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Jean-Claude Simard, Université du Québec à Rimouski

En tant qu’historien des sciences et des techniques, je ne me prononcerai pas sur le bien-fondé de la démarche visant à promouvoir l'industrie 4.0, démarche qui ne relève pas d’une chronique de culture scientifique. En revanche, la trame historique que mobilise ce courant et sur laquelle s’appuie son argumentaire présente un grand intérêt et mérite qu’on s’y arrête.

Un slogan percutant

En 2011, on lance un slogan à la Foire industrielle de Hanovre, l’une des plus importantes au monde, et il fait immédiatement les gros titres : Industrie 4.0. La formule percutante va faire florès et divers gouvernements vont rapidement l’adopter : l’Allemagne de Mme Merkel, évidemment, qui en fait un vecteur du projet industriel national; la France, par le biais du ministère de l’Économie et des Finances et de son « Industrie du Futur1 »; les États-Unis, dont le département de l’Énergie2 propose les concepts d’Advanced Manufacturing et de Smart Manufacturing; la Chine, avec son ambitieux projet Made In China 2025, et ainsi de suite. Évidemment, le gouvernement du Québec n’est pas en reste, puisque le ministère de l’Économie, de la Science et de l’Innovation (MESI) vient de rendre publique une Feuille de route industrie 4.03. Pour implanter cette stratégie innovante dans les entreprises, il a mandaté le CEFRIO, le Centre facilitant la recherche et l’innovation dans les organisations grâce aux TIC, les technologies de l’information et des communications. Une consultation de son site Internet nous apprend qu’il s’agit d’un organisme de recherche et d'innovation qui est membre de QuébecInnove, et qu’il

  • « regroupe près de 250 membres universitaires, gouvernementaux et du secteur privé ainsi que quelque 90 chercheurs associés et invités. Tous ensemble, ils œuvrent à la transformation des pratiques par le numérique, permettant ainsi aux organisations et entreprises d'améliorer leur performance et leur vitalité.»

Son but ultime est de « contribuer à l'avancement de la société québécoise par le numérique. » Pour faire bonne mesure, ajoutons qu’un important consortium de la ville de Québec, Coalition Force 4.0, leur a récemment emboîté le pas. Mis sur pied en décembre dernier, ce regroupement de quatorze leaders du développement économique et de la recherche déplore le retard des entreprises québécoises et propose de les aider à faire face à la quatrième révolution industrielle. Dans ce but, il veut, dit le communiqué de presse émis à cette occasion, travailler au développement d’un environnement d’affaires connecté et soutenir l’innovation, afin de favoriser le développement social, industriel, technologique et numérique de la région de la Capitale-Nationale.  

Une tendance mondiale

On le voit, il s’agit d’une tendance lourde chez les divers États industrialisés. Que vise, exactement, cet ambitieux plan de développement destiné à préparer l’usine du futur et quelle analyse y propose-t-on? Voici ce qu’en dit Prendre part à la révolution manufacturière? Du rattrapage technologique à l’Industrie 4.0 chez les PME, un rapport réalisé par le CEFRIO dans le cadre du mandat reçu du MESI :

  • « Industrie 4.0 fait référence à la quatrième révolution industrielle qui se déroule actuellement dans les entreprises manufacturières. Quel est le moteur de cette révolution? Il s’agit en grande partie d’Internet. La réalisation de l’usine intelligente prend appui sur la communication en temps réel pour surveiller et agir sur les activités de l’entreprise. Les systèmes communiquent et coopèrent entre eux, mais également avec les humains, les produits et les machines. Ainsi, Internet connecte tous les « objets » de l’usine – employés, machines, produits, clients, fournisseurs, systèmes, etc.4»

 Cet extrait résume bien l’essentiel de la tendance internationale inspirée du slogan de Hanovre. Quant aux technologies mises en œuvre, leur énoncé peut varier légèrement d’un groupe à l’autre, mais on y décèle d’évidentes constantes. Voici, par exemple, la liste tout à fait représentative retenue par le CEFRIO :

  • « Nous organisons […] les leviers de la révolution manufacturière en dix groupes technologiques, c’est-à-dire un ensemble de technologies, de pratiques et de techniques : 1. les systèmes cyberphysiques, 2. l’Internet des objets, 3. l’infonuagique (Cloud Computing), 4. les sciences des données (Big Data), 5. la cybersécurité, 6. les robots/machines autonomes, 7. la réalité augmentée, 8. les systèmes de simulation, 9. les technologies de communications entre machines (Machine-to-Machine), 10. l’intelligence artificielle.5» (ibid.

On le voit, il s’agit d’un programme vaste et ambitieux, qui veut faire entrer l’entreprise du XXIe siècle dans un nouvel univers, celui de l’usine numérisée. On veut, pour reprendre une belle expression du Ministère québécois, se servir de ces technologies afin de « créer de l’intelligence dans le système manufacturier ». Ajoutons que Klaus Schwab, fondateur et animateur du Forum économique mondial de Davos, publiait récemment La quatrième révolution industrielle (Dunod, 2017), un ouvrage au titre ronflant qui vient enfoncer le clou en proposant en quelque sorte un cadre historique pour ce mouvement international6.

En tant qu’historien des sciences et des techniques, je ne me prononcerai pas sur le bien-fondé de la démarche ou sur ses objectifs, qui ne relèvent pas d’une chronique de culture scientifique. En revanche, la trame historique que mobilise ce courant et sur laquelle s’appuie son argumentaire présente un grand intérêt et mérite qu’on s’y arrête.

Combien de révolutions industrielles?

Voici comment, en substance, on y présente l’évolution technologique. Tout d’abord, on évoque une quatrième révolution industrielle. Pourquoi? On fait débuter le processus avec la première révolution, celle de la fin du XVIIIe siècle en Angleterre, initiée par l’usage de charbon et de la vapeur. On l’appelle la révolution 1.0, et elle signe le début de l’âge de la machine; grâce à l’utilisation de l’énergie fossile, on peut en effet commencer à mécaniser la production. Le premier métier à tisser mécanique (1784) symbolise bien cette étape. Ce scénario associe ensuite l'industrie 2.0 à l'apparition de l’énergie électrique, née au milieu du XIXe siècle. Elle rend possibles le travail à la chaîne et la production de masse, dont le convoyeur (États-Unis, 1870) constitue la parfaite illustration. Quant à la troisième révolution, l’industrie 3.0, elle apparaîtrait avec l’ordinateur, au milieu du XXe siècle. Cette irruption de l’électronique, bientôt suivie des robots, permet d’automatiser progressivement la production grâce aux premiers automates programmables (1969).

L'industrie 4.0, enfin, facilitée par la généralisation du numérique, serait celle dont on veut favoriser l’implantation dans les entreprises actuelles. Visant l’interconnexion complète des machines et des objets, elle pousse l’informatisation et la logique programmable à un niveau supérieur, puisqu’elle fait appel à l’intelligence artificielle pour contrôler les machines et modifier, en temps réel, l’environnement interne et externe de l’entreprise. Entièrement robotisée, une telle usine intelligente serait capable de fonctionner 24 heures sur 24. C’est ce qu’on peut appeler l’Internet industriel, lequel fait par exemple appel à des logiciels permettant une modélisation en trois dimensions des objets à concevoir ou à fabriquer. 

Sans doute parce que la plupart des sources se contentent de reprendre la ligne du temps issue de la source originelle allemande7, ce schéma historique en quatre étapes est repris partout, depuis l’Allemagne jusqu’à la Chine, en passant par les États-Unis, le Royaume-Uni, la France et, bien sûr, le Québec.

Visant l’interconnexion complète des machines et des objets, l'indutrie 4.0 pousse l’informatisation et la logique programmable à un niveau supérieur, puisqu’elle fait appel à l’intelligence artificielle.

Technoscience et première révolution industrielle

Une telle perspective historique est directement dictée par le lien à l’entreprise, plus précisément par la mécanisation du travail et la façon de produire les biens. Mais si on abandonne ce point de vue strictement économique, on modifie du coup le scénario. Expliquons-nous.

Pour rendre compte de l’orientation récente des sciences, le philosophe belge Gilbert Hottois proposait, il y a trois décennies, un concept hybride, la technoscience (Le Signe et la technique, 1984), dont l’ordinateur fournit un exemple particulièrement représentatif8. L’avantage de cette notion, c’est qu’elle permet de combiner les ressources de l’histoire des sciences et de l’histoire des techniques pour aboutir à un portrait plus cohérent de leur développement conjugué. Quand on tient ainsi compte de l’évolution de ces deux formes de rationalité, le tableau change du tout au tout.

C’est le cas pour la première révolution industrielle, lors de laquelle la technoscience fut présente en amont et en aval. En amont, parce que l’image que l’on se fait de l’inventeur James Watt (1736-1819) est fausse : ce créateur de la véritable machine à vapeur n’était pas seulement un exceptionnel ingénieur, c’était aussi un excellent chimiste et un physicien tout à fait honorable9. D’ailleurs, son amitié avec Joseph Black (1728-1799), un chimiste et théoricien devenu pour lui une sorte de mentor, joua un rôle déterminant dans sa vie. D’origine écossaise, Watt était employé comme préparateur de physique à l’Université de Glasgow, et sa tâche incluait entre autres la réparation des appareils. C’est là qu’il fit, en 1757, la connaissance de Black, son aîné arrivé d’Édimbourg pour enseigner dans cette institution, où il venait d’obtenir une chaire. À ce moment, Black avait déjà découvert la notion de chaleur latente10, qui fut décisive dans la préhistoire de la thermodynamique, en particulier lorsque cette avancée poussa Watt à améliorer le rendement de la machine atmosphérique de Newcomen (1763). Ajoutons que Black, confiant dans les capacités de son protégé, avança des fonds pour que celui-ci puisse perfectionner les premiers prototypes de sa propre machine. C’est encore lui qui mit Watt en relation avec le savant et industriel John Roebuck (1718-1794), dont l'aide financière fut ensuite décisive pour la commercialiser. D’ailleurs, quand Black quitta l’Université de Glasgow en 1766 pour enseigner à Édimbourg, où il passa le reste de sa vie, lui et Watt restèrent en contact étroit11. On le constate, c’est cette collaboration entre Watt, un ingénieur féru de science, et Black, un scientifique attentif aux applications technologiques, qui a rendu possible le décollage de la révolution industrielle.

Mais la technoscience est aussi présente en aval, avons-nous dit. En effet, c’est avec ses Réflexions sur la puissance motrice du feu (1824) que Carnot inaugure la thermodynamique, cette nouvelle branche de la physique annoncée par Black, et qui jouera un rôle fondamental durant tout le XIXe siècle. Étant donné son ascendance, mais aussi ses retombées, on peut donc considérer la machine à vapeur comme un exemple clair de technoscience.

La voie du capitalisme immatériel

Partant de là, l’analyse peut emprunter des voies divergentes : soit on suit le développement du machinisme, soit on retrace celui de la technoscience. La première avenue est celle retenue par les tenants de l’Industrie 4.0. Pourquoi s’y attardent-ils ainsi? L’explication la plus simple est sans doute la suivante : pendant longtemps, la physique semblait la seule discipline ayant réussi son industrialisation. En effet, la révolution née en Angleterre s’est rapidement étendue aux différents pays d’Europe avant d’envahir, au XXe siècle, la planète entière. Les impacts de cette première révolution industrielle sur le travail humain, le progrès spectaculaire des machines ainsi que l’apparition subséquente de l’usine moderne ont ainsi frappé l’imagination et canalisé toute l’attention. En ce sens, ordonner chronologiquement les industries 2.0, 3.0 et 4.0, c’est simplement décrire un processus linéaire, dont la continuité historique repose sur les transformations de l’usine. Ainsi, ce qu’on appelle pompeusement la quatrième révolution industrielle est en réalité une quatrième déclinaison de la manufacture, directement liée au productivisme. On le constate, l’Industrie 4.0  n’a pas grand-chose à voir avec une révolution technoscientifique; on recycle en fait le vieux modèle fordiste de production pour l’accommoder au nouvel environnement numérique12. On tend ainsi vers une forme de capitalisme postmoderne, un capitalisme de l’immatériel, comme on le qualifie fréquemment.

Ordonner chronologiquement les industries 2.0, 3.0 et 4.0, c’est simplement décrire un processus linéaire, dont la continuité historique repose sur les transformations de l’usine. Si l’on tient vraiment à se situer dans la continuité de la première révolution industrielle, il faut plutôt suivre la seconde voie, celle des transformations de la technoscience. On obtient alors un schéma entièrement différent et plus conforme au processus historique. En effet, plus riche, cette évolution raisonnée n’est ni disciplinaire ni linéaire.

machinisme

Les aléas de la technoscience

Si l’on tient vraiment à se situer dans la continuité de la première révolution industrielle, il faut plutôt suivre la seconde voie, celle des transformations de la technoscience. On obtient alors un schéma entièrement différent et plus conforme au processus historique. En effet, plus riche, cette évolution raisonnée n’est ni disciplinaire ni linéaire. Il est évidemment impossible de développer en détail ce scénario plus complexe dans une simple chronique de culture scientifique. Aussi nous contenterons-nous de donner ici les quelques indications nécessaires à son appréhension générale.  

Tout d’abord, il faut abandonner l’ascendance disciplinaire unique et ouvrir nos horizons. Arc-bouté sur l’économie, le scénario d’Industrie 4.0 défend une conception étriquée de l’industrialisation, associée aux premières machines et à leur postérité. Mais en fait, chaque époque technoscientifique a développé un lieu et un type de production différents. Certes, le processus industriel a débuté avec les deux déclinaisons initiales de l’usine, la manufacture et l’usine métallurgique, en particulier sidérurgique. Mais la technoscience s’est ensuite déplacée vers le domaine chimique et la raffinerie a alors pris le relais.

En effet, un deuxième procès intensif d’industrialisation s’est produit en Europe à la fin du XIXe siècle, une révolution chimique plus précisément, avant de s’étendre, au début du XXe siècle, à l’ensemble des pays occidentaux, puis à la planète. Évidemment, l’exploitation à grande échelle de certains processus chimiques est très ancienne, qu’on parle de la bière, du vin, des colorants ou du verre, mais on s’appuyait auparavant sur des procédés empiriques. C’est seulement durant la deuxième moitié du XIXe siècle que l’industrie moderne s’est mise en place sur des bases rigoureuses, en Angleterre et en France d’abord, puis en Allemagne. La chimie industrielle se développa alors rapidement, et la production des substances synthétiques devint un programme systématique de recherche, dans lequel les chercheurs spécialisés obtinrent des résultats éclatants. Dans cette foulée, Marcellin Berthelot (1827-1907) parvint à synthétiser un nombre élevé de composés organiques, dont le méthane, l'éthyle et le benzène. Actuellement, l’industrie est en mesure de produire des centaines de milliers de composés organiques, dont la plupart n’ont pas d’équivalent naturel.

C’est ainsi que la technologie chimique a complètement métamorphosé plusieurs secteurs névralgiques des sociétés humaines. Pour mémoire, rappelons les cinq plus importants. D’abord, l’alimentation, galvanisée par les fertilisants, les engrais, les herbicides et les pesticides, des adjuvants qui, même s’ils sont parfois contestés aujourd’hui, n’en ont pas moins bouleversé l’agriculture et les techniques de production de la nourriture. Ensuite, la santé humaine, sur laquelle l’impact des innombrables produits pharmaceutiques modernes fut décisif. Troisièmement, elle a rénové l’habitation et les techniques de construction grâce aux colorants industriels13 et aux matériaux synthétiques, dont le polystyrène, ainsi que les multiples formes de plastique et ses dérivés14. Quatrièmement, elle a transformé l’industrie du vêtement grâce aux tissus synthétiques comme le nylon, le polyester et le kevlar. Enfin, elle a révolutionné les transports et restructuré les fondements de l’économie grâce au caoutchouc synthétique et à l’essence, issue de la pétrochimie. Pourquoi associer ainsi l’industrie des transports à la chimie? La construction des divers types de véhicules est une chose, le raffinage du pétrole afin d’obtenir les carburants des divers moteurs thermiques en est une autre. Ainsi, pour prendre ce seul exemple, c’est par la distillation de cette énergie fossile à différentes températures que l’on obtient l’essence (issue de la gazoline), le kérosène et le gazole. Mais pour garantir ces résultats, il faut ajouter à la distillation fractionnée deux autres procédés développés par les chimistes du XXe siècle : le craquage catalytique et le reformage catalytique15. Les raffineries jouent donc, dans l’industrialisation de la chimie, un rôle historique analogue à celui qu’ont tenu les filatures et les usines métallurgiques dans celle de la physique.

Ces divers exemples le montrent avec éloquence, lorsqu’on appuie un scénario historique sur les seules transformations de la machine, on passe sous silence nombre de phénomènes et on oblitère les résultats spectaculaires d’une chimie aujourd’hui mal aimée.

Techno

Puis vint la biologie industrielle

Par ailleurs, à moins de venir de la planète Mars, on ne peut ignorer qu’une nouvelle vague d’industrialisation est en cours, celle de la biologie. Ce processus, initié surtout par les États-Unis au milieu du siècle dernier, a suivi la découverte de la structure de l’ADN et le décryptage du code génétique. Aujourd’hui, le génie génétique est devenu monnaie courante, et il suffit pour s’en convaincre d’évoquer diverses biotechnologies, telles la fécondation in vitro, le clonage ou la transgenèse (les fameux OGM), pour s’en tenir aux avancées récentes les plus médiatisées parce que plus spectaculaire. C’est ainsi que la biologie industrielle est maintenant en mesure de modifier la reproduction, voire les bases mêmes de la vie, surtout avec les derniers outils découverts – je pense entre autres au ciseau génétique CRISPR-Cas9. Pour boucler la boucle, rappelons que cette forme particulière d’industrialisation a été rendue possible par l’apparition de la biologie moléculaire, dont les racines plongent elles-mêmes dans la chimie organique. Ses praticiens officient aujourd’hui dans de vastes laboratoires spécialisés. Comme la biologie moléculaire fait déjà usage de plusieurs techniques propres, peut-être développera-t-elle aussi un jour sa production dans un lieu spécifique, comme le firent avant elle la physique et la chimie industrielles?

Bref, pour parvenir à un point de vue exprimant l’ampleur des diverses lignées évolutives, il faut raffiner tant la notion de technoscience que celle de révolution industrielle, et ne pas les réduire aux seuls progrès de la mécanisation du travail. On obtient ainsi une vision moins idéologique épousant davantage le processus historique, une vision qui ne se contente plus d’ordonner les phases successives d’une prestigieuse lignée sectorielle, celle du machinisme.  

Bref, pour parvenir à un point de vue exprimant l’ampleur des diverses lignées évolutives, il faut raffiner tant la notion de technoscience que celle de révolution industrielle, et ne pas les réduire aux seuls progrès de la mécanisation du travail. On obtient ainsi une vision moins idéologique épousant davantage le processus historique, une vision qui ne se contente plus d’ordonner les phases successives d’une prestigieuse lignée sectorielle, celle du machinisme.  

Des questions pendantes

On le voit, une histoire raisonnée des technosciences doit adopter une perspective multidisciplinaire, tenir compte des décalages chronologiques et fuir les ascendances exclusives. De fait, se mouvoir dans un entonnoir disciplinaire et penser en silo, c’est se priver de la vision d’ensemble que procure seule une analyse stratifiée selon les différents secteurs, qu’il s’agisse de la physique, de la chimie ou de la biologie. Sachons donc demeurer attentifs aux îlots distincts du génie moderne, à ce que Bachelard appelait les rationalismes régionaux; c’est la seule façon d’appréhender les diverses facettes historiques de l’industrialisation.

Cette optique élargie laisse cependant en plan certaines questions importantes. Avant de terminer, mentionnons-en deux, particulièrement saillantes.

D’abord, la place du nucléaire dans le tableau historique que nous avons dessiné à grands traits. Certes, c’est l’une des sources d’énergie les plus spectaculaires découvertes par le XXe siècle et, personne ne le conteste, la création des centrales nucléaires a constitué un immense exploit technoscientifique. Faut-il pour autant parler d’une autre révolution industrielle? Pas vraiment, car pour l’instant, le nucléaire civil ne représente encore qu’une façon alternative de produire de l’électricité. De plus, les centrales nucléaires constituent l’un des très rares domaines encore contraints d’utiliser sur une large base la vapeur, source de travail des débuts de l’industrialisation ; ce seul fait atteste déjà leur appartenance à une lignée technologique sectorielle, celle de la physique16. Cela dit, une telle mise à plat ne doit évidemment pas réduire le mérite des chercheurs qui sont à l’origine de la remarquable révolution théorique qui a donné naissance à la physique nucléaire.  

La seconde question est plus difficile : dans un historique dépassionné et impartial, quelle place ménager aux nombreuses technologies associées au concept même d’Industrie 4.0? On en convient sans peine, l’intelligence artificielle, l’Internet des objets et l’impression en 3D ouvrent de formidables perspectives, surtout si on les couple aux Big Data et à l’infonuagique (Cloud Computing). Un traitement convenable de cette question exigerait à lui seul un ouvrage, ou du moins un article fouillé; on se contentera donc ici de quelques indications sommaires.

[..] avec l’apparition de l’informatique, on est passé à la vitesse supérieure. Pour la première fois, en effet, le génie technologique pouvait émuler directement des fonctions intellectuelles : la mémoire, le calcul, la recherche, etc.

Dans leur ensemble, ces innovations sont liées à la révolution numérique qui a marqué le dernier siècle. Auparavant, les technologies humaines facilitaient d’abord le travail manuel. Mais avec l’apparition de l’informatique, on est passé à la vitesse supérieure. Pour la première fois, en effet, le génie technologique pouvait émuler directement des fonctions intellectuelles : la mémoire, le calcul, la recherche, etc. Or, il faut le rappeler, l’ordinateur naît au début des années 194017, en même temps que la biologie moléculaire. Pendant que l’on décryptait les arcanes de la reproduction, on développait aussi le cerveau mécanique. Comment comprendre ce parallélisme? Comme le fait remarquer Jacques Monod dans Le hasard et la nécessité (1970), la cellule et le cerveau constituent les deux extrémités de la longue chaîne de la vie, le début immémorial et l’achèvement le plus complexe de l’arbre évolutif. En d’autres termes, la révolution informatique et les biotechnologies sont liées, et il faut donc les considérer comme deux facettes complémentaires d’un mouvement plus général. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’une partie importante de la terminologie en biologie moléculaire, par exemple les notions de « programme » génétique et de « code », a été empruntée à l’informatique et à la théorie de la communication, alors toutes deux naissantes.

Pour ne pas conclure

On le voit, pour obtenir un historique satisfaisant du génie industriel, il faut croiser le développement de deux formes essentielles de rationalité, la science et la technique. Si l’on veut dépasser les ascendances disciplinaires uniques et la vision sectorielle, autrement dit l’évolution de la machine et de la manufacture culminant dans une industrie 4.0, il faut conjuguer l’histoire des sciences et celle des techniques; la macro-histoire de la technoscience est à ce prix. Et, en laissant border certains développements accessoires, on voit alors surgir trois vagues majeures d’industrialisation, la première en physique (fin XVIIIe siècle), la seconde en chimie (fin XIXe siècle) et la troisième en biologie (fin XXe siècle), chacune ayant entraîné des conséquences incalculables. 

Faut-il alors oublier l’idée d’une quatrième révolution industrielle? Il est normal que les gouvernements veuillent accélérer la transformation des entreprises, car dans un contexte mondialisé, leur compétitivité est souvent liée à leur volonté de modernisation : intégrer harmonieusement les technologies nouvelles, c’est ajouter à la chaîne de valeur de l’entreprise. En ce sens, des objectifs clairs et un scénario historique simplifié peuvent mobiliser les énergies et les ressources, surtout lorsqu’une tendance postmoderne aussi lourde, déjà promue par l’influent colloque de Davos, est réactivée par un ouvrage comme celui de Klaus Schwab. Mais si les notions d’Industrie 4.0 et de connectivité intégrale de l’entreprise constituent des slogans accrocheurs pour le patronat et les décideurs politiques, elles ne sauraient tenir lieu d’analyse pour le spécialiste. Corriger la perspective courante et calibrer correctement la trame historique, palliant du coup la faible visibilité de la lignée chimique, est en conséquence salutaire, car on obtient ainsi un récit à la fois plus juste et plus inclusif du développement technoscientifique. La résurrection adéquate du passé ne présente donc pas seulement un intérêt purement académique; elle permet aussi d’éviter deux excès actuels, trop souvent liés : l’utopisme technologique et l’économisme triomphant.

La résurrection adéquate du passé ne présente donc pas seulement un intérêt purement académique; elle permet aussi d’éviter deux excès actuels, trop souvent liés : l’utopisme technologique et l’économisme triomphant.

  • 1Pour des informations sur la stratégie hexagonale, voir https://www.economie.gouv.fr/lancement-seconde-phase-nouvelle-france-in….
  • 2Ce département travaille en collaboration avec la SMLC, la Smart Manufacturing Leadership Coalition, un consortium de près de 200 partenaires comportant soit des groupes universitaires, soit des compagnies privées, qui vise à établir des standards communs pour l’industrie à venir. Ses bureaux nationaux sont situés à Los Angeles.
  • 3On peut consulter ce document a l’adresse URL suivante : https://www.economie.gouv.qc.ca/bibliotheques/outils/gestion-dune-entre….
  • 4http://www.pmenumerique.ca/media/1349/cefrio_industrie_4-0_pme_version_…, p. 21.
  • 5Le CEFRIO s’inspire ici du Boston Consulting Group, un think tank américain, dont il a légèrement remanié la liste publiée en 2015.
  • 6Qu’on considère son titre ou son contenu, l’essai de Schwab présente des résonnances certaines avec l’ouvrage récent des Anglais John Micklethwait et Adrian Wooldridge, The Fourth Revolution – The Global Race to Reinvent the State (Penguin Press, 2014). Or, selon un article paru dans Le Devoir (http://www.ledevoir.com/politique/quebec/420321/repenser-l-etat-du-queb…), cette synthèse historique et politique venue de la Grande-Bretagne serait la lecture de chevet de M. Couillard. On ne s’en étonnera guère, car l’ambitieuse réingénierie de l’État proposée par ces deux auteurs étroitement associés à la revue The Economist, s’harmonise parfaitement avec l’idée d’une quatrième révolution industrielle.
  • 7À ce propos, voir les thèses exposées par le professeur Wolfgang Wahlster, un des représentants de la DFKI, la Deutsche Forschungszentrum für Künstliche Intelligenz (Centre de recherche allemand pour l’intelligence artificielle) : http://www.dfki.de/wwdata/German-Czech_Workshop_on_Industrie_4.0_Prague… Industrie_4_0_Cyber-Physical_Production_Systems_for_Mass_Customizations.pdf. On peut également retrouver ces thèses sur le site du GTAI, le Germany Trade and Invest (https://industrie4.0.gtai.de/INDUSTRIE40/Navigation/EN/Topics/Industrie…). Pour une brève mise en perspective de la notion d’Industrie 4.0, on peut consulter l’article de R. Drath et A. Horch, « Industrie 4.0: Hit or Hype? », EEE Industrial Electronics Magazine, vol. 8, no 2, 2014, pp. 56-58 (doi: 10.1109/MIE.2014.2312079).
  • 8J’ai eu l’occasion d’expliquer le concept de technoscience dans mon billet du 2 février 2013, « L’enchevêtrement de la science et de la technique », disponible à l’adresse URL suivante : http://www.acfas.ca/publications/decouvrir/2013/02/l-enchevetrement-sci….
  • 9À ce propos, il faut nuancer le jugement porté dans le billet susdit sur la formation de Watt et les circonstances ayant mené à naissance de la machine à vapeur.
  • 10Comparée à celle d’autres liquides courants, la chaleur latente de l’eau est suffisamment élevée pour que la vapeur produite actionne une machine. Aujourd’hui, le concept de chaleur latente de changement d'état a été remplacé par celui d’enthalpie de changement d'état, mais le principe avancé par Black demeure valide.
  • 11La correspondance entre Black et Watt permet de suivre à distance l’évolution de leur collaboration. Elle a été publiée par Eric Robinson et Douglas McKie sous le titre : Partners in science: Letters of James Watt and Joseph Black (Harvard Univ. Press, 1970).
  • 12C’est ce qu’a bien vu Jeremy Rifkin : selon lui, ce modèle, qui a fait la fortune de la production américaine, s’est essoufflé et ne doit pas être recyclé, mais remplacé. Pour cet inlassable propagandiste des transformations en cours, il faut dorénavant promouvoir une révolution appuyée sur les NTIC, mais aussi sur les énergies renouvelables (voir en particulier son récent ouvrage, The Third Industrial Revolution: How Lateral Power Is Transforming Energy, the Economy, and the World, 2011). Pour lui, en effet, un bond industriel ne devient possible que s’il accompagne à la fois une nouvelle technologie de la communication et de nouveaux systèmes énergétiques. On le constate, ce spécialiste de la prospective propose un scénario historique très différent de celui d’Industrie 4.0, tant que par le nombre de révolutions qu’il identifie que par leur point d’aboutissement ou l’objectif poursuivi.
  • 13À ce propos, il faut rappeler l’apport de l’Anglais Perkin qui, grâce à sa découverte de la mauvéine (1856), put mettre sur pied la première usine de colorant de synthèse au monde, laquelle permit de remplacer rapidement la garance naturelle, que l’on cultivait depuis des siècles en Provence. C’est pour le concurrencer qu’à ses débuts, la fameuse compagnie allemande Bayer (1863), du nom de Friedrich Bayer, l’un de ses deux fondateurs, consacra beaucoup de temps et d’énergie à la recherche de l’indigo synthétique.
  • 14C’est l’exploitation du pétrole qui a permis le développement du plastique en chimie industrielle, un produit qui a depuis envahi notre quotidien.
  • 15Notons que la pétrochimie est aujourd’hui omniprésente. En effet, elle n’est pas indispensable seulement dans le domaine des transports et la production des diverses formes de plastique, déjà mentionnés, mais également dans les secteurs du chauffage domestique, des colorants, des médicaments, du textile, des pesticides et des herbicides.
  • 16J’ai exposé de manière plus détaillée les limitations de la filière nucléaire dans un billet antérieur de La science en culture (nov. 2014), « Le nucléaire, une révolution industrielle inachevée », http://www.acfas.ca/publications/decouvrir/2014/11/nucleaire-revolution….
  • 17Pour un bref aperçu du contexte qui lui a donné naissance, voir ma chronique du 14 février 2015, « Puis Turing vint... », http://www.acfas.ca/publications/decouvrir/2015/02/puis-turing-vint.

  • Jean-Claude Simard
    Université du Québec à Rimouski

    Jean-Claude Simard a longtemps enseigné la philosophie au Collège de Rimouski, et il continue d’enseigner l’histoire des sciences et des techniques à l’Université du Québec à Rimouski. Il croit que la culture scientifique a maintenant conquis ses lettres de noblesse et que, tant pour le grand public que pour le scientifique ou le philosophe, elle est devenue tout simplement incontournable dans le monde actuel.

     

    Note de la rédaction :
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