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Jean-Claude Simard, Université du Québec à Rimouski
D'espagnat
Bernard d'Espagnat. Crédits : Louis Monier, Rue des Archives, Writer Pictures

 

Fils du peintre impressionniste Georges d'Espagnat (1870-1950), auquel il a d’ailleurs consacré un ouvrage au titre très sobre (Georges d'Espagnat, 1990), le physicien français Bernard d'Espagnat (1921-2015) a côtoyé le gratin de la physique quantique du 20e siècle1. Élève de Louis de Broglie et de Louis Leprince-Ringuet, puis d’Enrico Fermi à Chicago et de Niels Bohr à Copenhague, il a aussi travaillé avec Roland Omnès et Abdus Salam.

Intéressé dès son jeune âge par les questions fondamentales, il entre, en 1942, à l'École polytechnique de Paris, où il obtient son doctorat. Pourquoi l'École polytechnique? « Parce que, dit-il, je ne savais pas vraiment ce que je voulais, sinon me faire une idée du monde, de la réalité, de Dieu, et que pour cela la philosophie pure ne suffit pas »2.

Il réfléchira donc aux questions fondamentales, celles qui font en quelque sorte le pont entre physique et philosophie : la nature de la matière, le type de connaissances caractérisant la physique quantique, le statut du principe de causalité, ainsi de suite. En début de carrière, de 1947 à 1957, il est rattaché au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). C’est durant cette période qu’il croise de Broglie, son directeur de thèse, Fermi, dont il sera l’assistant de recherche à Chicago (1951-1952), et Bohr, à l’Institut de recherche théorique de Copenhague, où il fera un stage d’un an (1953-1954). Par la suite, il devient le premier attaché de physique théorique à l'Organisation européenne pour la recherche nucléaire de Genève (1954-1959), un organisme à présent mieux connu sous le nom de CERN. Plus tard (1971), il sera d’ailleurs nommé directeur du Laboratoire de physique théorique et des particules élémentaires de l'Université Paris-Sud (Paris XI, à Orsay), un poste qu’il occupera jusqu’à sa retraite en 1987.  

Un ouvrage intempestif

En 1965, il publie un premier livre de réflexion fondamentale, Conceptions de la physique contemporaine. Les interprétations de la mécanique quantique et de la mesure (Paris, Hermann)3. Bien peu de physiciens s’intéressaient alors aux difficultés philosophiques suscitées par la physique quantique, sans doute par pragmatisme. Aussi le texte novateur de d’Espagnat traduit-il bien le caractère singulier de ses préoccupations. Il y analyse en détail les implications de la mécanique quantique et il y montre, entre autres, que, contrairement à une croyance répandue, les questions théoriques entourant l’opération de mesure ne sont pas résolues; l’affaire n’est nullement classée. Son penchant pour le réalisme modéré transparaît déjà au fil des pages, à travers la dissection des deux attitudes philosophiques selon lui fondamentales dans la naissance de la mécanique quantique : le positivisme, dans lequel on peut inclure, moyennant quelques nuances, Bohr, Heisenberg, Born et Dirac, et le réalisme fort, qui représente le point de vue d’Einstein et de Schrödinger. Pour Bohr et ceux qui l’appuient, le probabilisme de la mécanique quantique constitue la description physique la plus complète possible du monde et on ne saurait aller au-delà, car l'indéterminisme constitue le fond même de la nature4. Pour Einstein et ses partisans, au contraire, cette contrainte est purement épistémologique, c’est-à-dire essentiellement due à notre capacité de compréhension limitée. La physique ne peut donc se contenter d’observer ou de prédire les phénomènes, elle doit chercher à décrire un réel indépendant de l’observateur, quitte à postuler des variables actuellement inaccessibles.

Dans ce contexte, d’Espagnat analyse les diverses interprétations et esquisse des solutions possibles. L’une des particularités marquantes de l’ouvrage, c’est qu’il est un des premiers à se pencher sur les implications philosophiques du paradoxe EPR, mais aussi des inégalités de Bell (1964), qu’il situe dans le prolongement des interrogations du physicien David Bohm (1917-1992), une voie que lui-même va emprunter.

Le paradoxe EPR et ses suites

Ici, un mot d’explication s’impose. Une des questions les plus difficiles en mécanique quantique concerne l’intrication. Supposons un système composé de deux particules qui, dans le passé, ont interagi d’une quelconque façon, puis se sont éloignées l’une de l’autre. Le formalisme quantique postule leur non-séparation, indépendamment de la distance. Autrement dit, si l’on prend une mesure sur l’une des deux, la seconde devrait réagir instantanément, quel que soit l’écart les séparant. Pour défendre sa position réaliste, Einstein avait imaginé, en 1935, une expérience de pensée impliquant cette intrication à distance. C’est le fameux paradoxe EPR, un acronyme dérivé des initiales d’Einstein, Podolsky et Rosen, deux de ses collaborateurs à l’Université de Princeton qui partageaient son postulat déterministe.

L’argument va comme suit. On sait que la mécanique quantique repose sur quelques piliers. L’un d’eux est le principe d’incertitude du physicien allemand Heisenberg (1901-1976), plus précisément les relations d’indétermination ou ce qu’on appelle souvent les inégalités de Heisenberg. Énoncée en 1927, cette pierre angulaire de la théorie affirme qu’on ne peut jamais connaître à la fois la vitesse et la position d’une particule avec une précision complète : plus la connaissance de l’une de ces variables augmente, plus celle de l’autre diminue5. Supposons maintenant, disent Einstein, Podolsky et Rosen, un système composé de deux particules intriquées, dont les corrélations quantiques n’ont été détruites par aucune interaction externe. Supposons en outre qu’elles s’éloignent dans des directions opposées. Une mesure sur la première particule devrait donner une information immédiate sur l’état de la seconde, avant toute opération de mesure. En ce cas, prévu par une théorie bien établie, mais non encore testé (on est en 1935 et il s’agit, ne l’oublions pas, d’une expérience de pensée), le paradoxe affirme que : a) soit un signal se transmet entre les deux particules de manière instantanée; b) soit la mécanique quantique est incomplète et elle ne décrit pas entièrement la réalité. Or, a) est impossible, car la transmission instantanée violerait un principe de base de la théorie de la relativité restreinte, le fait que la vitesse de la lumière constitue une limite inaccessible pour tout signal, tout transfert d'énergie ou tout objet doté d’une masse; autrement dit, la vitesse de propagation d’une interaction physique est toujours finie. En tant que concepteur de la théorie, Einstein était particulièrement sensible à cet aspect. Comme il l’a affirmé dans une phrase aussi célèbre que malheureuse, on ne peut admettre ces fantomatiques actions à distance (« spooky action at a distance »), car aucune définition raisonnable de la réalité ne saurait accommoder de tels phénomènes. Il en concluait que seule subsiste la deuxième possibilité. En effet, si aucune information ne peut être transmise à la particule éloignée, et que pourtant on peut prédire avec certitude le résultat de la mesure d’une de ses grandeurs physiques, alors il existe au moins un paramètre qui échappe à la théorie, et la mécanique quantique, telle qu’on la connaît, est incomplète; on doit donc chercher une théorie plus englobante. Il fallait en conséquence accepter une forme de déterminisme qui outrepassât les connaissances établies; c’est ce qu’on appelle la théorie des variables cachées. L’interprétation probabiliste de Copenhague se trouvait ainsi remise en cause.

Le débat entre le réalisme d’Einstein et le positivisme de Bohr était relancé et il ne fut pas tranché avant la mort de ces deux géants de la physique, le premier décédant en 1955, le second en 1962. La difficulté tenait évidemment au caractère très contre-intuitif du phénomène de l’intrication à distance, mais elle était aussi liée au fait que, la controverse se situant sur le plan de l’interprétation, sa nature philosophique excluait qu’on puisse en débattre autrement qu’avec des arguments ou des expériences de pensée, tel le paradoxe EPR.

Bohm et les inégalités de Bell

C’est ici que Bohm entre en scène. Adhérant au réalisme d’Einstein, cet ex-collègue de l’Université de Princeton raviva le débat en proposant une nouvelle interprétation des données de la mécanique quantique. D’abord dans Quantum Theory (Prentice Hall, 1951), l’un des premiers ouvrages à entreprendre un examen détaillé du paradoxe EPR et de ses implications, mais surtout dans deux articles subséquents (1952), il supposa l’existence de paramètres cachés qui pouvaient expliquer les résultats déroutants de la nouvelle physique. Cela dit, il ne pouvait apporter aucun fait nouveau susceptible de disqualifier définitivement la position probabiliste de Bohr et consorts. Qui plus est, ainsi que le note d’Espagnat reprenant un de ses exemples (Conception de la physique..., p. 43 sq6), ces paramètres n’étaient pas eux-mêmes directement observables, seuls l’étaient leurs effets. On se trouvait donc toujours devant une querelle d’interprétation.

Cependant, l’inflexion donnée par les variables inobservables de Bohm eut un effet inattendu : elle inspira l’Irlandais John Bell (1928-1990), qui se demanda s’il ne serait pas possible de monter une expérience de type EPR permettant de départager les positions de Bohr et d’Einstein7. Pour ce faire, il adopta la suggestion de Bohm : abandonner les paramètres à variation continue comme la vitesse et la position pour se concentrer sur ceux qui, tel le spin8, ne peuvent prendre que quelques valeurs discrètes. C’est ainsi qu’il élabora les inégalités qui depuis portent son nom. En quoi consistent-elles ? Supposons, comme dans EPR, des états intriqués sur des distances macroscopiques. Si l’on adopte la position déterministe du réalisme fort, qui postule la localité, c’est-à-dire des objets circonscrits n’ayant pas d’impact direct sur d’autres objets éloignés, le résultat des mesures devrait toujours confirmer ces inégalités mathématiques9, alors que, si l’on suit les prédictions de la mécanique quantique, elles devraient toujours être violées. L’intérêt de ces inégalités réside, on le voit, dans le fait qu’on peut concevoir un dispositif expérimental susceptible d’emporter enfin la décision.   

D’Espagnat perçut immédiatement l’intérêt de cette avancée : il devenait dorénavant possible de trancher entre un réalisme déterministe inspiré de la physique classique et l’indéterminisme probabiliste suggéré par la nouvelle physique. L’un des fondements essentiels de la mécanique quantique cessait ainsi d’être une question purement philosophique pour passer tout à coup dans le champ expérimental! La philosophie de la physique allait pouvoir consolider sa base. À partir de ce moment, dans l’espoir d’en tirer des conséquences concluantes, il orienta ses recherches dans cette direction. Ainsi, lorsque la Société italienne de physique lui proposa, en 1970, d’organiser une session à l'École d'été Enrico Fermi, à Varenna, il en profita pour inviter Bell ainsi que d’autres physiciens intéressés par la question10. Par la suite, comme les premières expérimentations n’étaient pas décisives11, il organisa, avec Bell12, une session d’études au titre éloquent : « Experimental Quantum Mechanics ». Le tout eut lieu en 1976, au EMFCSC, le Ettore Majorana Foundation and Centre for Scientific Culture13, situé à Erice, en Sicile. Fait inhabituel, mais compréhensible dans les circonstances, d’Espagnat et Bell y invitèrent des expérimentateurs, dont Clauser et Fry14, ainsi qu’Alain Aspect (1947− ), alors un jeune chercheur français en optique, qui décida ensuite de faire d’une éventuelle expérimentation touchant le paradoxe EPR et les inégalités de Bell son sujet de thèse d’État. Ce pas allait se révéler déterminant et aboutir plus tard aux premiers résultats probants sur la querelle des fondements en mécanique quantique (Institut d’optique d'Orsay, 1981 et 1982). En démontrant hors de tout doute l’existence des influences non locales prédites par le formalisme de la théorie, l’expérimentation donnerait raison au camp de Bohr. La sanction serait sans appel : déjà battu en brèche, le réalisme local d’Einstein et consorts serait alors définitivement congédié.  

Le tournant

Pour sa part, d’Espagnat considérait les résultats suffisamment clairs pour s’engager sur une nouvelle voie : il allait être le premier à énoncer les enjeux et tirer les conséquences théoriques et philosophiques du troublant phénomène de l’intrication à distance. Aussi l’année 1979 marque-t-elle un tournant dans sa vie autant que dans l’histoire de la recherche sur les fondements de la mécanique quantique, alors qu’il publie coup sur coup un article et un ouvrage marquants. L’article, « The Quantum Theory and Reality », qui paraît dans le no de novembre du Scientific American, connaît un retentissement suffisant pour confirmer Alain Aspect dans sa résolution et pousser d’autres expérimentateurs dans la même voie. Quant à l’ouvrage qui le révèle au grand public, À la recherche du réel. Le regard d’un physicien15, c’est un best-seller immédiat.  

À l’époque, j’étais encore un jeune enseignant, frais émoulu des bancs de l’université. Je me rappelle mon excitation lorsque je tombai sur ce texte de haute tenue. Certes, j’avais déjà lu quelques introductions à la physique quantique, mais soudain, je constatais à quel point les résultats récents changeaient radicalement la donne. Car dans ce livre décapant, d’Espagnat tirait les conséquences du chemin parcouru depuis le paradoxe EPR et la formulation des inégalités de Bell : ainsi, Einstein lui-même pouvait se fourvoyer16!

Évidemment, tout ne passa pas comme une lettre à la poste, et des débats enflammés s’ensuivirent. Après tout, l’intrication instantanée et à distance acceptée, il fallait revoir soit la notion d’espace, soit encore celle de temps ou de causalité... voire les trois à la fois!

Comme Aspect lui-même, Bell avait tablé sur l’absence du phénomène d’intrication macroscopique pour appuyer la position réaliste. Las, les expériences démontraient hors de tout doute l’existence des influences non locales prédites par le formalisme quantique. L’expérience d’Aspect ayant réglé le sort des théories (réalistes) à variables cachées locales, ne restaient en présence que deux possibilités : des théories sans variables cachées ou encore des théories à variables cachées, mais non locales. De toute façon, il fallait introduire une forme de non-séparabilité17. C’est ce que d’Espagnat, l’un des premiers, fit dans À la recherche du réel.

Le réel voilé

Son raisonnement est subtil. Le résultat des expériences démontre l’absence de variables cachées locales, soit, mais une telle absence pointe en creux une réalité non locale. Contrairement à l’interprétation de Copenhague, qui choisit de se limiter à l’observation et à la description des phénomènes empiriques, il faut donc parier en premier lieu sur l’existence d’une réalité indépendante de nos observations et de nos instruments de mesure18; sur ce point, il abonde dans le sens d’Einstein et récuse le positivisme étriqué. Mais à quoi peut bien ressembler cette réalité sous-jacente? Tout d’abord, elle doit être non séparable, comme le montre l’existence de l’intrication à distance. Une répercussion indépendante de l’éloignement oblige à modifier le concept d’espace, mais aussi celui de temps, puisque cette influence est en outre instantanée. On se trouve en présence d’une réalité d’autant plus mystérieuse que la causalité qui s’établit entre les particules intriquées n’est pas non plus habituelle : comme l’effet est instantané, il est donc aussi simultané. Autrement dit, il ne suit pas la cause, mais lui est concomitant. Selon d’Espagnat, tout cela ne contredit pas la relativité. En effet, quoiqu’instantanées, ces influences ne peuvent servir à transmettre de l'énergie ou des signaux, car elles se produisent par-delà l’univers spatio-temporel connu. Ce qui signifie que, pour l’instant du moins, la théorie d’Einstein est sauve.

Toujours au chapitre des propriétés de cette évanescente réalité, il faut enfin noter qu’elle n’est pas directement accessible, puisque nos instruments nous indiquent seulement ce qu’elle ne saurait être. D’ailleurs, elle dépend, du moins en partie, de l’observateur, une notion que la mécanique quantique a rendue familière. Pour expliquer cet aspect particulier, d’Espagnat propose l’exemple de l’arc-en-ciel19: il existe vraiment, puisqu’il s’agit d’une réfraction de la lumière sur les gouttes d’eau, mais certaines de ses propriétés dépendent du fait qu’on le regarde; c’est le cas de son inclinaison ou de sa position dans le ciel, qui suivent les déplacements de l’observateur.       

En somme, on parle d’un mystérieux continuum qu’on ne peut appréhender que par la négative : non local, non séparable20, non causal, et échappant à notre perception autant qu’à nos instruments de mesure, lesquels ne donnent accès qu’aux phénomènes spatio-temporels, c’est-à-dire aux apparences. Tant le réalisme que le matérialisme conventionnels sont ainsi rendus caducs; c’est ce que d’Espagnat appelle l’objectivité faible de notre connaissance21. À ce propos, il écrit22: « Il est donc assez légitime de voir dans l’ensemble des consciences d’une part et l’ensemble des objets de l’autre deux aspects complémentaires de la réalité indépendante. Ce qu’il faut entendre par là c’est que ni l’un ni l’autre n’existe en soi mais qu’ils n’ont d’existence que l’un par l’autre, un peu comme s’engendrent les images de deux miroirs qui se font face. Les atomes concourent à créer mon regard mais mon regard concourt à créer les atomes c’est-à-dire à faire émerger les particules hors du potentiel dans l’actuel; hors d’une réalité qui est un Tout indivisible dans une réalité étendue dans l’espace-temps. » (À la recherche..., p. 95).

Pour qualifier cette position, qui pointe de façon indirecte une réalité étrange et non entièrement physique, d’Espagnat parle de réel voilé (chap. 9, p. 79 sq.), une notion qu’il développera dans ses ouvrages ultérieurs, en particulier dans Le réel voilé, analyse des concepts quantiques (Fayard, 1994).

La continuation de Bohm

Après les expériences d’Aspect, dans lesquelles il lut une confirmation éclatante de son approche, d’Espagnat accéléra la cadence, de sorte que les parutions ultérieures se succédèrent à vive allure23. Mais durant tout ce temps, il demeura très proche de l’esprit originel de Bohm, si présent déjà dans le livre inaugural de 1965. Il reconnaîtra d’ailleurs volontiers cette parenté : « Pour parler de cette réalité fondamentale, Bohm dit qu'elle satisfait à un ordre implicite. À son sujet, je parle, moi, de réel voilé24. »
 
Évidemment, la qualification de cette mystérieuse nature comme réel voilé et le fait qu’il l’ait située au-delà de toute appréhension possible, ouvrait la porte aux méprises, et d’Espagnat y échappa d’autant moins qu’avec le passage des ans, il lisait de plus en plus les philosophes et les mystiques, ne se privant pas d’écrire sur ces questions ou de donner des entrevues à ce sujet. Il en vint même à évoquer des concepts classiques de la philosophie comme l’Être en soi25 et à se demander si cette réalité indicible et insaisissable, dont on ne pouvait faire l’expérience que de manière très indirecte, n’était pas supérieure à l’homme... C’est sans doute la raison pour laquelle il reçut, en 2009, le célèbre Prix Templeton pour son « exploration des implications philosophiques de la physique quantique ». Ce prix récompense, on le sait, une personne qui, par ses écrits, ses découvertes ou ses travaux, a apporté une contribution exceptionnelle à la dimension spirituelle de la vie. Quelques jours plus tard, il expliquait : « Le message serait que le but dans la vie n’est pas de manger et boire, regarder la télévision, etc. Consommer n’est pas le but dans la vie. Gagner autant d’argent que possible n’est pas le vrai but dans la vie. Il y a une entité supérieure, une divinité, “le divin” comme on dit en français, qui mérite réflexion, comme le sont nos sentiments de plénitude, de respect et d’amour [...] » (Agence Reuters, 17 mars 2009).

D’Espagnat était membre de l’Académie internationale de philosophie des sciences de Bruxelles depuis 1975, une discipline qu’il enseigna à la Sorbonne à la fin de sa carrière, et il avait été reçu en 1996 à l’une des cinq branches de l’Institut de France, l’Académie des sciences morales et politiques de Paris, section Philosophie, un honneur rare pour un physicien. Il n’est donc pas étonnant qu’il se soit servi de l’importante somme d’argent accompagnant l’attribution du prix pour fonder, avec quelques scientifiques et philosophes travaillant en épistémologie des sciences, le Collège de Physique et de Philosophie26.

Derniers travaux

Toujours soucieux de suivre les derniers développements, d’Espagnat n’a pas seulement tenté de définir de nouvelles conceptions de l’espace, du temps et de la causalité, il s’est intéressé, vers la fin de sa vie, aux travaux sur l’informatique quantique, une des applications concrètes de l’intrication à distance. On sait que ce domaine de pointe combine la physique des particules, les mathématiques et la théorie de l’information. Permettons-nous au passage un petit trait chauvin en rappelant qu’un Québécois, Gilles Brassard, fut un pionnier dans un des secteurs les plus prometteurs de ce vaste champ, la cryptographie quantique. Dès 1984, en effet, il en inventait le protocole fondateur, le BB8427, avant de travailler plus tard sur la téléportation quantique. Signalons aussi que d’Espagnat et Brassard furent deux des membres du Conseil scientifique de l’Université interdisciplinaire de Paris, que nous avons déjà évoquée. 

*

Laissons à Bernard d’Espagnat le mot de la fin. Dans l’entrevue réalisée alors qu’il approchait 90 ans, il plaçait l’art et la science sur un pied d’égalité :

  • Je dirai que, alors que si, sur le plan de l'accès à la réalité empirique, la science est seule reine, en revanche elle ne jouit d'aucun privilège lorsqu'il s'agit du "fond des choses". Que là, l'émotion, artistique par exemple, se trouve (au moins!) à égalité avec elle, l'une comme l'autre ne nous fournissant que des lueurs [...] sur un domaine qu'elles ne nous laissent qu'entrevoir28.

C’est là, certes, un bel hommage rendu par la science à l’art. On s’en souvient, son père était peintre. Est-il exagéré de croire qu’au soir de sa vie, il a voulu saluer cet homme mort alors que lui-même n’avait pas trente ans, et établir ainsi une filiation enjambant la classique opposition des disciplines? On ne le saura sans doute jamais, mais en tout cas, j’aime à le penser.

  • 1Je remercie Richard Simard, physicien et informaticien à la retraite (Université de Montréal) : ses commentaires judicieux ont permis d’améliorer une version antérieure de ce texte.
  • 2Entretien avec Nicolas Witkowski, La Recherche, no 298, mai 1997, p. 24.
  • 3Cette publication lui vaudra le Prix Lecomte du Noüy. Notons que des ouvrages postérieurs marquants, tel The Philosophy of Quantum Mechanics. The Interpretations of Quantum Mechanics in Historical Perspective (New York, Wiley-Interscience, 1974) de Max Jammer, lui doivent beaucoup.
  • 4Le positivisme de Bohr et de ses compagnons de route est devenu classique sous le nom d’interprétation de Copenhague. Étant donné l’importance centrale qu’ils accordent à l’appareil de mesure et le fait qu’ils refusent de se prononcer sur une quelconque réalité ultime, on leur accole souvent aussi l’étiquette d’empiristes ou d’opérationnalistes, voire, comme Dugald Murdoch, de réalistes instrumentalistes (Niels Bohr’s Philosophy of Physics, Cambridge Univ. Press, 1987).
  • 5La formule utilisée par Heisenberg calcule en fait le niveau de précision possible en pareil cas. En termes techniques, elle stipule que la mesure de la position d’une particule donne une valeur de dispersion, tout comme la mesure de sa vitesse. Or, le produit de l'imprécision de ces deux variables complémentaires ne peut outrepasser une limite fondamentale. En effet, il ne peut jamais être nul : soit il est égal, soit il est supérieur à la moitié du quantum d’action (la constante de Planck réduite, qui est symbolisée par ħ et qui vaut h/2π).
  • 6L’ouvrage de d’Espagnat réfère souvent aux théories de Bohm ou à sa façon élégante de présenter diverses expérimentations (voir par exemple les pp 71 sq, 81 sq, 89, n. 1 et 124), ce qui témoignait déjà d’une proximité de pensée qui s’est par la suite confirmée. Rappelons-le, d’Espagnat avait été un élève de Louis de Broglie et Bohm, de son côté, avait repris sa théorie de l’onde pilote, ce qui, au départ, avait sans doute créé une certaine complicité entre les deux chercheurs.
  • 7Notons que Bell affirmera plus tard avoir lu avec intérêt le livre de d’Espagnat.
  • 8Contrairement à la position, à la masse ou à la charge électrique, le spin n’a aucun équivalent précis dans la physique classique. Propriété fondamentale des particules subatomiques, on peut l’assimiler à une forme de rotation très particulière. La mesure de sa valeur donne toujours un multiple entier d’une quantité discrète, laquelle varie selon la particule étudiée. Notons que ce multiple est directement lié à la constante de Planck.
  • 9En termes plus précis, le test est fondé sur le résultat de mesures prises sur les particules intriquées (un résultat par particule). On établit ensuite des corrélations statistiques entre les couples de résultats, que l’on compare aux inégalités prévues.
  • 10Les Actes du colloque ont été publiés sous sa direction en 1971 (Foundations of Quantum Mechanics, Proceedings of the International School of Physics, Enrico Fermi, Academic Press), mais d’Espagnat en a aussi tiré un ouvrage personnel, publié en anglais : Conceptual Foundations of Quantum Mechanics (W. A. Benjamin, 1971; 2e éd., 1976; 3e éd., 1989; 4e éd., 1999).
  • 11L’équipe de John Clauser et Stuart Freedman, du Lawrence Berkeley National Laboratory, avait publié, en 1972, les résultats d’une expérience avec des photons, qui penchait en faveur du probabilisme, mais elle fut suivie par celle de Richard Holt à Harvard (1973), qui donna des résultats opposés... La communauté scientifique se trouvait dans une impasse, jusqu’à ce que, trois ans plus tard, Edward Fry imagine de nouvelles expériences, qui semblaient, à l’instar de celle de Clauser et Freedman, favoriser la non-localité.
  • 12À ce moment, ils étaient devenus voisins de bureau, au CERN de Genève.
  • 13Ce centre scientifique fut fondé en 1962 et Bell était d’ailleurs l’un des cinq signataires de la Charte qui en officialisait la naissance. Rappelons au passage que Majorana (1906-1938?) fut un physicien italien de renom qui se distingua en physique des particules. Sa disparition, aussi soudaine qu’inexpliquée en 1938 (un suicide?), alors qu’il avait à peine 31 ans, a sans doute contribué à sa notoriété posthume.
  • 14D’Espagnat les avait rencontrés durant une année sabbatique aux États-Unis.
  • 15Gauthier-Villars, 1979, réédité chez Pocket, en 1991; tr. anglaise, In Search of Reality. The Outlook of a Physicist, Springer-Verlag, 1983.
  • 16Pour être clair, précisons ici qu’Einstein ne s’est pas trompé sur un calcul, un résultat ou encore sur l’utilisation d’une formule de la mécanique quantique, mais sur son interprétation, ce qui est bien différent, on en conviendra...
  • 17En termes techniques, la non-séparabilité signifie que deux systèmes quantiques ayant interagi dans le passé doivent être décrits par une fonction d’onde unique, et ce, quel que soit par ailleurs leur éloignement actuel. Évidemment, la situation change quand l’un des deux fait l’objet d’une mesure.
  • 18Même si, à ce moment, les expériences d’Aspect n’avaient pas encore tranché définitivement la question, d’Espagnat croyait les preuves accumulées suffisantes pour poser cette réalité inconnue (À la recherche..., p. 25, 42-43 et 67-68, etc.).
  • 19Voir l’entrevue qu’il a donnée, en 2006, à Jean Staune, de l’Université Interdisciplinaire de Paris : http://uip.edu/articles/a-la-recherche-du-reel. Notons au passage que, par son orientation autant que par les prises de position parfois controversées de ses membres, cette institution d’un genre très particulier est loin de faire l’unanimité chez les chercheurs.
  • 20D’Espagnat distingue la non-localité, liée aux événements-mesures intriqués malgré la distance, de la non-séparabilité, qui les considère comme un continuum. Il s’agit en fait de deux facettes d’un même phénomène.
  • 21Comme elle repose sur le fait que différents observateurs utilisant les mêmes appareils dans les mêmes conditions obtiennent des résultats analogues, on peut, dit-il, l’assimiler à l’intersubjectivité (À la recherche..., p. 55). L’objectivité forte serait celle postulée par exemple par Einstein : elle serait possible seulement dans un monde où l’observateur serait indépendant d’un réel qui serait, de plus, intégralement saisissable, du moins en principe.
  • 22Je reproduis la citation telle quelle, bien que la ponctuation de d’Espagnat (ou son absence!) soit parfois inusitée.
  • 23Pour une liste de ses ouvrages et de ses principaux articles, voir le site de la Fondation Templeton : http://www.templetonprize.org/pdfs/2009_prize/E_Books%20and%20Papers.pdf [en ligne].
  • 24« Corrélations, causalité, réalité », contribution au Colloque organisé en Sorbonne par l'Université interdisciplinaire de Paris, 2 juin 2007. Adresse URL : https://www.asmp.fr/fiches_academiciens/textacad/espagnat/sorbonne_iup_… [en ligne].
  • 25« Physique et réalité », interview de Bernard d’Espagnat par Thierry Magnin, 30 septembre 2009, p. 6; adresse URL : http://www.cphi2.org/portals/4/articles/2009%20Physique%20et%20ralit.pdf.
  • 26Adresse URL : http://www.cphi2.org/fr-fr/accueil.aspx.
  • 27BB pour Brassard et Bennett (Charles), le co-inventeur, et 84 pour l’année.
  • 28« Physique et réalité », interview citée, p. 6.

  • Jean-Claude Simard
    Université du Québec à Rimouski

    Jean-Claude Simard a longtemps enseigné la philosophie au Collège de Rimouski, et il continue d’enseigner l’histoire des sciences et des techniques à l’Université du Québec à Rimouski. Il croit que la culture scientifique a maintenant conquis ses lettres de noblesse et que, tant pour le grand public que pour le scientifique ou le philosophe, elle est devenue tout simplement incontournable dans le monde actuel.

     

    Note de la rédaction :
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