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Samuelle Ducrocq-Henry, Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue
Il y a sans aucun doute un besoin d'actions plus globales, comme de planifier une vaste concertation générale et supra institutionnelle sur la réalité professionnelle et personnelle que nos choix organisationnels imposent, et sur ce qu’on souhaite vraiment devenir comme société du savoir.

La majorité des professeurs-chercheurs s’empressent de dire qu’ils sont satisfaits de leur métier, mais 85% d’entre eux s’estiment surchargés, selon une enquête de 20101. Selon une autre de 2008, près du tiers aurait songé sérieusement à démissionner. Des chiffres circulent désormais : le quart serait sous médication ou en stress professionnel, tandis que le taux d’absentéisme a plus que sextuplé en moins de dix ans dans certaines institutions. Mais que se passe-t-il donc dans nos universités? Comment l’épuisement professionnel et le désarroi l’emportent-ils un jour sur le goût du métier? Je vais partager ici quelques réflexions sur les possibles ferments du problème, puis à partir de mon expérience personnelle, amener quelques possibles solutions, ne serait-ce que pour appuyer l’importance de  « mettre des mots sur les maux », non seulement pour comprendre, mais aussi pour dénouer.

Les ferments du problème 

Un métier exposé aux jugements d’autrui

De toute part, le regard d’autrui marque le travail des professeurs-chercheurs. Il faut savoir faire preuve d’une bonne dose d’ouverture à la critique, de diplomatie, d’assurance comme de modestie, d’innovation comme d’acceptation, et finalement de résilience. Ce jugement  se déploie à la verticale (des recteurs aux employés, mais aussi des étudiants sur les professeurs), comme à l’horizontale (des collègues évaluant leurs propres collègues).

Dans certaines universités, les professeurs-chercheurs sont évalués par leurs étudiants tous les deux mois et par leurs collègues, tous les deux ans. Ils peuvent aussi être jugés en assemblée collégiale sur l’ampleur et la qualité de leurs tâches projetées, et effectivement accomplies. Leurs idées sont régulièrement soumises aux collègues et éventuellement critiquées en assemblée collégiale avant d’être exposées à des votes en cette même assemblée. Ils sont également évalués par des pairs à chaque demande de subvention, de perfectionnement pour obtenir tout diplôme complémentaire requis, de recherche pour innover, de sabbatique pour écrire un livre ou un programme, de nouveaux cours, de publication, etc.

Ils sont jugés sur leurs compétences de gestion et de comptabilité par les services administratifs. Ou encore sur leurs compétences de gestion des bourses et subventions, dont les visées financières sont de plus en plus exigeantes, et de plus en plus éloignées de l’intérêt des individus au profit du rayonnement institutionnel.

De toute part, le regard d’autrui marque le travail des professeurs-chercheurs.

Ajoutez à cela les réseaux sociaux où des étudiants diffusent désormais leurs opinions des professeurs. Et là, le statut même du professeur peut pâtir de ces évaluations qui exercent une réelle pression. De fait, les chargés de cours et les jeunes professeurs invités risquent de voir leur contrat non renouvelé pour cause d’insatisfaction de ces étudiants devenus « clients ». Les professeurs n’ont donc presque plus d’autorité quand la négociation s’impose avec un étudiant, ce qui ruine de facto une relation de véritable apprentissage de maitre à élève. Nombre de professeurs achètent alors la paix en « sur-notant » plutôt que d’affronter une plainte suite à une note à justifier plus que de raison.

Mises ensemble, ces conditions s’avèrent périlleuses pour les esprits inquiets, sensibles ou affaiblis par des circonstances de vie particulières.

Heureusement, avec un bon équilibre de vie, ces particularités d’un métier hautement exposé se travaillent ou s’absorbent, car cela demeure une profession avec de bons facteurs de protection (autonomie, collégialité, sens), et mieux payée, sauf certaines disciplines, que la plupart des emplois. Malheureusement en regard de ce privilège, personne n’ose se plaindre ni mentionner toute faiblesse psychologique, fut-elle de passage, au risque de voir ce bon jugement, censé justifier son statut, discrédité.

Un  milieu professionnel déstabilisé par une société du savoir en crise

Les universités sont des lieux du haut savoir, mais aussi des lieux de plus en plus procéduriers, où se fréquentent autant de grands esprits que de grands talents. Une analyse systémique soulignerait rapidement les conséquences souvent désastreuses sur les individus de ce paradoxe. Quand un système va à l’encontre des libertés académiques qu’il devrait pourtant stimuler pour soutenir l’innovation, la créativité, la recherche de solutions originales, ceci pour des raisons politiques ou financières, vous avez là le ferment d’une crise. Pourquoi? Parce que cette université, de plus en plus pensée comme une entreprise aux visées financières plutôt que sociales, normalise, compare et tranche désormais au nom de l’efficacité. Pourtant, c’est sa dimension humaniste qui fait sa force et sa raison d’être.

C’est la dimension humaniste de l'université qui fait sa force et sa raison d’être.

Un environnement humain en mal de solidarité

Quand vous obligez des égos surentrainés à la compétition intellectuelle, à travailler de façon grégaire selon un idéal démocratique qui n’est trop souvent que de principe, une tendance est de continuer, en groupe, à renforcer l’identité collective par opposition « à l’Autre ». Cela contribue, entre autres, à la stigmatisation des individus différents au sein des départements. Ce sont ceux-là même qui finiront par craquer, démissionner, voire pire, car subir ce genre de pression est difficile à dépasser. Qu’ils soient d’un autre sexe, âge, origine, école de pensée, culture, région ou pays, langue, ou mode de vie importe peu, car tout peut servir de prétexte.

Et parfois, les différences, dans ces milieux de haute diplomation, on les cumule… Or, le rejet d’un groupe d’influence entraine bien des dégâts à long terme. Ridiculisés, les professeurs-chercheurs plus fragiles le sont aussi très souvent s’ils en arrivent, désabusés, à souligner le climat de petitesse environnante dont ils souffrent, mais que tous nieront. Une situation qui en fin de compte coûte cher aux individus, mais sans doute tout autant aux institutions qui voient croître l’absentéisme d’individus affectés, malades ou démotivés, qui devaient pourtant incarner leurs forces vives par leur richesse et leur variété. C’est aussi un prix lourd de conséquences pour la société en général, quand on pense aux familles, aux enfants, aux effets connexes comme aux frais médicaux.

Le cumul des paradoxes et des situations « exceptionnelles »

Si vous ajoutez à tout cela des circonstances de vie menant à une baisse de tonus, à de la fatigue, du stress, des insomnies ou des problèmes médicaux divers, la perception de l’individu peut vite être altérée, et la sensibilité entre collègues, exacerbée. Additionnons l’impuissance face à une direction qui refuse reconnaissance ou soutien en regard d’une demande, et voilà des situations qui peuvent vite dégénérer.

Pour mieux s’aider ou aider un collègue en difficulté, il faut savoir repérer rapidement les situations menant à une dégradation de la qualité de vie. Obtenir son doctorat dans un temps imparti malgré une lourde tâche professorale, concilier travail/famille avec jeunes enfants, enseigner alors qu’on attend de nous d’importants résultats en recherche, assurer plus que sa part de tâches administratives, poursuivre une recherche quand on manque systématiquement de financement parce qu’on ne parvient pas à publier assez ou que l’on est dans un secteur peu soutenu, peut démotiver durablement les personnes, même les plus déterminées. Dans ces contextes, toute difficulté supplémentaire sur le plan personnel engendre un coefficient de difficulté exponentiel : drame familial, décès, séparation ou maladie prédisposent alors à une forme ou une autre de détresse psychologique.

Pour mieux s’aider ou aider un collègue en difficulté, il faut  savoir repérer rapidement les situations menant à une dégradation de la qualité de vie.

Un parcours singulier

Parisienne de naissance, immigrante, je suis arrivée au Canada il y a 20 ans. Six ans plus tard et avec une maîtrise en poche, j’acceptais avec joie, à l’âge de 25 ans, avec une vision naïve presque exotique, un poste de professeure en région éloignée. J’ai longtemps été plus jeune que mes propres étudiants dans les classes où j’enseignais. Mon côté pionnier et extraverti était heureux et fier de ce poste gagné par la seule valeur de mon travail puisque sans véritable réseau au Québec. Je fus la première femme enseignant dans ce jeune département dédié aux nouvelles technologies, avec des collègues, eux aussi jeunes célibataires.

J’ai connu une certaine expérience de la différence, et certaines pressions sous formes diverses. Beaucoup de tact, de diplomatie, mais de fermeté et de force de caractère sont indispensables afin de dépasser des situations souvent délicates, sans y perdre trop de plumes ni mettre en péril un poste tant espéré. Naviguer sans froisser, mais sans s’y perdre. Je rencontrais heureusement des collègues me guidant à mots couverts à travers les écueils relationnels, bien que cela ne fut jamais simple. Il m’est arrivé à mes heures de parler de démission. Heureusement on avait besoin de moi, et j’ose croire que je travaillais fort aussi. J’ai toujours fait de mon mieux pour dépasser les différends en me montrant proactive et dynamique à la tâche sans jamais compter mes heures.

Comme nombre de jeunes professeurs, j’ai connu plusieurs situations paradoxales. Double pression d’un doctorat à boucler rapidement pour obtenir un poste permanent, double tâche d’enseignement et de gestion, notamment avec la direction d’un nouveau centre situé à 600 km du campus mère. Je souhaitais cependant rester sur Montréal plutôt qu’en région pour boucler rapidement mon doctorat, et continuer de travailler avec les milieux de recherche qui étaient les miens (le Serious gaming et l’industrie du jeu vidéo), mais aussi auprès des médias où j’intervenais alors souvent.

Or à 30 ans, enseigner, suivre un doctorat, gérer un centre éloigné avec deux cohortes étudiantes dont je ne voulais perdre aucune ouaille dans ce programme que j’avais contribué à écrire et malgré nos infrastructures d’appoint pas toujours optimales à l’époque, ont eu raison de toute ma bonne volonté lorsque des tensions pour la reconnaissance de mon travail devait naître avec la direction. Résultat, un épuisement professionnel qui pointait son nez pour mes 33 ans.

Puis un accident grave est survenu dans l’une de mes classes où j’ai porté les premiers soins et pris des décisions délicates touchant la survie d’un étudiant en hémorragie cérébrale, loin des secours, dans un bâtiment isolé – un jeune aujourd’hui sauvé, quoique paraplégique, et une famille avec laquelle se sont tissés des liens d’amitiés très forts –. S’en suivirent en ce jour inoubliable de la fin aout 2012, une interminable nuit au bloc opératoire, des parents injoignables, des décisions difficiles à prendre tout en pensant à ce que j’aurais voulu qu’une personne décide pour la survie de mon propre garçon dans des circonstances inversées – j’étais alors une toute jeune maman. Cette situation, couplée à une santé fragilisée, devait finalement avoir le dessus et me conduire à un effondrement professionnel.

Il me fallut du temps pour réaliser que ce problème d’épuisement moral lancinant ne venait pas forcément de moi. Je me rappelle le jour où je parvins à identifier, grâce à un intervenant, certains liens, certaines causes à effet quant aux risques pour ma santé, comme autant de signes clairs pour qui regarde objectivement une telle situation. Ce fut une leçon sur les limites que je n’avais pas su mettre lorsque je parvins à reconnaitre qu’après tout, une fois mise au repos pour cumul de pressions sur ma santé, trois embauches étaient venues en renfort dans ce nouveau centre que j’avais contribué à bâtir à Montréal, malgré une reconnaissance directionnelle qui tardait à arriver.

Il me fallut du temps pour réaliser que ce problème d’épuisement moral lancinant ne venait pas forcément de moi. Je me rappelle le jour où je parvins à identifier, grâce à un intervenant, certains liens, certaines causes à effet quant aux risques pour ma santé, comme autant de signes clairs pour qui regarde objectivement une telle situation.

Bref, ce furent l'addition des faits qui l'emportèrent dans mon esprit sur cette naïve croyance de jeune professeure convaincue qu’une politique du mérite avait forcément cours dans ces institutions « collégiales ». Un constat qui, je suis sûr, frappe durement un jour ou l’autre bien des professeurs trop investis.

Ceci dit, quel métier extraordinaire que de former la jeunesse! Et puis les directions évoluent également un jour ou l’autre, ainsi que notre propre sagesse qui s’affirme dans les choix qu’on apprend à faire pour se ménager afin de vivre mieux sans forcément faire toujours plus, dans l’intérêt de tous.

Voilà la genèse menant au choc douloureux d’un deuil du mythe personnel d’invincibilité que les jeunes personnalités travaillantes se construisent souvent, mais que l’expérience peut transformer avec le temps et de l’aide, en une force qui rapproche des autres et qui permet parfois un jour, à notre tour, de pouvoir mieux comprendre et appuyer autrui.

Quelques pistes de solution

Ma carrière fut bâtie sur un jeu de circonstances technologiques, l’explosion des technologies 3D et de l’industrie des jeux vidéo, et la rencontre heureuse de plusieurs êtres d’exception m’ayant aidée ou conseillée au sein des universités au bon moment. C’est donc le facteur humain et l’empathie qui selon moi favorisent (et parfois peuvent sauver) les vocations professorales, surtout lorsqu’elles sont peu à peu mises à mal par les circonstances. Il faut partager nos quotidiens, car chacun connait des difficultés, et cela permet toujours de relativiser les siennes que d'éprouver celles d’autrui.

Il y a donc fort à faire pour aider à redresser les injustices à l’origine des plus grands découragements professionnels, et c’est nous, comme individus et comme collectivité, qui pouvons aider le mieux les autres professeurs-chercheurs, par solidarité. Il nous faut reconnaitre aussi nos responsabilités personnelles, notamment celles d’apprendre à dire non, et à revendiquer de saines limites au cadre de travail, individuellement, mais aussi et probablement surtout collectivement.

Voici, quelques pistes de solutions comme autant de pistes de rééquilibre, dans l’intérêt du savoir comme de tous :

  • Créer des lieux et des temps entre collègues pour échanger sur nos réalités de vie respectives, pour suggérer des améliorations aux cadres de vie.
  • Des outils comme une garderie, des horaires aménagés, des tournois sportifs ou ligues d’improvisation favorisant le lien ou la conciliation travail-famille, et je me rappelle cette particularité du campus en région qui offre ces moments forts qui rapprochent.
  • Redresser les rapports de force entre professeurs et étudiants, par exemple en mettant en place des conseils de classe tenus par les professeurs qui évaluent, ensemble, la performance de chaque étudiant, afin d’aider ou de repérer ceux qui abusent continuellement des négociations, qui se défilent, qui se démarquent aussi en bien, etc.
  • Établir un agenda de tâches annuelles qui s’exprime non plus en pourcentages répartis entre recherches, enseignement, administration et services à la collectivité, mais bien en véritables heures de travail effectuées. 
  • Les syndicats existent : il faut y prendre conseil! Il est incroyable d’apprendre combien certaines histoires que l’on croient si singulières et personnelles, sont en fait si courantes! Ces structures pourraient peut-être créer des comités de santé/bien-être favorisant des temps et lieux d’échange entre collègues en difficulté, ou établissant un mentorat des jeunes professeurs par des seniors pour la préparation de certains dossiers importants (et les plus frustrants que j’ai connus) comme les évaluations entre collègues.
  • Repérer les situations paradoxales, notamment chez les plus jeunes qui veulent si bien faire qu’ils s’épuisent plus que les autres. Or, un burn out survenant à un jeune âge est plus à risque de rechute ultérieure, ce qui handicape durablement une carrière et coute cher au final à la société.
  • Une meilleure communication entre directions et employés serait nécessaire, sans doute assurée par l’intermédiaire d’agents soucieux de la qualité de vie de tous.
  • S’assurer qu’il existe des programmes d’aide aux employés en place dans l’institution, avec des consultations psychologiques offertes chaque année aux employés : il faut alors diffuser l’information pour  inviter chacun à en profiter.

Et chapeautant tout cela, il y aurait sans aucun doute un besoin d'actions plus globales, comme de planifier une vaste concertation générale et supra institutionnelle sur la  réalité professionnelle et personnelle que nos choix organisationnels imposent, et sur ce qu’on souhaite vraiment devenir comme société du savoir. Il faut donc, et rien de moins, redéfinir nos valeurs fondamentales comme agents du savoir dans notre société.

Je pense que c’est à ce prix-là, de concertation et d’entraide, et en osant se dire les choses ensemble et en tendant la main à autrui le cas échéant, que l’effort de chacun contribuera au mieux-être de tous.

Il faut, et rien de moins, redéfinir nos valeurs fondamentales comme agents du savoir dans notre société.

Note :

  • 1. Les chiffres du premier paragraphes sont tirés des différentes enquêtes présentées dans le présent dossier.

  • Samuelle Ducrocq-Henry
    Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue

    Samuelle Ducrocq-Henry est professeure en théorie et pratique de l’Interactivité et des NTIC, docteure en communication spécialiste du serious gaming et des nouveaux médias. Elle enseigne au Département de création et nouveaux médias de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT) depuis 2002. Elle a développé le nouveau centre UQAT de Montréal dédié à la création 3D, et elle a créé plusieurs programmes universitaires novateurs dans le domaine du jeu vidéo. Elle est très impliquée dans cette industrie depuis 2002, et elle collabore avec plusieurs centres universitaires au développement de prototypes de simulation en serious gaming, dans les domaines de la sécurité, cyberthérapie, éducation, droit ou médecine.

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