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Benoît Godin , INRS - Urbanisation Culture Société
L’idéologie de notre époque veut que l’université soit utile. C’est une idéologie qui place l’innovation au cœur de l’activité sociétale

The New Production of Knowledge est un livre que j’ai lu et relu. Un livre sur lequel j’ai écrit également1. En tant que citoyen, j’adhère au projet politique véhiculé : la recherche doit être « utile ». Mais qu’est-ce que l’utilité ? Immédiate ou à long terme? Sociale ou économique?

La présente note était destinée à une intervention livrée le 12 novembre 2015, dans le cadre d'une présentation de l'entretien vidéo avec Camille Limoges intitulé La nouvelle production de la connaissance, à l'Institut national de la recherche scientifique (INRS). J'y tente brièvement, trop brièvement, de contextualiser l’ouvrage avec vous. En ce sens, d'entrée de jeu, je vous informe que je suis en désaccord avec la « science » de l’ouvrage.

L’ouvrage fait partie d’un ensemble d’écrits, tous produits à la même période, vers fin 1980, début 1990. Ces écrits cherchent à réinterpréter les universités et l’univers des activités de recherche comme formant un système désormais ouvert, ou plus ouvert, et qui serait de moins en moins fermé sur lui-même. Je pense, par exemple, aux écrits sur la « triple hélice » et sur les « systèmes nationaux d'innovation ». Les auteur de ces récits cherchent, dans l’ensemble, à donner un sens à la recherche académique, en décrivant celle-ci comme partie intégrante d’un ensemble plus large. Un système composé de l’université, du gouvernement, de l’industrie et du public.

Ce qui, toutefois, distingue The New Production of Knowledge de ces ouvrages est une vision historique : le système universitaire de la recherche n’a pas toujours été ce qu’il est aujourd’hui, et il s’est développé dans le temps. Mais quelle histoire véhicule l’ouvrage? La question n’est pas scolastique. Elle a des implications pratiques, et comme on peut l’entendre dans l’entretien avec Camille Limoges, des implications sur l’élaboration despolitiques publiques. 

Ce qui distingue The New Production of Knowledge est une vision historique : le système universitaire de la recherche n’a pas toujours été ce qu’il est aujourd’hui, et il s’est développé dans le temps.

The New Production of Knowledge est une histoire, dans le sens d’une narration. Les auteurs identifient « 1945 et après » comme le moment historique marquant un changement dans un système millénaire : le système universitaire. En raison d’une massification de l’enseignement qui conduit les diplômés à essaimer dans des secteurs d’activité divers, la recherche serait passée d’un Mode 1 de production de connaissances à un Mode 2, soit d’un mode fermé sur lui-même à un mode ouvert sur la société2.

Je crois, pour ma part, que l’histoire suggère plutôt un mouvement inverse. À partir de 1945, c’est au passage d’un Mode 2 à un Mode 1 qu’on assiste, d’un mode ouvert à un mode fermé. Avant cette date, la recherche est une activité qui n’existe à peu près pas. C’est une activité menée à temps partiel dans les universités; pour d’autres - les chercheurs indépendants tels les inventeurs - c’est une activité que l’on mène concurremment à d’autres activités. Le sort des chercheurs est celui des professionnels de la culture aujourd’hui : précarité et pauvreté. Il était difficile de réaliser une recherche en vase clos, selon un Mode 1. Le chercheur devait répondre aux exigences des financements externes. Le chercheur avait besoin de patrons pour réaliser sa recherche. Il dépendait du roi, puis de l’industrie. C’est seulement après 1945 que la recherche s’autonomise pour ainsi dire. Avec l’apparition des organismes publics dédiés au financement de la recherche fondamentale sur une base récurrente, tels le CRSNG et le CRSH, le chercheur peut dorénavant se retirer de la société. C’est ce qu’on lui reprochera à partir des années 1960.

Vingt ans après The New Production of Knowledge, Camille Limoges semble admettre, implicitement du moins, cette interprétation. Lorsqu’il parle des trois compétences des universités médiévales (médecine, droit, théologie) comme dictées par la demande sociale, c’est d’un Mode 2 bien avant 1945 dont il parle. Lorsqu’il fait référence à l’ouvrage Du scribe au savant, qui décrit l’évolution de la « science » depuis l’Antiquité, c’est bien à une lecture d’un Mode 2 qu’il nous invite. Un Mode 2 existait donc bel et bien avant 1945. C’est la génération des chercheurs qui ont bénéficié des financements publics après 1945, celle du baby boom, qui l’a oublié.

Ce qui me mène à dire un mot sur la performativité du discours tenu dans The New Production of Knowledge. Les auteurs sont les produits d’une époque, et ils épousent l’idéologie de leur époque. J’entends par idéologie un ensemble d’énoncés d’abord contestés, qui sont ensuite naturalisés, et qui acquièrent finalement une légitimité sociale. L’idéologie de notre époque veut que l’université soit utile. C’est une idéologie qui place l’innovation au cœur de l’activité sociétale. Une parenthèse. À deux reprises, Camille Limoges se défend explicitement d’entendre uniquement par innovation « l’innovation technologique ». Mais pourquoi? Pourquoi un point de vue sceptique sur l’innvoation technologique? Fort probablement à cause de la connotation de marché inhérente à la technologie. Mais je le répète : doit-il y avoir une gêne à ce que l’innovation technologique fasse partie de la contribution universitaire à la société ?

Avec The New production of Knowledge, les auteurs, en tant que consultants pour le gouvernement suédois, ne l’oublions pas, contribuent et ont de facto contribué à faire de l’université ce que l’idéologie dominante de notre époque appelle. J’en tire une leçon : nous devons toujours nous demander quelles sont les intentions, implicites ou explicites, d’un auteur qui décrit la société dans laquelle il vit. The New Production of Knowledge est toujours d’actualité, parce que l’ouvrage nous rappelle ce qui demeure encore aujourd’hui une utopie, pas seulement un idéal-type, mais une utopie à réaliser. Camille Limoges et ses collaborateurs participent à la réactivation et à la réalisation d’une utopie oubliée depuis 1945, et ce en réécrivant l’histoire.

  • 1Benoît Godin, « Writing Performative History: The New “New Atlantis" », Social Studies of Science, 28 (3), 1998: 465-483.
  • 2L’OCDE (rapport Brooks) a énoncé une telle thèse en 1972 : « the special characteristic of modern scientific research is that it is developing in institutions which are no longer confined to the university environment », (OCDE, Science, croissance et société, Paris: OCDE, 1972: p. 12).

  • Benoît Godin
    INRS - Urbanisation Culture Société

    Benoît Godin est professeur à l’INRS (UCS). Il réalise de la recherche sur l’histoire intellectuelle et conceptuelle de la science, de la technologie et de l’innovation. Il est auteur de Measurement of Science and Technology: 1920 to the Present (London, Routledge, 2005) et Innovation Contested: The Idea of Innovation over the Centuries (London, Routledge, 2015). Il a mis sur pied récemment un réseau de recherche international sur ces objets de recherche (CASTI). Pour plus d’informations, voir : www.csiic.ca et www.casti.org.

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