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Jean-François Lessard, Cégep André-Laurendeau et UQÀM
Loin d’être le dernier rempart d’une civilisation sur le déclin, l’université a accepté de contribuer au renoncement à la vie de l’esprit critique : il y a désintellectualisation accélérée de l’époque.

Le pouvoir existe

Pour le contre-révolutionnaire Joseph de Maistre, l’existence de l’Homme était une absurdité. À la suite de la promulgation de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, il affirmera : « Il n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes, etc.; je sais même grâce à Montesquieu qu’on peut être persan ; mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie. » C’est ainsi que l’auteur des Considérations sur la France rejettera du revers de la main l’existence de la notion de l’Homme, ce qui lui permettra de jeter aux oubliettes l’idée de citoyen sujet de droits civils et politiques qui est concomitante à celle de l’Homme à partir de 1789.

D’aucuns caressent l’idée d’en faire autant avec le pouvoir. Après tout, l'a-t-on déjà vu en action? Il existe bien pourtant, à travers les relations qui s’établissent dans nos sociétés, à travers les champs sociaux qui s’édifient et se modifient. Le nier, c’est nier un aspect de la réalité, c’est refuser de reconnaître les inégalités entre ceux qui le détiennent et les autres. Cela dit, le regard jeté sur le pouvoir est pluriel, la compréhension aussi variée qu’il y a d’individus. Malgré cette pluralité, il apparaît intéressant de mettre en relief deux grands axes particulièrement féconds pour une meilleure compréhension des enjeux de notre époque, qui se réclame de l’idéal démocratique : le pouvoir comme domination et le pouvoir comme puissance.

«Il apparaît intéressant de mettre en relief deux grands axes particulièrement féconds pour une meilleure compréhension des enjeux de notre époque, qui se réclame de l’idéal démocratique : le pouvoir comme domination et le pouvoir comme puissance.»

Le pouvoir comme domination

Le pouvoir comme domination est la conception qui historiquement gouverne l’histoire humaine. Le prince qui défend son territoire, le roi qui assujettit ses sujets, le père qui exerce son autorité sur sa famille, le tyran qui terrorise son peuple, le haut gradé qui participe au régime de soumission des soldats, le religieux qui s’appuie sur la peur pour mieux asseoir sa supériorité, ou encore le savant qui garde dans l’ignorance l’illettré, voilà des figures bien connues qui contribuent à consacrer cette première conception du pouvoir. Ici, le pouvoir est objet de contrainte, il y a ceux qui possèdent et les autres, essentiellement la majorité, qui sont matériellement et moralement sous leur joug.

L’époque moderne, qui naît véritablement à l’époque des Lumières pour ce qui est de l’esprit et avec les révolutions américaine et française en ce qui concerne son déploiement empirique, sera témoin de la réactivation d’une autre conception, qui allie le pouvoir à la puissance. Une telle conception a déjà existé sous différentes formes, dans l’Athènes de Périclès, dans la Rome républicaine si chère à Cicéron, ainsi que dans certaines cités de la péninsule italienne. Cette alliance entre pouvoir et puissance ne doit pas être comprise de manière monolithique : tout comme le pouvoir-domination, elle s’est exprimée à travers les âges sous différentes formes et en multiples déclinaisons.

Le pouvoir comme puissance

Si les images du pouvoir-domination sont pour nous l’expression prédominante du politique, le pouvoir-puissance n’en est pas moins une constituante fondamentale de nos sociétés. Cette forme de pouvoir repose sur la puissance de l’agir en commun, sur la puissance collective, celle qui émane de la réunion d’individus décidés à entreprendre collectivement des actions et mener à bien des projets. Le citoyen membre d’une nation représente très certainement le modèle par excellence à l’époque moderne. À celui-ci vient s’ajouter la femme suffragette ou encore le militant écologiste. Les figures sont nombreuses, elles rendent compte d’individus émancipés ou en voie de l’être, de citoyens résolus à s’affranchir de la domination traditionnelle.

Il est convenu qu’il s’agit d’abord de figures : dans l’espace politique concret, les frontières ne sont pas toujours aussi claires. Il est plutôt rare d’être mis devant des alternatives radicales : celui qui entreprend de s’émanciper demeure dominé à certains égards. Il n’empêche que l’une des trames de fond de la modernité est celle de l’émancipation, collective aussi bien qu’individuelle. Nous nous concentrerons sur son déploiement collectif. Rappelons que jamais l’émancipation n’aura été complète, le projet n’a pas été mené à son terme, loin de là. Beaucoup demeure à faire et, de manière grandissante, nous avons également l’impression que nous régressons. Enfin, on peut légitimement s’interroger sur les capacités, les désirs et l’ardeur que l’être humain est prêt à consentir pour cultiver cet affranchissement et cette émancipation.

«Cette forme de pouvoir repose sur la puissance de l’agir en commun, sur la puissance collective, celle qui émane de la réunion d’individus décidés à entreprendre collectivement des actions et mener à bien des projets.»

L’une des grandes promesses de la modernité qui sont rattachées au pouvoir entendu comme puissance est celle — sous la forme de la démocratie représentative, de la délégation partielle — d’agir de concert. Il s’agit d’un élément majeur de légitimation pour le Léviathan moderne. Le pouvoir comme forme de domination continue d’exister, mais il est contraint par la puissance de la communauté des citoyens, de la nouvelle figure ultime de la souveraineté, le peuple. Celui-ci est pluriel, son expression est, par nature, peu harmonieuse, voire cacophonique, souvent remplie de désaccords et de dissonances — c’est néanmoins en lui que réside la légitimité des orientations politiques. C’est ainsi que la nation s’érigera contre la monarchie de droit divin, que la classe ouvrière majoritaire et dominée luttera contre la classe bourgeoise dominante et minoritaire, que les femmes s’émanciperont de la tutelle masculine et que les minorités culturelles brimées s’affranchiront en partie d’un modèle culturel imposé. Dans tous ces cas, l’idée d’émancipation est à l’oeuvre.

L’heure est au retour du pouvoir-domination

La relation au pouvoir comme puissance est complexe. La puissance collective légitime l’édifice politique et c’est d’elle également que l’on se réclame afin d’agir. Cela n’empêche pas qu’entre le discours officiel et la réalité il y a un fossé. Or, celui-ci ne cesse de se creuser. Après une période presque continue d’expansion relative du pouvoir-puissance, il tend actuellement à perdre en splendeur et en attrait. L’heure est au retour de la domination. La puissance collective des différentes parties constituantes du peuple cède autrement dit la place aux désirs de domination d’un petit nombre de puissants, à une oligarchie.

Certes, certains privilégiés ont de tout temps cherché à accaparer tout le pouvoir afin de mieux régner sur leurs semblables. L’époque moderne ne fait pas exception à cet égard. Ce qui la caractérise, en revanche, c’est la dynamique favorable au pouvoir-puissance dont le suffrage universel et le déploiement de l’État providence sont des illustrations éloquentes. Je laisserai de côté les raisons qui expliquent cette dynamique pour me concentrer sur les effets délétères du retournement actuel en faveur du pouvoir-domination.

Bien qu’il n’ait jamais cessé d’exister tout au long de l’âge moderne, le pouvoir-domination connaît en effet un renouveau, un regain substantiel. Pourquoi?

Émettons quelques hypothèses. Il est vrai que l’idée de l’autonomie et l’émancipation collectives développée en Occident semble pâlir à certains égards devant les rugissants pays asiatiques qui connaissent depuis plusieurs décennies de spectaculaires taux de croissance économique. Ils viennent nous rappeler, à l’ère de la consommation et du bonheur mercantile éphémère, qu’il n’est point besoin d’être une démocratie pour prospérer. Cela était déjà connu, mais l’exemple chinois constitue un rappel de premier ordre pour nos contemporains. Les tergiversations démocratiques, les délais et les hésitations que ce régime favorise apparaissent ainsi pour d’aucuns comme une tare. Dans l’esprit du temps, ce sont les tigres asiatiques et non les vieilles démocraties européennes qui ont la faveur. Les promesses d’épanouissement, économique s’entend, fleurissent là où on ne se pose pas de questions, là où on agit, là où les directives économiques sont des diktats et non là où on proteste et où on privilégie la liberté de parole.

Bref, aux longues discussions, aux médiations complexes et aux compromis difficiles de la démocratie, le modèle de plus en plus prisé dans l’imaginaire collectif — nourri par des médias de masse peu enclins à une compréhension en profondeur des enjeux — est celui des percées exceptionnelles de certaines économies où droits de la personne, libertés et projets collectifs émancipateurs (d’un autre ordre qu’économique) sont quasi inexistants. De toute façon à quoi bon de telles choses quand les taux de croissance sont si impressionnants? Le refaçonnement de l’espace économique mondial permet de nous rappeler ce que nous savions déjà, que le système capitaliste peut très bien faire sans la démocratie, qu’il n’apporte pas la démocratie. Ajoutons que la démocratie est née à une époque où le système capitaliste n’existait pas; elle peut donc, elle aussi, très bien faire sans lui. Il n’y a ainsi aucun déterminisme historique entre démocratie et capitalisme. Ceux qui y ont cru en Occident ont été victimes d’ethnocentrisme, auquel venait se superposer un présentisme à courte vue.

«Le refaçonnement de l’espace économique mondial permet de nous rappeler ce que nous savions déjà, que le système capitaliste peut très bien faire sans la démocratie, qu’il n’apporte pas la démocratie.»

Le désintérêt ou encore la perte d’espoir dans la puissance collective ne reposent probablement pas uniquement sur ce refaçonnement de l’espace économique mondial, même-si celui-ci en est très certainement un accélérateur important. Mais il existe également des raisons internes au désinvestissement massif. Les politiques de droite appliquées par des gouvernements se réclamant de la gauche1, les pratiques peu solidaires adoptées par de nombreux syndicats envers leurs plus jeunes membres2 et leur repli sur la protection des acquis, ainsi que — et peut-être surtout — la limite manifeste de l’engagement de l’« homme ordinaire » dans des projets trop exigeants au nom d’un idéal d’autonomie et d’émancipation constituent autant d’éléments qui ont concouru à l’atrophie de ce qui était la puissance collective.

Tous ces facteurs qui ont mené à la situation actuelle mériteraient bien sûr une lecture approfondie. Je me limiterai pourtant ici à souligner les effets néfastes du résultat, dont les conséquences concrètes sur le fonctionnement de nos sociétés sont très perceptibles. On constate que la sphère financière ne cesse d’accumuler de nouveaux privilèges en cette époque de dérégulation et d’abolition des frontières nationales. La course effrénée en faveur du libre marché préside à la subordination de l’économie réelle au profit des nouveaux maîtres du capitalisme financier et à la multiplication des désastres écologiques. La crise qui dure depuis 2008, sans parler de toutes les bulles financières qui sont advenues et qui continueront à se produire, engendre plus d’inégalités et d’injustices sociales. Le pouvoir des nouveaux dominants met à mal les espoirs de correction des déséquilibres et de l’avènement d’un respect réel pour notre planète. La simple préservation des acquis sociaux apparaît impossible, on cherche à « limiter la casse » sans même y parvenir.

Dans des sociétés mêmes où la dérégulation financière domine désormais, cela n’est pas non plus sans conséquence. Les États arrivant mal à percevoir des revenus et à réguler la sphère économique et financière, leur capacité à maintenir un filet de sécurité sociale diminue et celle à protéger l’environnement relève de la farce. Évidemment, ce renversement de la dynamique ne signifie pas que les États n’ont plus aucune marge de manoeuvre, du moins pour l’instant. Mais en imposant toujours moins les entreprises, en proposant toujours davantage d’échappatoires fiscales aux plus nantis et en faisant de la compétitivité des travailleurs une règle d’or3, les États, et pour être plus précis les élites à la tête de nos gouvernements, président à la neutralisation du pouvoir comme puissance du grand nombre, le peuple. Le pouvoir comme domination d’une minorité s’affirme à nouveau depuis quelques décennies déjà, à l’encontre de la puissance collective.

Un appauvrissement de la vie de l'esprit

Force est de constater la réussite à plusieurs égards de ce retour du pouvoir de domination. Il préside à la destruction des politiques progressistes mises en place depuis la grande dépression de 1929, et affermies de manière continue et soutenue depuis la fin de la deuxième guerre mondiale par ce que l’on a appelé la social-démocratie. Mais il est un autre mal moins perceptible et moins concret qui n’en est pas moins dangereux. La réaffirmation du pouvoir de domination d’une oligarchie entraîne un appauvrissement de l’intelligence collective, un aveuglement du regard que nous portons sur nousmêmes. Leurs effets se font sentir dans l’imaginaire social, dans les représentations que se font (ou sont désormais incapables de se faire) nos contemporains. Ils sont en cela beaucoup moins concrets, mais leurs conséquences n’en sont pas moins réelles et insidieuses pour le devenir collectif.

À grands traits, je dirais que cet appauvrissement de la vie de l’esprit est particulièrement marqué dans trois domaines de notre vie : les médias de masse, le domaine de l’éducation et le milieu universitaire. Les premiers sont de moins en moins critiques, préférant se concentrer sur des thèmes légers (voyages, nouvelles tendances sociales, décoration, jardinage, cuisine, etc.) plutôt que sur les enquêtes et sur des sujets collectifs significatifs (programmes des partis politiques, enjeux derrière des nouvelles pratiques, etc.). Il s’agit de plaire àun public consommateur, de satisfaire la clientèle. On « informera » certes, mais dans les brèves, à travers des détails qui ne permettent pas la mise en perspective. On s’intéressera ainsi aux conflits de personnalités sur la scène politique plutôt qu’aux programmes des partis, au mariage de vedettes plutôt qu’à l’industrie de la culture, aux faits divers sanglants plutôt qu’aux conflits sociaux.

«On "informera" certes, mais dans les brèves, à travers des détails qui ne permettent pas la mise en perspective.»

À ce portrait déjà désolant, on se doit d’ajouter le culte de l’immédiateté, désormais raison d’être des médias électroniques. On assiste, pour reprendre Borges, à une boulimie du présent au détriment de la compréhension en profondeur. Enfin, comment ne pas mentionner à quel point les médias, aussi bien électroniques qu’écrits, sont devenus des véhicules publicitaires et qu’ils n’ont d’autre choix que se soumettre aux lois de la société du spectacle et à la pensée fragmentée. Les médias de masse contemporains doivent rapporter, et pour ce faire ils ne peuvent se payer le luxe de mécontenter ceux qui les font vivre. On pensait que grâce aux nouvelles technologies et à la multiplication des plateformes on améliorerait la qualité de l’information, mais c’est pourtant le contraire qui se produit. Par la dictature de l’immédiateté et la recherche de publicitaires, on contribue à la régression de la puissance publique.

Forme-t-on plus que l'on éduque?

Le même phénomène a lieu dans le domaine de l’éducation. Le procédé est différent, mais le résultat essentiellement le même. L’éducation doit aujourd’hui être rentable à la fois pour la société et pour l’individu. On formera donc davantage qu’on n’éduquera. Comment? On devra justifier tout ce qu’on apprend aux étudiants. On devra expliquer et démontrer l’intérêt de ce qu’ils apprennent. On laissera donc de côté la pensée réflexive au profit de l’acquisition de connaissances immédiatement utilisables : ce n’est plus l’entreprise qui forme son personnel, mais l’école.

Bien sûr, la situation n’a pas changé du tout au tout. La philosophie et la littérature ancienne sont encore enseignées, la science politique et l’histoire de l’art également. Il n’empêche que les visées de l’éducation se modifient tranquillement. La demande pour l’acquisition d’aptitudes pratiques se fait insistante, même dans les disciplines qui historiquement étaient perçues comme relevant du domaine de l’esprit (nos anciennes humanités). À une époque où la possibilité de trouver un travail décent devient de plus en plus difficile, ce sont les étudiants eux-mêmes qui demandent une utilité accrue de leurs études, ce qui est perceptible dans le déplacement des inscriptions dans les collèges et les universités : les formations « concrètes » ont la cote, tandis que lentement s’effrite le pouvoir d’attraction des autres disciplines. Peut-on blâmer les étudiants? À court terme, cela est tout à fait compréhensible. À long terme, les termes de l’interrogation changent, la question n’a plus tout à fait la même pertinence. Ce n’est pas que ces demandes soient incompréhensibles, mais plutôt qu’elles affaiblissent la formation d’esprits libres et critiques. Il serait exagéré d’affirmer que nous passons d’un extrême à l’autre, nous assistons plutôt à un affaiblissement de nos capacités collectives à assurer la formation d’individus à l’esprit autonome et au regard aiguisé.

«Nous assistons à un affaiblissement de nos capacités collectives à assurer la formation d’individus à l’esprit autonome et au regard aiguisé.»

Menaces sur l'université

Enfin, il y a nos universités. Ne sont-elles pas déjà comprises dans l’éducation? Elles en font partie quand elles transmettent le patrimoine de connaissances et de pensées de notre civilisation à leurs étudiants. Mais elles relèvent d’une autre logique en ce qui a trait à la recherche. Plutôt que de transmission, il s’agit ici de production. Or, c’est l’indigence. Il ne faut pas se laisser leurrer, le rythme de production industrielle qui marque les publications universitaires est fondamentalement un indice de la piètre qualité de ce qu’elles produisent en série4. Il demeure bien des parcelles ici et là de résistance, mais ce qui prévaut relève essentiellement de la vacuité intellectuelle.

Loin d’être le dernier rempart d’une civilisation sur le déclin, l’université a accepté de contribuer au renoncement à la vie de l’esprit critique : il y a désintellectualisation accélérée de l’époque5. Afin qu’un projet de recherche soit considéré, dans ce présumé haut lieu du savoir, il devra être financé, qu’importe que ce soit par une subvention publique ou par l’industrie privée. Un professeur peut certes par lui-même de manière indépendante produire une recherche, mais son indépendance, sa liberté, fera perdre en crédibilité. Celui qui ne met pas la main sur de généreuses subventions sera marginalisé par l’institution et par ses collègues. Pour qui connaît aujourd’hui le milieu universitaire, le diktat de la rentabilité fonctionne très bien, c’est avec enthousiasme que les universitaires — en très grand nombre — obéissent aux nouvelles règles marchandes, d’où la double course au financement et à la publication.

«Il y a désintellectualisation accélérée de l’époque.»

Un professeur estimé, celui qui est reconnu, sera celui qui gère plusieurs fonds de recherche, celui qui publie sans cesse. Évidemment, tout cela n’est qu’un leurre. Celui qui n’a de cesse de gérer des demandes de subventions devient un petit gestionnaire, un bureaucrate en puissance qui est loin d’avoir le temps pour développer et enrichir une pensée critique. Celui qui publie énormément (généralement il est également très bien financé, donc occupé à des tâches de gestion) n’a tout simplement pas le temps pour penser et réfléchir. Il existe donc des « trucs », on banalise des formes de tricherie. Premièrement, on fait dans l’hyperspécialisation, cela est beaucoup moins exigeant intellectuellement : on passera des années à « creuser son trou », ce qui a pour conséquence qu’il n’est nullement nécessaire de s’intéresser à autre chose. L’époque du professeur universitaire de vaste culture est depuis longtemps révolue. Deuxièmement, le travail en réseaux avec des chercheurs associés et une main-d’oeuvre étudiante servile permet les redites à l’infini : on ira de colloque en colloque ressasser les mêmes choses et les recherches à bas prix fournies par les étudiants serviront à actualiser ici et là les exemples. Ne reste plus alors qu’à proposer des séries de « variations » sur un même thème. On gère ainsi la redite qui permet de doper le nombre de conférences et de publications. Bref, ce n’est pas ainsi que nous pourrons posséder un regard incisif sur la direction prise par nos sociétés.

Le pouvoir d'agir de concert

Au-delà de l’université, de l’éducation et des médias de masse, de manière plus vaste, nous assistons à l’incapacité de nous rendre compte de ce qui nous arrive. La perte d’intelligence collective constitue une réelle pathologie sociale dont les effets ne sont pas à sous-estimer. Se profilent à l’horizon un renoncement à l’autonomie collective et un oubli des avantages du pouvoir d’agir de concert. On voudrait nous faire croire que, de toute façon, dans une société aussi complexe que la nôtre, dominée par l’hyperspécialisation et le besoin de =rendement, il est inutile d’espérer une compréhension d’ensemble du monde, encore moins de chercher à contrôler le flot des évènements. D’où le sentiment de déresponsabilisation collective face aux autres et à l’avenir, d’où les replis égoïstes qui dépassent le stade du simple individualisme, d’où, enfin, la nouvelle acceptabilité de l’idée de laisser à quelques-uns la gestion des affaires courantes. Le pouvoir comme forme de domination se trouve réhabilité à travers le renoncement à une vie de l’esprit digne de ce nom.

Il importe pourtant de se ressaisir, il y a une urgence à acquérir l’intelligence de notre situation, comprendre où nous en sommes, préciser les fins qu’il nous importe de poursuivre. La période est propice à de nouvelles pathologies sociales, car elle préside à la dépossession. Soit nous réinvestissons le pouvoir comme puissance collective, soit la domination oligarchique continuera à étendre ses prérogatives. Chose certaine, il faut avoir à l’esprit que la monopolisation du pouvoir ne constitue pas une dépolitisation, mais une nouvelle forme de politisation. La dépossession est en réalité hautement politique. Il est légitime de chercher à renverser cette conception spécifique de la politique pour en imposer une autre où le pouvoir de la puissance reprend ses droits et son dynamisme.

«Il est légitime de chercher à renverser cette conception spécifique de la politique pour en imposer une autre où le pouvoir de la puissance reprend ses droits et son dynamisme.»

Notes :

  • 1. On consultera à ce sujet l’excellent article du linguiste italien Raffæle Simone, « Pourquoi l’Occident ne va pas à gauche », Le Débat, septembre-octobre 2009, p. 4-17.
  • 2. On n’a ici qu’à penser à l’avènement des clauses dites orphelins, une mesure rétrograde qui n’a pas été le fait du patronat, mais bien des organisations syndicales elles-mêmes.
  • 3. Rappelons à ce sujet que la productivité d’un travailleur ne repose pas essentiellement sur sa bonne volonté à « bien travailler », mais d’abord et avant tout sur ce qu’il coûte à l’entreprise. Celleci préférera donc des employés sans fonds de pension, sans avantages sociaux, dans un pays où les impôts sont inexistants ou presque et où il n’existe pas de régulation. Par exemple, il vaut mieux s’installer là où il n’y a aucune protection contre les accidents des travailleurs, qui ne se blessent que là où l’entreprise doit contribuer à une assurance accident. Voilà ce que signifie la compétitivité des travailleurs, un nivellement par le bas généralisé.
  • 4. On ne saurait trop recommander à ce sujet la lecture de l’ouvrage révélateur de Lindsay Waters qui fut pendant des années éditrice dans le secteur des sciences humaines et sociales pour les presses universitaires de Harvard : L’éclipse du savoir, Paris, Allia, 2008.5. On lira avec profit l’article de Normand Baillargeon, « Refonder l’université », À babord!, no 26, octobre-novembre 2008.

  • Jean-François Lessard
    Cégep André-Laurendeau et UQÀM

    Jean-François Lessard est professeur de philosophie au Cégep André-Laurendeau et chargé de cours en science politique à l’Université du Québec à Montréal.

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