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Les fondements de notre civilisation occidentale reposent sur le postulat que nos décisions sont parfaitement rationnelles et raisonnées.

[Thomas Boraud coprésidait le 16e Forum international Science et société de l'Acfas, en novembre 2015, à Montréal. Il participait, entre autres, à l'atelier Cerveau et libre arbritre, y a-t-il un pilote dans l'avion? Nous avons profité de sa présence pour l'inviter à nous présenter son dernier ouvrage dans la présente rubrique.]

Les fondements de notre civilisation occidentale reposent sur le postulat que nos décisions sont parfaitement rationnelles et raisonnées. Or, rien n'est moins sûr. Depuis le milieu du XXe siècle, de nombreuses expériences de psychologie expérimentale et d'économie mettent en évidence que la rationalité de l'espèce humaine est souvent prise en défaut !

J'ai décidé d'écrire ce livre pour apporter un substrat neurobiologique aux explications éthologiques généralement avancées pour expliquer ce constat : si la rationalité est un leurre, c'est que notre cerveau n'est tout simplement pas conçu pour penser rationnellement.

Tester l’irrationalité

Imaginez que je vous demande de choisir entre deux machines à sous de ma fabrication. Je vous explique qu'avec chacune, vous avez une probabilité de gagner 1 euro à chaque essai. Cette probabilité,  que vous ignorez, est fixe pour chaque machine et différente d'une machine à l'autre (par exemple l'une a une probabilité de 0,3 de vous faire gagner, l'autre de 0,6). Vous avez le droit de jouer une trentaine de fois. Quelle sera votre stratégie? Il y a fort à parier que vous choisirez d'abord au hasard ou sur des critères non pertinent (la bleue, par exemple, parce que c'est votre couleur préférée) et ensuite, en vous basant sur les gains obtenus pendant les premiers essais, vous choisirez préférentiellement celle qui vous a rapportée le plus.

Tout l'intérêt de cette étude résulte dans ce terme préférentiellement. À la fin de l'étude, vos gains seront supérieurs à ce qu'ils seraient si vous aviez choisi au hasard : vous aurez appris. Mais de temps en temps, vous continuerez à choisir l'autre machine alors que la raison voudrait que vous vous concentriez sur la machine qui rapporte le plus souvent. Ne vous inquiétez pas, vous n'êtes pas seuls. La grande majorité des sujets testés, qu'ils soient humains, singes, chacals ou pigeons, se comportent de cette manière « irrationnelle ». Ce comportement sous optimal n'est qu'un des multiples exemples des limites de la rationalité que l'on peut mettre en évidence expérimentalement.

La grande majorité des sujets testés, qu'ils soient humains, singes, chacals ou pigeons, se comportent de manière irrationnelle.

Les Lumières n’ont pas tout éclairé…

Depuis l'Antiquité, l'opposition entre le cœur et la raison est au centre des préoccupations de la philosophie occidentale. Mais le débat n'a vraiment pénétré la société qu'assez tard. Jusqu'à l'époque moderne, l'homo occidentalis se différenciait peu de ses congénères des autres cultures en se pensant guidé par des forces supérieures (Fortune, destin, foi, etc...). C'est l'avènement des Lumières au XVIIIe siècle et son aspiration à l'universalité qui va contribuer à la propagation de la rationalité. Pendant les deux siècles suivants, les occidentaux ont acquis ainsi progressivement le statut d'individus rationnels et raisonnés qui légitime, entre autres, leur indépendance politique.

Or la rationalité est elle à peine élevée comme principe fondateur de notre civilisation que ce bel édifice est mis à mal vers le milieu du XXe siècle. En utilisant des approches différentes, économistes et psychologues expérimentaux ont convergé vers le constat que les principes qui régissent les processus de décision ne sont pas complétement rationnels. Ce phénomène peut prendre plusieurs formes. Maurice Allais, à titre d'exemple, a montré que les sujets ne choisissaient pas entre plusieurs loteries de façon cohérentes (et même des prix Nobel d'économie se sont laissé avoir à son désormais célèbre paradoxe).  Plus tard, Tversky et Kahneman ont montré que les sujets ne choisissent pas la même option si le problème est présenté différement (phénomène de cadrage). Récemment Tali Sharrot a mis en évidence que nos capacités d'apprentissage étaient perturbées par un incorrigible optimisme. Il ne s'agit ici que de trois exemples parmi de nombreuses mises en évidence de ce constat qui désole les économistes : l'homme n'est décidément pas rationnel dans ces choix. Il n'est d'ailleurs pas le seul puisque que le protocole des bandits-manchot, que j'ai décrit à travers l'exemple des machines à sous, consacre l'irrationalité de l'ensemble du règne animal.

Un problème, trois approches

Pour les comportementalistes, l'explication est à chercher dans les comportements d'exploration : la pression évolutive aurait sélectionné les conduites qui anticipent d’éventuelles modifications des conditions environnementales. Le sujet échange ainsi un peu d'efficacité immédiate contre de l'information qui peut lui servir plus tard. Pour les économistes la réponse est plus complexe. Il s'agit d'une incapacité à appréhender la totalité des options du problème, associée à des biais qui obscurcissent le jugement.

Mais la vraie réponse est à rechercher dans le substrat de nos décisions : le cerveau. Dans cette optique, j'aborde le problème en le réduisant à une question fondamentale : "Qu'est ce que décider à l'échelle du tissu nerveux?". C’est là se poser la question de l’émergence du processus de décision.

Qu'est ce que décider à l'échelle du tissu nerveux? C’est là se poser la question de l’émergence du processus de décision.

La neurodécision et le hasard

Pour étudier la décision à l’échelle des réseaux de neurones, il nous faut réduire sa définition à l'essentiel : un choix entre deux ou plusieurs options. Grâce à cette approche volontairement réductionniste, nous pouvons mettre en évidence les principes qui permettent au système nerveux de produire des décisions.

Ces principes reposent sur des processus de compétitions entre plusieurs populations de neurones, chacune permettant de produire un comportement. La sélection de l'un de ces processus aux dépens des autres se fait par l’activation de certaines populations et l’inhibition de d’autres. Mais rien ne serait possible sans le hasard.

De fait, le moteur initial qui permet au système de basculer vers une décision ou une autre repose sur un processus aléatoire. L'apprentissage permettra ensuite de favoriser la décision la plus intéressante en fonction du contexte, mais il ne contrebalancera jamais totalement cette part d'aléatoire qui est intrinsèque au système de décision. On a constaté, par exemple, que ce système comporte beaucoup plus de bruit que le cortex moteur ou visuel. Il en résulte un système sub-optimal, si l’on s’en tient à des critères purement économiques, qui est incapable d'optimiser ses choix. Mais un système bruité est-il nécessairement un inconvénient?

Une mise en perspective évolutionniste permet d'identifier le réseau qui gère des décisions très élémentaires, dès les premiers vertébrés. Ce réseau se complexifie ensuite au fur et à mesure de l'évolution. L'apparition du cortex chez les mammifères et son extraordinaire développement chez les grands singes aboutissent à des capacités d'abstraction qui culminent chez l'espèce humaine. Cependant, cela ne modifie pas l'architecture initiale du réseau de la décision, et le processus conserve sa nature stochastique, ce qui limite la capacité de l'homo sapiens à raisonner de façon rationnelle.

Paradoxalement, cette prétendue irrationalité, une sorte de neuro-principe d’incertitude, n'est peut-être pas si désavantageuse qu'on pourrait le croire, car elle permet de basculer aisément d’un état à l’autre, et de modifier une décision promptement. De fait, il s'agit du prix à payer pour conserver une grande capacité d'adaptation qui est la principale marque de fabrique de l'espèce humaine.

Paradoxalement, cette prétendue irrationalité, une sorte de neuro-principe d’incertitude, n'est peut-être pas si désavantageuse qu'on pourrait le croire, car elle permet de basculer aisément d’un état à l’autre, et de modifier une décision promptement. 

  • Thomas Boraud
    CNRS

    Thomas Boraud, directeur de recherches au CNRS, est un neurobiologiste spécialiste de l’activité neuronale. Il dirige une équipe de recherche à l’Institut des maladies neurodégénératives de l’université de Bordeaux dont les travaux portent sur l’identification des substrats neurobiologiques des processus de prise de décision.

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