps été des «partenaires» avisés des scientifiques, permettant notamment la découverte de ressources naturelles d’un grand intérêt pour les sociétés humaines. Des disciplines spécialisées dans l’étude systématique des savoirs traditionnels associés à l’environnement – comme l’ethnobotanie ou l’ethnopharmacologie – ont ainsi vu le jour. Malgré tout, les autochtones sont des partenaires avec qui les scientifiques entretiennent souvent des relations fluctuantes. D’un amour fusionnel lors de la phase d’identification de ressources naturelles d’intérêt, le traitement réservé aux savoirs traditionnels et à l’apport des autochtones peut rapidement virer à l’ignorance, voire au mépris total lors des phases d’analyse et de valorisation des ressources identifiées. Cette relation de partenariat à géométrie variable conduit parfois certains commentateurs à dépeindre les scientifiques comme des «pirates sans scrupule» des connaissances autochtones.

Ni anges, ni démons

La réalité se révèle souvent plus nuancée. Les scientifiques ne sont ni anges ni démons, mais des acteurs naviguant à vue entre légalité et légitimité. Des acteurs se contentant parfois des dispositions du droit qui les autorisent à exploiter légalement, et généralement sans obligation de partage des bénéfices, les connaissances traditionnelles. Des acteurs ignorant – sciemment ou non – leur responsabilité dans le changement social touchant le domaine de la circulation des savoirs traditionnels. Et ce, au risque de mettre sérieusement en péril les relations de collaboration avec les autochtones.

Un projet de recherche français illustre parfaitement ce caractère parfois fluctuant des relations entre scientifiques et autochtones au cours des phases successives de la recherche. Dans les années 1990, des chercheurs de l’Institut de recherche pour le développement (IRD), basé en Nouvelle-Calédonie (territoire français), ont entamé des recherches au sujet de la Ciguatéra, une intoxication alimentaire résultant de l’ingestion de poissons contaminés par des toxines. Les recherches ont notamment consisté en des enquêtes ethnopharmacologiques auprès des populations autochtones, permettant ainsi d’identifier une liste importante de remèdes traditionnels utilisés depuis des temps immémoriaux pour le traitement de l’infection. En se basant sur ces remèdes et suite à des analyses en laboratoire, les chercheurs sont parvenus à identifier un principe actif utile. L’ayant isolé et identifié, l’IRD et ses chercheurs ont déposé un brevet portant sur l’utilisation de cette molécule pour le traitement de l’infection en question. Lors de l’étape de recherche préliminaire, les communautés autochtones ont fait l’objet d’une attention très particulière en raison de leur statut de pourvoyeurs privilégiés d’informations pertinentes. Puis, par la suite, elles ont étrangement disparu du champ des acteurs impliqués dans la recherche et n’ont obtenu aucun crédit ni aucune redistribution lors de l’obtention du brevet. Dans cette affaire, comment faut-il interpréter le comportement des chercheurs, associant les communautés lors des premières phases de recherche, puis les «oubliant» lors de la valorisation des résultats?

Une double logique problématique

Assurément, les chercheurs ont tiré profit des connaissances autochtones et admettent d’ailleurs s’être «inspirés des remèdes traditionnels océaniens». Mais leur démarche répond dans les faits à une double logique : la valorisation maximale de leurs résultats de recherche sous forme de droits de propriété intellectuelle et, plus important encore, le sentiment de respecter scrupuleusement la loi qui ne les oblige pas, généralement, à partager les bénéfices de leurs découvertes avec les autochtones!

En effet, les chercheurs, et notamment les scientifiques français, sont de plus en plus contraints par des objectifs de résultats et de valorisation de ces derniers, en particulier dans le domaine des sciences du vivant. Ainsi le dépôt de droits de propriété intellectuelle constitue un des critères les plus valorisés pour l’évaluation des chercheurs et des laboratoires. Les chercheurs se trouvent donc poussés à convertir leurs résultats en droits de propriété intellectuelle, quand bien même (de l’aveu de certains d’entre eux) ces droits n’auraient aucune vocation à être exploités, faute de moyens ou de marché viable. Pour les autochtones exclus de ce processus – car n’étant pas considérés comme «inventeurs» au sens du droit de la propriété intellectuelle –, le dépôt d’un brevet est souvent perçu comme une appropriation et une exploitation injuste de leurs savoirs!   D’un autre point de vue, les chercheurs n’ont aujourd’hui, dans la plupart des États du monde, aucune obligation de partage des avantages découlant de l’exploitation des savoirs autochtones. En effet, bien que la Convention sur la diversité biologique de 1992 et le Protocole de Nagoya de 2010 aient reconnu la valeur de ces savoirs et la nécessité d’organiser un partage des avantages avec les communautés, la mise en œuvre de ces principes est confiée aux États. Or, comme une très grande majorité d’entre eux (parmi lesquels la France et le Canada) n’ont pas adopté de mesures spécifiques, aucun cadre réglementaire ne protège les savoirs sur leurs territoires.  

Cette situation est-elle pour autant une invitation au «pillage» légal des connaissances autochtones ou, au contraire, une raison de suspendre tout projet de collaboration avec les autochtones, et ce, au détriment de l’avancement des connaissances?

Ni l’un ni l’autre, si l’on admet et promeut la capacité qu’ont les acteurs de la société civile de se doter de leurs propres cadres normatifs, en marge ou en complément des cadres étatiques. En ce sens, l’inaction de l’État pourrait être vue non comme une fatalité mais, au contraire, comme une invitation, voire même une chance pour les acteurs de la société civile.

Du côté des bonnes pratiques

Certains chercheurs, organismes et communautés autochtones se sont saisis de cette opportunité. En effet, une très grande variété de pratiques visant à pallier l’absence de réglementation des États s’observe aujourd’hui. Il s’agit, par exemple, de codes de bonnes pratiques, de protocoles de recherche, d’ententes conventionnelles, voire de véritables institutions, sortes de bibliothèques chargées de la gestion des savoirs comme l’Agence pour le développement de la culture kanake en Nouvelle-Calédonie. De fait, une véritable Révolution tranquille des règles d’accès et d’utilisation des savoirs a progressivement vu le jour, à l’ombre du droit des États. Mais alors que ces pratiques sont souvent mal connues et mal documentées – en raison notamment de leur ampleur parfois modeste –, la question de leur qualité se pose de manière de plus en plus pressante. Dans ce contexte, seuls le temps et leurs usages permettront de dire si elles participent réellement à l’émergence d’une nouvelle éthique et d’une réelle refondation des relations avec les autochtones. Ou s’il ne s’agit, finalement, que d’un mirage quant à la capacité de changement social des acteurs de la société civile dans ce domaine…