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Frédéric Dejean , Collège de Maisonneuve

Frédéric Dejean, Collège Maisonneuve
Rubrique Recherches
13 octobre 2016

En janvier 2015, les médias rapportaient que sept adolescents et jeunes adultes avaient quitté le Québec pour rejoindre la Syrie. Quelques mois plus tard, une dizaine d'autres étaient interceptés in extremis à l'aéroport Trudeau.  Dès lors, le mot « radicalisation » envahit le discours public : il sera mentionné à 340 reprises par les médias écrits canadiens francophones pour la période 2010-2011, et plus de 5 000 fois en 2014-2015.  Le Collège de Maisonneuve, directement affecté par ces événements, sera amené à conduire une recherche-action où, une fois nommées, les zones de fragilité permettront de proposer des interventions sensibles et adaptées. 

Agir, prévenir, détecter et vivre ensemble

La radicalisation peut se définir comme le processus au cours duquel une personne acquiert des positions idéologiques ou des convictions de plus en plus extrêmes qui peuvent mener à la violence (mais n’oublions pas qu’il peut y avoir violence sans radicalisation). Pour y répondre le gouvernement québécois a élaboré une politique spécifique, La radicalisation au Québec : agir, prévenir, détecter et vivre ensemble1. Et comme son nom l’indique elle est structurée autour de quatre axes principaux.

C’est dans le cadre de l’axe « prévenir » que le Collège de Maisonneuve2, fut sollicité pour conduire une recherche-action ayant pour objectif de « déceler, chez les jeunes, des zones de fragilité qui pourraient créer un terrain propice au processus de radicalisation »3. La recherche-action comportait deux volets complémentaires : une enquête auprès des étudiants de Maisonneuve4 et des activités conduites dans et hors des classes visant à prévenir la radicalisation.

Ici, nous traitons davantage de l’enquête, soit des entrevues conduites auprès de vingt-sept étudiants et d’une quinzaine d’enseignants et d’intervenants. L’équipe de recherche a pris le parti d’effectuer un pas de côté par rapport à la thématique de la radicalisation et elle a opté pour une démarche de psychologie sociale qui interrogeait la construction de l’identité sociale des étudiants, notamment ceux issus de l’immigration. En effet, la littérature scientifique montre qu’il existe un lien fort chez ces derniers entre la radicalisation et les difficultés rencontrées dans leur processus de construction identitaire.

Les entrevues ont permis d’identifier ce que nous avons appelé des « zones de fragilité », expression qui désigne des expériences sociales vécues négativement par les individus, et qui peuvent déboucher sur une souffrance sociale et/ou psychologique. C’est précisément sur cette souffrance que la radicalisation religieuse menant à la violence peut prendre appui. Cela ne signifie évidemment pas qu’il existe une causalité nécessaire entre la souffrance sociale et/ou psychologique et la radicalisation religieuse; il s’agit davantage d’une corrélation à interroger. L’équipe de recherche a ainsi établi six zones de fragilités principales auxquelles les établissements d’éducation – notamment les cégeps – peuvent apporter des réponses.

Six zones de fragilité

1.    Les conséquences du traitement médiatique. En février 2015, les étudiants ont été sidérés face à l’irruption de l’actualité internationale dans le quotidien du Collège. Ces évènements, du fait leur traitement médiatique et de leur compréhension par les citoyens, peuvent constituer une zone de fragilité. En effet, certains étudiants de confession musulmane ont rapporté avoir le sentiment d’une suspicion à leur encontre. Le malaise qui en découle est susceptible de provoquer un repli auprès de groupes radicaux.
2.    Les répercussions individuelles des évènements qui affectent le groupe de référence. La diversité de la société québécoise se retrouve au sein du Collège de Maisonneuve. Les entrevues ont montré l’importance du groupe de référence pour les étudiants et, comment les événements qui affectent collectivement certains groupes, ont des répercussions concrètes sur la construction de l’identité sociale de leurs membres. Lorsque le groupe de référence se trouve attaqué, l’individu fait face à une situation d’ « incertitude identitaire » qui peut être facilement exploitée par des recruteurs d’organisations radicales.
3.    Les risques de la situation pédagogique. Il arrive que les valeurs et les croyances des étudiants se trouvent en porte à faux par rapport à certains enseignements. Cette mise en tension peut constituer une zone de fragilité si les étudiants n’ont pas pleinement conscience que les enseignements n’ont pas pour but de dénigrer qui ils sont, mais visent à aiguiser leur sens critique. Il se peut que les étudiants en arrivent à se fermer et à devenir imperméables à la pluralité des points de vue. Or, les travaux de recherche montrent que l’une des composantes de la radicalisation est la mise en place d’une vision du monde simpliste.
4.    Les difficultés liées à la conciliation culturelle. Les étudiants issus de l’immigration doivent composer avec la culture d’origine de leurs parents et celle de la société québécoise. Il arrive que les tensions entre la culture d’origine et celle de la société d’accueil constituent une zone de fragilité. Ces situations de conflit identitaire vécues par les individus peuvent être adroitement exploitées par les groupes radicaux.
5.    L’image négative de l’Islam dans la société. La pratique religieuse remplit des fonctions sociales et identitaires. L’image dégradée de l’Islam dans la société est une zone de fragilité par les conséquences qu’elle peut avoir sur les étudiants de confession musulmane. L’une d’entre elles est la tentation de répondre aux critiques en adhérant à des pratiques religieuses plus « radicales », même si toute pratique religieuse « radicale » ne conduit pas mécaniquement à la violence.
6.    L’identité québécoise fragile. Qu’est-ce qu’«être québécois en 2016 »? Lors des entrevues, certains étudiants issus de l’immigration ont témoigné du fait qu’ils avaient du mal à se sentir pleinement québécois, notamment parce qu’ils se trouvaient régulièrement renvoyés à leurs origines. Cela provoque un sentiment de déficit de citoyenneté qui peut être considéré comme une zone de fragilité. Cette marginalisation identitaire peut encourager les individus à rechercher des appartenances alternatives, notamment auprès de groupes radicaux violents.

Sept recommandations pour les cégeps et collèges

Ces grandes zones de fragilité identifiées ont donné lieu à sept recommandations principales qui ont été mises à contribution dans un travail de co-construction d’activités de prévention primaire, pilotées par le Carrefour des langues, de l’international, de l’interculturel et de la collectivité (CLIIC) du Collège de Maisonneuve :

1.    Recueillir la parole étudiante. Dans le cadre d’un établissement d’éducation, il est essentiel que l’ensemble des points de vue en présence puisse s’exprimer – dans les limites de la loi et du code de vie propres aux établissements – de façon à éviter le sentiment de frustration ou de mise à l’écart chez certains étudiants.  
2.    Offrir des espaces de convergence. L’espace collégial (et probablement de n’importe quel établissement d’enseignement) est fondé sur une distinction entre les étudiants et les membres du personnel. Parler d’« espaces de convergence », c’est insister sur le dépassement de cette distinction pour mettre de l’avant des lieux et des moments qui favorisent les rencontres et les échanges, par-delà les rôles institutionnels.
3.    Diffuser les initiatives locales gagnantes. Les moments de crise sont aussi des opportunités d’actions qui sortent des sentiers battus, et partent d’expériences menées par des enseignants, des intervenants ou des étudiants.
4.    Mettre de l’avant le caractère perméable des groupes culturels. La circulation entre les groupes aide les étudiants à acquérir ce que nous pourrions appeler de la « souplesse identitaire », au sens où leur groupe d’appartenance n’est pas un système clos, mais leur donne au contraire l’assurance nécessaire pour aller à la rencontre des autres. Cette circulation est un rempart à la tentation du repli identitaire qui est une des composantes du processus de radicalisation.
5.    La salle de classe comme pivot. La classe est un lieu privilégié et elle doit être mise au centre des dispositifs de prévention de la radicalisation. Les enseignants doivent être outillés pour aborder sereinement cette problématique et ainsi éviter une stratégie d’évitement mal interprétée par les étudiants qui pourraient être tentés d’aller chercher des espaces de discussion alternatifs, notamment auprès de groupes radicaux. Les enseignants ou les intervenants peuvent ainsi être des pôles de référence forts pour les étudiants.
6.    Discuter de la place des faits religieux dans l’espace institutionnel. La pratique religieuse offre à certains étudiants des repères, un cadre pour guider leur action et se construire, autant comme individus que comme citoyens. C’est pourquoi il est nécessaire que la place des faits religieux au sein des établissements d’enseignement soit sereinement et clairement définie.
7.    Participer à la formation des citoyens. La formation citoyenne fait partie de la mission des cégeps, c’est pourquoi il est nécessaire de tenir compte du vécu des étudiants pour lesquels la construction de la citoyenneté est plus difficile. La prévention de la radicalisation passe donc également par des activités, adaptées à la réalité des étudiants, qui mettent de l’avant le caractère pluriel et évolutif de l’identité québécoise.

En conclusion

La recherche-action conduite au Collège de Maisonneuve a donné lieu à un rapport de recherche ainsi qu’à un guide d’intervention – disponible au cours de l’automne 2016 – qui vise à outiller les enseignants et les intervenants dans les cégeps. Depuis la rentrée 2016, prenant appui sur les résultats issus de la recherche-action, le Collège a débuté un projet pilote orienté sur le « Vivre-ensemble ». En effet, la radicalisation religieuse menant à la violence peut être appréhendée comme le révélateur d’une problématique plus large qui concerne les modalités et les conditions de possibilité de relations apaisées dans une institution d’enseignement. Un tel projet a pour avantage de s’adresser à l’ensemble des personnes qui fréquentent l’établissement (étudiants, enseignants, intervenants, personnel administratif…) sans pour autant nier les problématiques particulières vécues par certaines d’entre elles.


  • Frédéric Dejean
    Collège de Maisonneuve

    Frédéric Dejean (directeur de la recherche) est chercheur à l’Institut de recherche sur l’intégration professionnelle des immigrants (IRIPI – Collège de Maisonneuve). Détenteur d’un doctorat en études urbaines (INRS-UCS et Université Paris Ouest Nanterre La Défense), il est membre régulier de l’équipe de recherche sur le pluralisme et la radicalisation PLURADICAL (www.pluradical.ca).

    Ont étroitement collaboré à cette recherche : Sarah Mainich, PhD (chercheure à l’IRIPI), Bochra Manaï, PhD (postdoctorante à l’Université de Montréal) et Leslie Touré Kapo (doctorant à l’INRS-UCS).

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