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Jean-Claude Simard, UQAR - Université du Québec à Rimouski
Selon le sociologue Terry Shinn, le développement industriel d'un pays dépend de la nature de son système éducatif, mais aussi de ses capacités en science fondamentale comme de ses travaux pointus en technologie, sans oublier la conjonction réussie de ces trois facteurs.

En 2003 paraissait, sous la direction de Mary Joe Nye, professeure d’humanités et d’histoire à l’Université d’État de l’Oregon, le tome 5 de la monumentale histoire des sciences en huit volumes de l’Université de Cambridge. Intitulé The Modern Physical and Mathematical Sciences, l'ouvrage couvre une période de deux cents ans, courant du début du 19e siècle à la fin du 20e. Plusieurs de ses trente-trois chapitres sont remarquables. Aujourd’hui, j’aimerais m’arrêter sur le septième, rédigé par Terry Shinn, sociologue des sciences et directeur de recherche au GEMASS, le Groupe d'études des méthodes de l'analyse sociologique de la Sorbonne.

Dans ce chapitre, intitulé « The Industry, Research, and Education Nexus », ce spécialiste de l’organisation du travail scientifique se penche entre autres sur les modalités du développement industriel dans quatre pays avancés : la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni et les États-Unis. Son hypothèse de travail est simple : selon lui, le développement industriel d’un pays dépend évidemment de la nature et des orientations de son système éducatif, mais aussi de ses capacités en science fondamentale comme de ses travaux pointus en technologie, sans oublier la conjonction réussie de ces trois facteurs. C’est ce qu’il tente de montrer en étudiant l’évolution de ces quatre nations depuis un siècle et demi. 

Le modèle hétérogène des Allemands : Wissen und Kapital

Shinn analyse d’abord le cas de l’Allemagne, le premier pays occidental à prendre conscience de ce qu’il appelle le phénomène de capitalisation des connaissances, c’est-à-dire le fait que la connaissance méthodique (et donc aussi son enseignement) constitue une composante essentielle du développement industriel  moderne. Elle s’ajoute ainsi au travail comme source d’investissement, de profit et de rentabilité. Pour appliquer cette capitalisation dans les domaines de pointe, entre autres en génie chimique, en génie électrique, en optique ou en mécanique, l’Allemagne de la deuxième moitié du 19e siècle développa, concurremment aux universités traditionnelles, des écoles de technologie supérieure, les Technische Hochschulen.

Cette nouvelle donne constituait certes une mise en cause de l’idéal éducatif classique, la fameuse bildung, mais rapidement, cette filière inédite permit d’accélérer le développement industriel et, ce faisant, devint une voie alternative vers la reconnaissance académique et sociale. Aujourd’hui encore, c’est dans ce vivier que les firmes importantes recrutent la majorité de leurs ingénieurs, comme le font par exemple Volkswagen, Mercedes-Benz, BMW ou Porsche pour le domaine de l’automobile.

Les firmes allemandes ont favorisé une intensive recherche intra muros, tout en puisant dans les écoles de technologie supérieure et en bénéficiant des apports de la recherche universitaire.

Enfin, Shinn rappelle que, consciente de l’importance capitale de la connaissance, l’Allemagne promut également, dès la seconde moitié du 19e siècle, la recherche dans le champ pharmaceutique et en chimie agricole, ce qui permit à des compagnies comme Bayer de devenir des leaders mondiaux dans leur domaine. Comme la plupart des firmes allemandes ont toujours favorisé une intensive recherche intra muros, tout en puisant dans les écoles de technologie supérieure et en bénéficiant des apports externes de la recherche universitaire, il appelle ce modèle efficace le paradigme de l’hétérogénéité.

Le modèle homogène des Français : connaissances et État

Notre auteur aborde ensuite le cas français, qui lui semble au contraire l’exemple-type de l’homogénéité. En matière d’études avancées en science et en technologie, écrit-il, le système français « est sans aucun doute le plus segmenté, le plus stratifié et le plus hiérarchisé de toutes les nations économiquement avancées. »

En effet, on note la présence de quatre types d’écoles, étanches et entre lesquelles la communication et l’hybridation ont toujours été malaisées. D’abord les grandes écoles traditionnelles, fondées à la fin du 18e siècle, comme l’École des Ponts-et-Chaussées, l’École des Mines ou l’École Polytechnique. Depuis leurs débuts, leur objectif a été de défendre les intérêts de l’État français. Ainsi, c’est tout récemment seulement que l’École Polytechnique a commencé à favoriser la recherche dans des domaines de pointe comme la mécanique ou l’électricité.

Le deuxième palier est représenté par ce qu’on appelle les grandes écoles intermédiaires, comme l’École des Arts et Métiers. Établies par Napoléon pour les orphelins ou les fils de soldat, elles supposaient une éducation plus brève et centrée sur les besoins pratiques : travail du bois, du métal, plomberie, etc. Depuis, elles recrutent plutôt parmi les membres de la classe moyenne, mais leur contribution demeure limitée, car ayant toujours séparé ingénierie et science, elles n’ont jamais favorisé la recherche supérieure.

La troisième catégorie était formée des instituts de science appliquée, nés entre 1875 et 1900, sous la Troisième République. Ils se spécialisaient dans des domaines très variés, allant de la fabrication de la bière et du vin à la photographie, voire à la chimie organique ou à l’électromécanique. Malheureusement, ces instituts ont périclité entre les deux grandes guerres. Aujourd’hui, ils ont été remplacés par des Instituts nationaux nés après la Deuxième Guerre mondiale, les INSA, d’ailleurs peu nombreux.

Enfin, on note la présence de nouvelles grandes écoles, nées avant la Première Guerre mondiale, telles l’École Supérieure de Physique et de Chimie ou l’École Supérieure d’Aéronautique. Marquées par de grandes figures telles les Curie, elles se sont illustrées dans la recherche avancée d’après-guerre, qu’il s’agisse de la mécanique des fluides, de l’électronique ou de la chimie de synthèse. Mais c’est seulement depuis les années 1960-70 que le fossé entre science et technique a vraiment commencé à s’y résorber. Aujourd’hui, la France peut s’enorgueillir d’institutions prestigieuses comme le Centre National de la Recherche Scientifique ou l’Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale, mais ses diverses écoles ne communiquant guère, la recherche appliquée y demeure encore marginale.

Le modèle indéterminé des Britanniques : sciences or technics

Qu’en est-il du troisième pays retenu par Shinn, le Royaume-Uni? Il croit que, parmi les quatre nations considérées, c’est le cas le plus difficile à analyser; aussi parle-t-il d’un exemple typique de sous-détermination. Qu’est-ce à dire? 

Avant le 20e siècle, seules neuf écoles publiques, celles analysées par la célèbre Commission Clarendon (1861-64), pouvaient donner accès à Cambridge et Oxford, les deux grandes universités nationales : Eton College, Winchester College, Westminster School, etc. Pour que soit modifié ce système élitiste, il fallut d’abord fonder de nouvelles universités plus accessibles (University College London en 1836, les universités de Birmingham, Bristol et Leeds dans les années 1880-90, etc.), et surtout attendre le début du siècle suivant, alors que le pays établissait la scolarité obligatoire.

Dans ces circonstances, comment donc l’Angleterre a-t-elle pu s’assurer une mainmise industrielle parmi les nations avancées du 19e siècle? Grâce aux fameux Instituts de mécanique, nés dans la foulée de la Première Révolution industrielle, dont celui de Manchester est demeuré le prototype. Avec un effectif étudiant issu principalement des classes populaires, dont une grande partie ne complétait d’ailleurs pas le curriculum entier, on y formait surtout des techniciens. Le divorce avec les universités était donc à peu près complet. Entre ces deux extrémités du spectre, la situation était assez confuse, et, pour l’illustrer, Shinn prend l’exemple de la chimie industrielle, qui a toujours été écartelée entre la recherche pure et appliquée. Aujourd’hui, malgré de nombreux efforts pour établir des maillages solides entre industrie, éducation et recherche, la situation laisse encore à désirer.

Le modèle polymorphe des Américains : basic and applied research

Parmi les nations industrialisées modernes, c’est sans doute le cas américain, le modèle polymorphe selon Shinn, qui est le plus intéressant. Tout d’abord, il rappelle que ce fut, après l’Allemagne, le deuxième pays à mettre méthodiquement en œuvre, et ce dès la fin du 19e siècle, la capitalisation des connaissances.

Shinn identifie ensuite plusieurs facteurs pouvant expliquer leur exceptionnelle réussite, mais l’un d’eux retient particulièrement l’attention : les États-Unis ont toujours cherché un équilibre entre recherche fondamentale, science appliquée et génie.

L’un des exemples patents de cette tendance s’est incarné dans la capacité des grandes compagnies américaines du début du 20e siècle à intégrer la recherche à leurs objectifs. C’est ainsi que General Electric (1900), Westinghouse (1903), General Motors (1911), AT&T (1913), Bell Telephone (1913) et bien d’autres par la suite, ont mis en place des laboratoires de recherche performants et efficaces. Ce phénomène, qu’on a appelé la recherche corporative, n’a plus jamais cessé depuis, comme le montrent les exemples contemporains d’Apple et de Microsoft.

C’est leur fameux  pragmatisme qui permit aux universités américaines de s’orienter volontairement vers la recherche appliquée, mais sans négliger pour autant les capacités en recherche fondamentale.

Évidemment, comme en Allemagne, cette tendance lourde mit rapidement en cause l’idéal éducatif antérieur, celui des arts libéraux incarné entre autres par Harvard, et donna très tôt naissance à des institutions nouvelles, comme le célèbre Massachussetts Institute of Technology ou le Département de génie de Yale (1862). C’est leur fameux  pragmatisme qui permit aux universités américaines de s’orienter volontairement vers la recherche appliquée, mais sans négliger pour autant les capacités en recherche fondamentale, ce dont témoigne à l’envie la pléthore de prix Nobel mérités par les scientifiques de ce pays durant le dernier siècle. Ainsi, malgré son exceptionnelle importance, la recherche corporative n’y a jamais pris entièrement le pas sur les autres types de recherche, ce qui explique en grande partie les remarquables succès industriels et scientifiques de cette ancienne colonie britannique.

La force et l’oubli de Shinn

L’analyse de Schinn est, on le voit, aussi pénétrante qu’éclairante. Évidemment, en quelque vingt pages, même bien tassées, on peut difficilement apporter toutes les nuances nécessaires à un sujet aussi vaste et complexe. Ainsi, je crois qu’il sous-estime généralement le rôle des gouvernements dans le triangle industrie-éducation-recherche, ce qui est particulièrement évident dans le cas américain, où l’avènement de la Big Science — songeons au projet Manhattan, à l’astronautique et à combien d’autres cas — eût été impossible sans lui. Mais cela ne diminue nullement la valeur de ce riche essai, qui fourmille de références utiles et ouvre en outre nombre de pistes permettant de poursuivre et approfondir ce passionnant sujet. On ne peut guère demander davantage à un simple chapitre de volume.


  • Jean-Claude Simard
    UQAR - Université du Québec à Rimouski

    Jean-Claude Simard a longtemps enseigné la philosophie au Collège de Rimouski, et il continue d’enseigner l’histoire des sciences et des techniques à l’Université du Québec à Rimouski. Il croit que la culture scientifique a maintenant conquis ses lettres de noblesse et que, tant pour le grand public que pour le scientifique ou le philosophe, elle est devenue tout simplement incontournable dans le monde actuel.

     

    Note de la rédaction :
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