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Julie Ruiz, Université du Québec à Trois-Rivières

Julie RuizJohanne Lebel1 : Dans le Dossier Régions, on s’attarde tout particulièrement à la coconstruction des savoirs avec les communautés comme source d’adaptation aux changements et comme capacité de réagir aux stress socioéconomiques et environnementaux. Et il semble que vos recherches en écologie du paysage s’inscrivent tout à fait dans cet esprit. Pouvez-vous nous introduire aux travaux que vous réalisez à la Chaire UQTR Écologie du paysage et aménagement que vous dirigez?

Julie Ruiz : Je m’intéresse aux territoires fortement agricoles dans une perspective d’aménagement durable. Je cherche à leur redonner leurs qualités environnementales pour qu’ils soient capables, entre autres, d’attirer de nouvelles populations. Et bien sûr, je vise à les rendre plus robustes face aux changements climatiques. Dans la notion d’écologie, il y a cette idée de système, et cette perspective nous amène à travailler sur le territoire et sur les populations.

Johanne Lebel : Sur mais aussi avec les populations, j’imagine?

Julie Ruiz : Effectivement (rires). En fait, on accompagne les acteurs dans la prise en charge des enjeux environnementaux qui les concernent. On travaille beaucoup sur le comment réaliser cette prise en charge collective. Parce qu’à l’évidence, on ne peut répondre à ces enjeux qu’ensemble. On expérimente actuellement un modèle collaboratif inspiré des laboratoires vivants, qui, dans notre cas, est orienté vers l’innovation en environnement. On vise à construire des solutions adaptées aux différentes exploitations agricoles; à coconstruire, en fait, ces solutions avec les agriculteurs, les acteurs du territoire, les ministères et les chercheurs. C’est une approche expérimentale visant l’émergence de solutions à partir du processus collaboratif.

Johanne Lebel : Est-ce que vous avez un lieu physique ou est-ce un lieu virtuel?

Julie Ruiz : Cela se traduit physiquement par des ateliers entre chercheurs, agriculteurs et autres acteurs, dont les professionnels du territoire, les agronomes ou encore les spécialistes de la gestion de l’eau et de l’aménagement. Dans cette approche on ne creuse pas les enjeux, on résout des problèmes. Et en cherchant solutions, ça rétroagit sur notre compréhension des enjeux. L’intérêt de cette approche, c’est qu’en étant près des agriculteurs on mobilise plus facilement leurs savoirs, très terrain et pratico-pratique, alors qu’en partant des enjeux, on mobilise d’abord le savoir des chercheurs.

L’intérêt de cette approche, c’est qu’en étant près des agriculteurs on mobilise plus facilement leurs savoirs, très terrain et pratico-pratique, alors qu’en partant des enjeux, on mobilise d’abord le savoir des chercheurs.

Johanne Lebel : Quelles zones agricoles sont dans votre mire, les terres longeant le fleuve Saint-Laurent?

Julie Ruiz : Les zones les plus densément agricoles, en fait. Le long du fleuve, bien sûr, jusqu’à la frontière américaine au sud, jusqu’en Ontario à l’ouest, et à l’est jusqu’à Trois-Rivières. Là où on voit, entre autres, une forte concentration des enjeux environnementaux qui interfèrent avec le développement socioéconomique des communautés. La dégradation des sols et de la qualité de l’eau, ou encore les pertes de biodiversité .

Johanne Lebel : Et le laboratoire vivant qui est présentement en cours, il est mené à quel endroit?

Julie Ruiz : Il s’agit du l’AcadieLab initié en 2014, et situé en amont du bassin versant de la rivière l’Acadie, un territoire montérégien hautement agricole. C’est un projet collectif de gestion intégrée de l’eau par bassin versant en milieu agricole basé sur l’innovation ouverte. On est dans une grande zone d’argile et de terre noire; d’anciens milieux humides, en fait. On y retrouve aujourd’hui d’imposantes fermes maraîchères, et des fermes en grande culture produisant surtout du soja et du maïs.

Montérégie
Paysage intensément agricole de la Montérégie. Source : http://our-life-in-montreal.blogspot.ca/2014/09/le-quebec-vu-den-haut.html

Johanne Lebel : Et quels sont les principaux enjeux environnementaux?

Julie Ruiz : La qualité de l’eau. C’est d’abord pour cette raison qu’on travaille dans ce secteur. L’état de la ressource est passable dégradé, entre autres à cause des fortes concentrations de phosphore, comme dans le reste des basses terres du Saint-Laurent.

Johanne Lebel : Comment le développement du laboratoire est-il pensé?

Julie Ruiz : Ce projet évolue en fonction des besoins et des questions qui émergent du processus. Il n’est pas pensé en termes de grandes phases qui préexisteraient sur papier. Ce sont les parties prenantes qui décident de la marche à suivre. Il y a quelque temps, par exemple, on a travaillé sur les plantes de couverture. Une pratique qui consiste à planter des herbacés, entre les rangs de maïs pour éviter, entre autres, que le sol laissé à nu soit lessivé par l’érosion, mais aussi pour maintenir sa structure.

Johanne Lebel : Vous vous intéressez aussi aux représentations, aux dimensions culturelles des pratiques agricoles, pouvez-vous élaborer de ce côté?

Julie Ruiz : Les principales barrières à l’adoption de nouvelles pratiques agricoles sont en effet souvent liées à des représentations fortement ancrées dans la culture agricole. Par exemple, être un bon agriculteur et être considéré comme tel dans sa communauté passe bien souvent par le fait d’avoir des champs propres, uniformes et sans arbres aux pourtours. Il faut alors réussir à faire en sorte qu’être un bon agriculteur ce soit aussi produire en respectant en l’environnement et pour cela, il faut dépasser certaines représentations.  

Johanne Lebel : Comment arrivez-vous à discuter de ces questions?

Julie Ruiz : C’est à travers ces nouveaux processus collaboratifs qu’on tente d’y arriver. On n’a pour l’instant que des résultats partiels. Mais déjà on arrive à réunir autour du projet une communauté de plus en plus nombreuse. D’habitude dans ces milieux, on a du monde à la première rencontre, puis après, plus personne. C’est un premier résultat majeur. Néanmoins, il est trop tôt pour dire quels seront les impacts. Mais je pense qu’on propose un processus d’innovation qui résonne avec les nouvelles valeurs des producteurs agricoles. Travailler sur les questions environnementales est devenu pour ainsi dire une évidence.

Johanne Lebel : J’imagine que tel processus renforce aussi cette communauté socialement, et de savoir agir sur ses propres enjeux environnementaux aidera sans doute aux discussions touchant d’autres enjeux, c’est une sorte de réseau de solidarité qui se met en place.

Julie Ruiz : C’est ce qu’on espère. Et on aimerait que cela se déploie sur plusieurs territoires.

Johanne Lebel : J’y soupçonne aussi une augmentation de la résilience socioéconomique, les agriculteurs étant souvent isolés.

Julie Ruiz : Absolument, c’est d’ailleurs ce qui semble motiver la participation de plusieurs dans la démarche, l’idée que l’on offre ici un lieu pour partager ces pratiques concrètes. Parfois, les expertises des agriculteurs viennent combler un manque de connaissances de la part des experts. Comme dans ce cas des plantes de couverture, où on avait réuni des experts et des agriculteurs. Ceux qui voulaient expérimenter cette technique se demandaient notamment comment « je règle ma machinerie » au moment du semis, et cette connaissance a été apportée par les agriculteurs qui expérimentaient déjà cette pratique. Pour les chercheurs et les autres experts, cela permet aussi de générer de nouvelles questions, de tester des idées. Dans cette démarche, un certain nombre de producteurs font leurs propres expériences, dont ils transfèrent les résultats à la communauté.

Dans cette démarche, un certain nombre de producteurs agricoles font leurs propres expériences, dont ils transfèrent les résultats à la communauté.

Johanne Lebel : C’est un beau cas où toutes les formes de savoir sont sollicitées. Est-ce qu’il y a des traces de ces rencontres?

Julie Ruiz : On est en train de développer la plate-forme Web pour accompagner le projet, mais c’est beaucoup de travail, et c’est un temps qu’on ne passe pas avec les gens sur le terrain. Mais à chaque rencontre, on documente les connaissances partagées.

Johanne Lebel : Puis est-ce que vous voyez de nouvelles pratiques émerger?

Julie Ruiz : Oui absolument. Il y a des agriculteurs engagés dans de nouvelles pratiques agricoles depuis longtemps. Il y a beaucoup d’avant-gardistes, en fait. Ce qui est fascinant en fait avec ces gens-là, c’est que pour eux, expérimenter ou investir de l’argent dans une nouveauté ce n’est pas un problème. Ce sont aussi souvent des fermes qui ont la solidité financière pour le faire.Pour d’autres, c’est plus compliqué. En fait, on n’est pas tous des innovateurs, on n’a pas tous envie de changer.

Johanne Lebel : Mais vous n’avez pas l’impression que si on réussit à faire bifurquer quelques leaders, les autres vont s’inspirer?

Julie Ruiz : C’est assez compliqué en fait. Parce que les leaders vont parfois trop vite. Présentement, on a un défi de ce côté. Néanmoins, il y a de plus en plus d’agriculteurs qui participent. Cela veut dire qu’on ne touche pas uniquement les plus avant-gardistes.

Johanne Lebel : Le laboratoire est en train de (rires) s’enraciner…

Julie Ruiz : Absolument, mais est-ce que ces nouveaux participants vont réellement contribuer? Pour l’instant on ne le sait pas.

Johanne Lebel : J’ai vu que vous recherchez des étudiants, non seulement en science de l’environnement, mais en études québécoises. Qu’est-ce qui vous amène à recruter de ce côté?

Julie Ruiz : Mes questionnements sont entre les sciences naturelles et les sciences sociales. J’ai une étudiante de thèse en doctorat qui travaille sur les effets du laboratoire vivant dans la transformation des valeurs des producteurs agricoles.

Johanne Lebel : Quels seraient les plus gros défis de la coconstruction?

Julie Ruiz : Ces dispositifs demandent beaucoup d’humilité. De la part des chercheurs, des professionnels comme des agriculteurs.

Johanne Lebel : Le défi d’une communauté hétéroclite.

Julie Ruiz : Le défi c’est de réussir à mettre en place des modes de dialogue qui réunissent les conditions pour que les savoirs de toutes les parties prenantes soient respectés. Et ça, ce n’est pas facile. De plus, cela peut générer des frustrations. Parfois, il faut prendre le temps d’expliquer des choses pour certains, alors que pour d’autres c’est redondant. Il faut souvent revenir sur les objectifs, et bien expliquer pourquoi on procède ainsi.

Johanne Lebel : C’est un peu comme faire de la recherche à l’international avec des gens de deux ou trois cultures différentes. Il faut se construire peu à peu un paysage commun.

Julie Ruiz : Absolument.

Johanne Lebel : Voyez-vous à d’autres défis?

Julie Ruiz : Dans la phase de mise en œuvre, l’enjeu « humilité », c’est le principal. On travaille avec des spécialistes de ces pratiques de démarche collaborative, parce que c’est une expertise en soi.

Johanne Lebel : C’est incontournable?

Julie Ruiz : Essentiel oui. Pour mobiliser rapidement les outils permettant de s’ajuster aux obstacles qui surgissent en cours du processus. On sous-estime la complexité d’une démarche collaborative. Il ne s’agit pas de réunir des gens pour que la collaboration s’enclenche. Aujourd’hui il y a toute une expertise sur le « comment travailler ensemble ». Et c’est important de la reconnaître et de la mobiliser. Et puis l’intérêt d’avoir des professionnels qui soutiennent le projet, et pas uniquement la recherche pour nous c’est fondamental. Comme cela quand la recherche n’est plus là, quand le projet est terminé pour nous, les autres acteurs poursuivent.

Il ne s’agit pas de réunir des gens pour que la collaboration s’enclenche.

Johanne Lebel : Vous jugez que c’est important que ça ne disparaisse pas avec vous?

Julie Ruiz : Pour moi, c’est vital. J’ai déjà fait des projets en partenariat où quand on se retirait, tout se terminait. Et là je me disais que finalement on avait peut-être tout raté. Ici, comme notre vrai travail de recherche, c’est de documenter et d’aider le processus d’innovation participatif, ce processus doit vivre sans nous.

Johanne Lebel : Vous vous assurez de sa vitalité, sans jouer tous les rôles.

Julie Ruiz : Alors que souvent dans la recherche en partenariat, les chercheurs peuvent être trop présents.

Johanne Lebel : La responsabilité devient donc au fur et à mesure du projet de plus en plus partagée.

Julie Ruiz : Les collaborateurs du terrain du L’Acadie-Lab, vont aller présenter le projet en France, entre autres, aux Entretiens Jacques-Cartier qui se tiendront du 21 au 23 novembre prochain.

Johanne Lebel : Les agriculteurs seront avec eux?

Julie Ruiz : Non, par contre on est en lien avec une coopérative d’agriculteurs français qui veulent faire la même chose et qui aimeraient échanger avec des producteurs agricoles d’ici. C’est la plus grande réussite du projet, que cette partie ne soit pas portée par les chercheurs, mais que les acteurs du terrain soient complètement mobilisés et qu’ils aillent partager cette expérience.

Johanne Lebel : Et voilà un bel exemple d’essaimage, d’intelligence distribuée, d’une recherche en lien avec son territoire.

C’est la plus grande réussite du projet, que [la diffusion] ne soit pas portée par les chercheurs, mais que les acteurs du terrain soient complètement mobilisés et qu’ils aillent partager cette expérience aux Entretiens Jacques Cartier.
  • 1Johanne Lebel est rédactrice en chef

  • Julie Ruiz
    Université du Québec à Trois-Rivières

    Julie Ruiz est professeure en sciences de l'environnement et titulaire de la Chaire UQTR Écologie du paysage et aménagement.

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