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Yves Gingras, UQAM - Université du Québec à Montréal
Prononcer le nom de Marie-Victorin c'est d'abord évoquer, comme un automatisme, le Jardin botanique de Montréal et la Flore laurentienne. Ce sont là — on ne peut en douter — de grandes réalisations, mais elles ne doivent pas masquer le fait qu'il fut aussi, tout au long de l'entre-deux-guerres, une figure centrale du milieu intellectuel québécois. C’est donc pour faire connaître ce Marie-Victorin que j’ai réuni ces textes.

[NDLR : Le 1er avril 2015 marquera le 130e anniversaire de naissance de Marie-Victorin (1885-1944) et le 80e de la publication de la Flore laurentienne. C'était une belle occasion de revisiter l'ouvrage d'Yves Gingras présentant des textes de cet intellectuel engagé, mais souvent méconnu comme tel. Voici donc des extraits de l'introduction de Science, culture et nation : textes choisis, publié en 1996 aux Éditions du Boréal.]

L’homme de combat

Marie Victorin (1885-1944) fut un intellectuel exemplaire, intéressé de près aux problèmes de son temps, et qui n'a pas ménagé les interventions publiques pour défendre avec fermeté ses projets et ses idées sur l'enseignement et la culture scientifique. Il était en effet convaincu que « nous ne serons une véritable nation que lorsque nous cesserons d'être à la merci des capitaux étrangers, des experts étrangers, des intellectuels étrangers ». Il propose même une définition de I'intellectuel lorsqu'il déclare en 1936 : « J'en appelle à tous les vrais intellectuels de ce pays qui voulurent garder la décence de l'esprit, l'indépendance minimale de leur pensée et la liberté de son expression. Certains pourront dire ce qu'il leur en a coûté parfois de ne pas prostituer leur plume, leur toge ou leur chaire; de parler quand la puérile consigne était de se taire; de vouloir créer des institutions sérieuses quand tout invitait à la vénalité ».

Les textes publiés dans cet ouvrage montrent que Marie-Victorin s'est placé au centre des combats pour le développement de l'enseignement supérieur au Québec et qu'il n'a pas hésité à employer un langage parfois très dur pour dénoncer ce qu'il considérait comme des « énormités ». Plusieurs sont parmi les plus virulents publiés dans la presse de l'époque, et leur lecture permet de comprendre pourquoi Jean-Charles Harvey déplorait l'absence au Québec d'une demi-douzaine de Marie-Victorin » qui, disait-il, transformerait les Canadiens français « en moins de vingt ans ».

Conscient du sens et de la cohérence globale de ses interventions publiques, Marie-Victorin avait lui-même songé à les réunir sous le titre « Pour une idée ». Survolant « vingt ans au service de la science et du pays », titre de son dernier discours présidentiel devant les membres de la Société canadienne d'histoire naturelle en 1940, il en résumait ainsi essentiel : « Tous ces travaux n'avaient qu'un but, ne faisaient que répéter obstinément, pour les rendre percutantes, les mêmes idées fondamentales : il faut aimer la science pour elle-même; il faut la cultiver parce qu'elle est le ressort principal de notre civilisation matérielle; il faut susciter des institutions propres créer un milieu scientifique canadien-français, sans quoi nous ne serons jamais un peuple digne de ce nom. »

Voici donc quelques-uns des thèmes principaux traités par les textes de ce recueil.

Science et libération économique

La question de la dépendance économique des Canadiens français étant au centre de toutes les discussions intellectuelles de l'entre-deux-guerres, Marie-Victorin note que l'indifférence envers les sciences — et les sciences naturelles en particulier — est « injustifiable [...] nuisible et a nui en effet au progrès économique dans la province de Québec ». En 1922, il écrit : « Un peuple vaut non seulement par son développement économique, industriel ou commercial, mais encore et surtout par son élite de penseurs et de savants, par son apport au capital scientifique de l'humanité ».

"Un peuple vaut non seulement par son développement économique, industriel ou commercial, mais encore et surtout par son élite de penseurs et de savants, par son apport au capital scientifique de l'humanité", Marie-Victorin

C'est grâce à la toute jeune Faculté des sciences de l'Université de Montréal, ajoutait-il, que « nous allons enfin travailler à nous élever graduellement de ce colonialisme du savoir, un peu humiliant, en somme, au degré où nous le subissons [et marcher] ferme vers une émancipation intellectuelle de bon aloi ».

Il appelle à une « science nationalisée, celle qui consiste à scruter pour le connaître le milieu physique, biologique ou minéral où nous vivons », seule façon de mettre fin à l'absence chronique de savants canadiens-français. Pour bien montrer le lien entre des réalités à première vue éloignées les unes des autres, Marie-Victorin insiste, en conclusion, sur le fait que c'est cette élite scientifique « qui, en nous donnant dans un avenir que nous voulons rapproché, la libération économique, fera de nous une véritable nation ». L'année suivante, il rappelle : que la science « soit l'instrument des conquêtes économiques, on se lasse de le répéter, bien qu'un nombre surprenant de gens s'obstinent à l'ignorer pratiquement. Nous avons nous-mêmes [...] trop insisté sur ce truisme pour y revenir aujourd'hui ».

Pour un nationalisme ouvert sur le monde

En 1930, dans un texte consacré à l'enseignement supérieur des sciences naturelles, il rappelle que l'isolement qui a permis aux Canadiens français d'établir « solidement les assises de [...] ce petit État français dont la persistance et l'avenir semblent maintenant hors de doute [...], a cessé d'être une réalité. Le Canada est devenu un grand pays, et les États-Unis, à nos portes, ont désaxé le monde [...] Notre classe instruite, nos intellectuels, nos hommes de science, nos financiers ne peuvent plus s'enfermer dans le cercle étroit du Québec ».

En 1937, il est encore plus explicite : « à ce moment critique de l'histoire de la nation, le devoir de tous ceux qui pensent sainement et librement me paraît évident. Que les éléments ultraconservateurs du clergé, et les laïques qui gravitent autour d'eux, — et qui sont souvent, comme on dit, plus catholiques que le Pape! — abandonnent l'idée de dresser un mur de Chine autour de la province de Québec ». L'année suivante il ajoute : « On ne peut empêcher les intercommunications, les échanges journaliers d'idées entre les peuples. De lignes Maginot et Siegfried, il ne peut y en avoir pour les esprits ».

La Laurentie : terre d'Amérique

Convaincu que « tout se tient dans la vie d'un peuple », Marie-Victorin déplore, dans son texte de 1917, que la flore québécoise soit mieux connue des Américains que des Canadiens français. L'appropriation symbolique du sol étant tout aussi importante que son appropriation matérielle, il reproche vivement aux écrivains canadiens-français leur ignorance de la flore du Québec : « Je défie bien un étranger cultivé de saisir la vraie physionomie de la nature laurentienne par l'ensemble de nos productions littéraires [...]. Ouvrez n'importe quel recueil de vers canadiens et vous êtes sûr de rencontrer, généralement au bout des lignes, les inévitables primevères et les non moins fatales pervenches. Ces deux mots sont harmonieux, commodes et complaisants pour la rime. Malheureusement ici encore, nous avons affaire à des plantes étrangères à notre flore ».

Il répétera cette critique en 1922 et, comme nombre de ses interventions futures, celle-ci ne restera pas lettre morte, car Félix-Antoine Savard offrira un exemplaire dédicacé de Menaud, maître draveur — paru en 1937, deux ans après la Flore laurentienne — à ce botaniste qui lui aura appris que « les choses de la nature ont un nom en ce pays » .

La culture scientifique

Le fait que le texte de 1925, « La province de Québec, pays à découvrir et à conquérir », porte en sous-titre « À propos de culture scientifique et de libération économique » indique bien que Marie-Victorin percevait clairement les liens étroits qui unissent ces deux facettes de la vie culturelle que tout portait alors — et encore trop souvent de nos jours — à dissocier. Ces liens se matérialisent dans les institutions d'enseignement et de culture scientifique que sont les universités et les organisations comme I'Acfas et les Cercles des jeunes naturalistes, qui furent d'ailleurs au coeur des activités de Marie-Victorin.

La promotion de la culture scientifique soulevait déjà ce qu'à compter de la fin des années 1950 on appellera le conflit des « deux cultures », Ia littéraire et la scientifique. Et dans un Québec dominé par les collèges classiques, l'opposition ne pouvait manquer d'être soulevée par ceux qui prônaient l'importance de la culture scientifique. Marie-Victorin est d'ailleurs un des premiers à utiliser l'expression « culture scientifique » dont l'emploi, ici comme en Europe, ne sera généralisé qu'au cours des années 1970.

Marie-Victorin est un des premiers à utiliser l'expression "culture scientifique" dont l'emploi, ici comme en Europe, ne sera généralisé qu'au cours des années 1970.

La question universitaire

Pour développer une culture scientifique, il faut bien sûr des institutions d'enseignement adéquates et au premier chef des universités capables de former les enseignants nécessaires. C'est pendant la crise économique que Marie-Victorin défendra le plus farouchement l'idéal de ce qu'il appelle lui même « l'université moderne ». L'Université de Montréal étant menacée de compressions budgétaires importantes, il dénonce, dans un texte paru dans Le Devoir le 31 mai 1932 sous le titre « Dans le maelström universitaire », ceux qui songent à fermer la Faculté de philosophie, la Faculté des lettres et une partie des laboratoires de sciences, dont ceux de botanique, se disant étonné « que de pareilles énormités puissent germer dans le cerveau de certains chefs de file universitaires ».

Trois ans plus tard, dans « Une génération de professeurs sacrifiée », il revient à la charge pour dénoncer les conditions de travail faites aux professeurs de l'Université de Montréal, qui se sont vu privés de salaire à deux reprises depuis le début de la crise. Depuis deux ans, il était fort actif au sein du Comité des professeurs pour la défense de l'université, formé en septembre 1933, pour faire connaître au public les problèmes auxquels était confrontée l'université. Ce premier regroupement, où se retrouvaient entre autres les disciples de Marie-Victorin, Jules Labarre, Jules Brunel et Jacques Rousseau, préfigurait déjà l'Association des professeurs des années 1950 et le syndicat des professeurs des années 1970.

La promotion de la science pure

La position de Marie-Victorin sur l'importance de la recherche désintéressée, de la « science pour la science », s'est nettement affermie après 1920, sans doute dans la foulée de son expérience universitaire. Alors qu'il pouvait écrire en 1917 n'être pas « partisan de Ia science purement objective, de la science pour la science », on ne trouve par la suite sous sa plume qu'une défense énergique de la science pure qu'il fait passer avant les intérêts mercantiles et professionnels de certains de ses collègues des facultés et des écoles, de même qu'avant ce qu'il appelle les intérêts de la nation.

Pourtant très actif dans le domaine de la vulgarisation scientifique — il était au coeur des activités des Cercles des jeunes naturalistes et rédigeait plusieurs textes à leur intention en plus de participer à des émissions de radio — Marie-Victorin ne manque toutefois pas de rappeler dans La science et nous, publié en 1926, que « la vulgarisation marche dix ans en arrière de la science [et qu'elle] n'est qu'un revenu que le grand public peut légitimement retirer quand il a préalablement fourni le capital, c'est-à-dire une élite de techniciens éprouvés et de chercheurs entraînés ».

"La vulgarisation [...] n'est qu'un revenu que le grand public peut légitimement retirer quand il a préalablement fourni le capital, c'est-à-dire une élite de techniciens éprouvés et de chercheurs entraînés", Marie-Victorin.

La métaphore évolutionniste

Marie-Victorin ne se limite pas à défendre l'évolutionnisme sur le plan biologique; il fonde sa vision du progrès sur une forme d'évolutionnisme. Il recourt en effet souvent à la métaphore darwinienne pour assoir la nécessité des réformes qu'il préconise.

En introduction au texte Les sciences naturelles dans l'enseignement supérieur, qui réclame une réforme de l'enseignement universitaire, il écrit : « Les organismes animaux ou végétaux ne peuvent survivre qu'en s'adaptant plus ou moins étroitement à leur milieu. Le struggle for Iife, loin d'être une opposition à cette adaptation, est au contraire une action dynamique par quoi s'établit, après une période d'essais et de modifications réciproques, un équilibre qui est le terme même d'adaptation. Les organismes politiques, sociaux et éducationnels n'échappent pas à cette loi. Ils ne peuvent survivre qu'à la condition d'être adaptés aux milieux et aux temps, de répondre aux besoins généraux et locaux des groupements qu'ils ont pour mission de servir ».

Sept ans plus tard, il réaffirme que « dans le domicile de la vie — et un peuple est un organisme vivant obéissant aux lois de la vie, — ce qui n'avance pas recule. Dans le domaine culturel, l'isolement c'est I'auto intoxication, c'est la mort prochaine dans le gâtisme de l'esprit ».

Son héritage

Dans l'histoire intellectuelle du Québec, on peut dire que Marie-Victorin offre un exemple unique d'une pensée fondée sur un programme cohérent de développement scientifique intégré au développement national, programme auquel il consacrera sa vie et qui se réalisera en grande partie.

S'il a pu ainsi passer rapidement de la parole aux actes, c'est aussi que la conjoncture économique et sociale de l'entre-deux-guerres a favorisé le développement des universités et permis à Marie-Victorin de s'entourer d'une équipe de jeunes collaborateurs qui, comme lui, se sont dévoués à la tâche de faire naître un véritable milieu scientifique canadien-français.

Dans l'histoire intellectuelle du Québec, on peut dire que Marie-Victorin offre un exemple unique d'une pensée fondée sur un programme cohérent de développement scientifique intégré au développement national.

  • Yves Gingras
    UQAM - Université du Québec à Montréal

    Yves Gingras est professeur à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) depuis 1986. Sociologue et historien des sciences, il est aujourd’hui directeur scientifique l’Observatoire des sciences et des technologies et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en histoire et sociologie des sciences.

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