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Michelle Riedlinger, Université of the Fraser Valley, Canada

En effet, les plateformes de médias sociaux permettent l’éclosion de nouveaux espaces de communication sociopolitique engagée, et les citoyens s’investissent dans des discussions sur les enjeux scientifiques lorsqu’ils disposent d’espaces légitimes pour le faire.

Michelle R.

[NDLR : Douze textes, en provenance de dix pays, composent le présent dossier.
Ces textes seront réunis dans une version imprimée.]

 

Du fait scientifique à la politique

Dans le présent texte, j’examine comment des citoyens, prenant appui sur des données scientifiques, articulent leurs critiques de la politique canadienne en matière de changements climatiques. Pour ce faire, et de manière à mettre en contexte le débat, prenons comme point de départ un extrait d'une entrevue réalisée par le magazine The Guardian en décembre 2016 avec M. Justin Trudeau. Le premier ministre du Canada y affirmait :

« Les faits concernant les changements climatiques sont très, très bien établis. Il n’y a plus de débat. Il est désormais question du comment nous y répondrons [...] Quand les gens réaliseront que de prendre les devants en matière de changements climatiques peut avoir d’importantes retombées économiques, le Canada jouira déjà d’une longueur d’avance [...] Il existe encore une demande pour les combustibles fossiles à travers le monde et, comme vous le savez, peu importe qu'un plein d’essence provienne d’Arabie Saoudite ou des sables bitumineux, il émettra des gaz à effet de serre. Mais dans un même temps, nous pouvons démontrer que nos méthodes d’extraction et de développement de nos ressources de pétrole sont plus propres, plus innovatrices, moins dangereuses et plus responsables que n’importe où dans le monde, puisque nous avons déjà innové et avons démontré nos compétences en ce domaine. Parallèlement, nous augmentons nos standards d’efficacité, et nous encourageons les gens à utiliser les transports en commun au moyen d’investissement appropriés. Je m’engage à représenter les valeurs que les Canadiens m’ont demandé d’incarner pendant mon mandat. Alors que partout ailleurs on remarque une augmentation de l’incertitude, de la précarité et du populisme, je travaille fort pour démontrer que nous pouvons avoir des perspectives de croissance qui se répercutent sur tous, dont la classe moyenne1. »

Les scientifiques et les spécialistes de la communication scientifique canadiens ont applaudi le dernier changement de gouvernement – gouvernement qui disait vouloir appuyer ses décisions sur des données probantes2. Dans l’extrait ci-dessus, le premier ministre souligne d’ailleurs que la réalité des changements climatiques n’est plus à discuter. Selon le cadre théorique de Carol H. Weiss, spécialiste en évaluation de politiques publiques, le gouvernement canadien reconnait au niveau conceptuel l’importance des recherches sur les changements climatiques, ce qui devrait se  transposer dans son discours3.

Ici, dans l’extrait, le premier ministre recadre le fait des changements climatiques en promouvant les actions individuelles, en soutenant la croissance de l’industrie des combustibles fossiles et en minimisant l’impact des activités extractives. Le gouvernement canadien a aussi annoncé récemment qu’il approuvait le projet de pipeline Kinder Morgan visant à augmenter la distribution de pétrole vers la côte ouest du Canada. Une déclaration sévèrement critiquée par des groupes environnementaux et par les Premières Nations : M. Trudeau a été accusé de revenir sur des promesses électorales à l'effet que les données scientifiques quant à la protection de l’environnement et aux actions d’atténuation des changements climatiques seraient prises en compte4.

Voyons maintenant, dans un exemple tiré des médias sociaux, comment des citoyens engagés dans l’atténuation des changements climatiques tentent de ramener la science sur le chemin de la décision politique.

Démocratiser le savoir

Le 23 novembre 2016, la ministre de l’Environnement et des Changements climatiques du gouvernement canadien, Mme Catherine McKenna, tenait le Sommet national des jeunes sur les changements climatiques. L’événement a réuni 100 jeunes Canadiens de la région de la Capitale-Nationale, sélectionnés par le gouvernement. Ceux-ci ont assisté à des conférences d’experts abordant des enjeux tels que l’alimentation durable, les transports et les énergies propres5. Les participants, sur les lieux ou en ligne – Facebook et Twitter –, étaient encouragés à poser des questions et à « proposer des solutions innovatrices6 ».

Des événements de ce genre sont monnaie courante au Canada. Cependant, dans ce type d’engagement public, il y un risque d’ingérence des « parrains » et d’un manque de contrôle des citoyens sur les retombées attendues7. Les parrains gouvernementaux de ce forum, par exemple, auraient exclu des jeunes reconnus pour militer en faveur de la réduction du soutien à l’industrie des combustibles fossiles au Canada. Aussi, les participants n’étaient pas invités à formuler des recommandations allant plus loin que des actions individuelles ou locales.

La ministre de l’Environnement et des Changements climatiques du gouvernement canadien a affirmé que #YouthClimateAction avait atteint « plus de 500 000 Canadiens sur les médias sociaux8 ». Cependant, le Ministère n’avait pas de contrôle sur l’apport des participants en ligne qui utilisaient le hashtag. Ainsi, les conversations Facebook et Twitter utilisant le hashtag officiel ont été dominées par des messages axés sur le manque de discussion autour de l’approbation imminente du projet de pipeline Kinder Morgan. Les hashtags les plus répandus, hormis #YouthClimateAction, étaient #StopKM, #KinderMorgan, #KeepItIntheGround, #climatechange et # COP22. Ces participants ont directement fait appel, par exemple, à la ministre McKenna à travers son fil Twitter :

Perla Hernandez
Voyez-vous une manière locale ou régionale de poser des actions concrètes? Comment les communautés peuvent-elles faire une différence?

Catherine Simpson
#StopKM

Eric N Leclair
C’est bien, Catherine McKenna, de voir que vous incluez les jeunes. Maintenant, j’espère que ce n’est pas que du bluff. Les jeunes devraient être très impliqués dans l’agenda et de façon SIGNIFICATIVE dans la prise de décisions. Les jeunes hériteront de nos décisions, les bonnes et les mauvaises.

Fatin Chowdhury
Si @cathmckenna veut entendre les jeunes, nous devons être clairs : #stopKM, respectez les traités, et #keepitintheground #youthclimateaction.

Queenskitty
@cathmckenna #youthclimateaction comment pouvez-vous justifier plus de pipelines et d’émissions de CO2 quand la planète souffre, il n’y a donc pas d’autres alternatives?

Les participants en ligne ont aussi fait appel à un consensus scientifique autour des causes des changements climatiques et de la nécessité d’une prise de décision gouvernementale reconnaissant les sciences du climat. Par exemple :

Laura Cameron
J’espère que vous allez prendre vos distances du gouvernement Harper en respectant la science et #StopKM @cathmckenna #youthclimateaction

Aurore Fauret
De plus en plus de scientifiques canadiens sont en train de dire à @JustinTrudeau que le projet #KinderMorgan est une mauvaise chose, #cdnpoli #stopKM

Christellar
#YouthClimateAction : continuer d’éviter, d’ignorer ou de remettre à plus tard des solutions pour #ClimateChange, c’est foncièrement négligent

Wheres the Democracy
@HiHo780 C’est de la pure ignorance que d’ignorer le consensus scientifique évalué par les pairs. C’est de l’arrogance à son pire #youthclimateaction

Cette « perturbation » en ligne a attiré l’attention d’organismes de défense des droits des citoyens et de médias citoyens9. Ces groupes ont qualifié de telles actions, se déroulant sur des espaces citoyens en ligne, d'occasions pour des jeunes scientifiquement avertis d’avoir une voix légitime dans une conversation parrainée par le gouvernement10. Les participants ont exprimé leur déception au sujet du forum, ils ont sensibilisé d’autres groupes de pression et ils ont introduit d’autres #conversations qui se déroulaient hors du contrôle du « parrain » gouvernemental. Par exemple :

YourPSC @UOIT_DC_PSC
@environmentca Les leaders en matière de climat ne construisent pas de pipelines #Keepitintheground #UnitedAgainstPipelines #youthclimateaction #cdnpoli

Jordan Gerber 
« À propos du Sommet national des jeunes sur les changements climatiques. Lorsque vous avez mis une centaine d’individus dans une salle afin de discuter des solutions relatives aux changements climatiques, je m’attendais à plus. Quand vous avez des modérateurs qui limitent les sujets et les discussions à des banalités telles que « Que pouvons-nous faire pour aider » ou « Assurez-vous de fermer vos lumières », vous ne faites pas qu’éviter les discussions à propos des vrais problèmes, mais aussi leurs solutions. Si vous croyez que les solutions mises de l’avant aujourd’hui sont celles qui vont régler le réchauffement climatique, alors vous n’avez aucunement le droit de vous proclamer leader en matière de changement climatique, ni en rien qui s’y rapporte. Je m’attendais à plus, mais je ne devrais pas être surpris. Vous entendez bien ce que vous voulez entendre. Effort minime pour changement minime. Le monde a besoin de vrais changements, de mesures sévères et d’un réel leadership. Il n’y avait rien de cela #youthclimateaction. »

En conclusion

Bien que certains communicateurs scientifiques déplorent la perte de contrôle de « l’élite » sur la sphère publique et donc sur les messages qui y circulent, d’autres accueillent favorablement les technologies numériques pour l’engagement du public qu’elles rendent possible. En effet, les plateformes de médias sociaux permettent l’éclosion de nouveaux espaces de communication sociopolitique engagée, et les citoyens s’investissent dans des discussions sur les enjeux scientifiques lorsqu’ils disposent d’espaces légitimes pour le faire. On y voit donc des citoyens, maîtrisant les connaissances scientifiques, demander des comptes aux décideurs politiques quant à leurs responsabilités d'effectuer des choix appuyés sur les évidences issues de la recherche.

L’impact de telles actions citoyennes est difficile à évaluer, mais les chercheurs reconnaissent déjà que ces groupes ont de meilleures chances d’influer sur la politique si leurs membres possèdent une culture scientifique11. De ce fait, la science ouverte est plus que jamais nécessaire à la construction de consensus collectifs et de mouvements sociaux forts de connaissances scientifiquement valides.

  • 1Kassam, A., et L. Mathieu-Léger (15 décembre 2016). « Justin Trudeau: Globalisation isn't working for ordinary people », The Guardian, extrait de [https://www.theguardian.com/world/2016/dec/15/justin-trudeau-interview-…].
  • 2Le gouvernement libéral a négocié un nouveau contrat pour les scientifiques du gouvernement fédéral, leur donnant le droit de parler librement aux médias à propos de leurs recherches. Il a rétabli le formulaire de recensement version longue, et la ministre des Sciences, Mme Kristy Duncan, est présentement à la recherche d’un premier « conseiller scientifique » qui fournirait au gouvernement et au premier ministre des recommandations scientifiques.
  • 3Weiss, C. H. (1979). « The many meanings of research utilization », Public Administration Review, 39 (5), p. 426-431, [En ligne]. Extrait de [http://www.jstor.org/stable/3109916].
  • 4Fekete, J. (1er décembre 2016). « Economic boom or environmental disaster? How to navigate Canada’s murky pipeline debate », The National Post, [En ligne]. Extrait de [http://news.nationalpost.com/news/economic-boon-or-environmental-disast…].
  • 5Bureau du ministre de l’Environnement et des Changements climatiques (23 novembre 2016). « La ministre McKenna tient un sommet de la jeunesse sur les changements climatiques », [En ligne]. Extrait de [http://news.gc.ca/web/article-en.do?nid=1159429&tp=1].
  • 6Ibid., paragr. 3
  • 7Bucchi, M., et B. Trench (2016). « Science communication and science in society: A conceptual review in ten keywords », Tecnoscienza, 7 (2), p. 151-168, [En ligne]. Extrait de [http://www.tecnoscienza.net/index.php/tsj/article/view/277/181].
  • 8Bureau du ministre de l’Environnement et des Changements climatiques (23 novembre 2016). Op. cit.
  • 9@350 (23 novembre 2016). Joins-toi à la partie (Get in the Game) : McKenna se fait remettre à sa place sur #YouthClimateAction [Storify], [En ligne]. Extrait de [https://storify.com/350Canada/get-in-the-game].
  • 10Hostetter, S. (25 novembre 2016). « Physics Doesn’t Negotiate (529) [podcast] », Green Majority Radio, [En ligne]. Extrait de [https://stefan-hostetter.squarespace.com/the-podcast/2016/11/25/physics…].
  • 11National Academies of Sciences, Engineering, and Medicine (2016). Science Literacy: Concepts, Contexts, and Consequences, Washington, DC, The National Academies Press. doi :10.17226/23595.

  • Michelle Riedlinger
    Université of the Fraser Valley, Canada

    Michelle Riedlinger (Ph.D., Université du Queensland) est professeure agrégée au Département de communication de l'Université de la vallée du Fraser, en Colombie-Britannique, au Canada. Sa carrière couvre les aspects tant pratiques que théoriques de la communication scientifique. C’est en Australie qu’elle a « pratiqué » la communication scientifique pendant plus de 15 ans, où elle y a développé son intérêt pour la participation du public à la science dans des milieux non traditionnels, des « sciences de la rue » aux projets de science ouverte. Ses travaux de recherche se concentrent sur la communication des sciences de l'environnement et de l'évaluation des risques. Elle s'intéresse particulièrement aux pratiques de communication articulant les sciences de l'environnement et les collaborations communautaires. Michelle Riedlinger est secrétaire du réseau mondial Public Communication of Science and Technology.

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