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Jean-Claude Simard, UQAR - Université du Québec à Rimouski
La vision spontanée des rapports entre science et technique considère la seconde comme une simple application de la première. Autrement dit, lorsqu’on a fait une découverte, confirmée par l’expérience, et que le processus a donné lieu à l’énoncé d’une loi, on peut se mettre en quête d’applications potentielles, un travail qui revient au technologue ou à l’ingénieur, plus rarement au scientifique lui-même.

Certes pas fausse, cette vision ne reflète cependant que très partiellement la réalité. Tout d’abord, dans l’histoire humaine, la technique (qu’il faut éviter d’assimiler trop rapidement à la technologie) a précédé la science, et de très loin. Pensons au feu, déjà maîtrisé par Homo erectus, il y a plus de 400 000 ans, ou encore aux premiers galets taillés, par définition aussi anciens que l’humanité elle-même, puisqu’ils indiquent l’apparition du genre homo.

Pourtant, ce qu’on appelle la science, c’est-à-dire l’identification méthodique des causes naturelles couplée à une capacité de démonstration rigoureuse, constitue en fait une activité fort récente, du moins à l’échelle de l’histoire humaine, car elle remonte à peine à la Grèce du VIe siècle avant J.-C.

Une source plausible

D’où provient alors notre vision spontanée? Sans doute s’appuie-t-elle sur les nombreux cas où un domaine scientifique novateur donne naissance, en effet, à des applications plus ou moins complexes.

Prenons un exemple particulièrement frappant : les télécommunications modernes – télégraphie sans fil, radio ou télévision – constituent une simple application du spectre électromagnétique théorisé par Maxwell (1864) et démontré par Hertz (1887). Pourtant, lorsqu’on demanda à ce dernier s’il croyait que ces nouvelles « ondes hertziennes » pourraient générer un jour des applications, il répondit, le plus naturellement du  monde : « Je n’en vois aucune »...

Si l’on désire un cas plus étonnant encore, songeons à la mécanique quantique. Au moment où l’on découvrait l’étrange comportement de la matière au niveau subatomique, qui eût parié un sou noir sur des applications futures? Pourtant, sans son éclairage particulier, le laser, le microscope à effet tunnel et la supraconductivité n’auraient jamais vu le jour.

Cela dit, malgré le caractère remarquable de ces découvertes, le champ des possibilités ainsi conçues est plutôt réduit. En effet, même si la science a contribué à l’avancement de l’armement au XXe siècle, on ne voit guère comment elle pourrait expliquer l’apparition des premières armes, elles aussi contemporaines de l’humanité préhistorique. Aussi faut-il sans doute, quand il est question d’applications techniques directes, évoquer d’abord et avant tout le domaine mécanique, c'est-à-dire les techniques qui permettent de réaliser un travail en produisant, transformant ou transmettant un mouvement.    

Coévolution de la connaissance et de l’instrument

Penchons-nous à présent sur une question plus subtile : les instruments de mesure et d’observation. Ils servent directement au progrès scientifique, soit. Chaque branche importante de la science dispose de son instrument de prédilection, qui en a favorisé l’avancement : le télescope en astronomie, le microscope en biologie, la balance en chimie, ainsi de suite.

En physique, cependant, comme dans d'autres domaines plus développés, la situation s’avère plus complexe parce qu’il s’agit sans doute de la branche scientifique qui, pendant des siècles, a connu les ramifications à la fois les plus nombreuses et les plus importantes. Elle aura par conséquent engendré de nombreux instruments selon la grandeur à mesurer : distance, vitesse, température, force, énergie, etc.

On assiste à une sorte de dialectique, une forme de coévolution de la connaissance scientifique et du développement instrumental.

Cela dit, la conception des divers secteurs scientifiques a précédé l’apparition de leurs instruments respectifs. Ainsi, la biologie, née avec Aristote, n’a pas attendu le microscope pour se constituer et prendre son envol. Mais comme cet instrument l’a fait progresser plus rapidement, et qu’on crée régulièrement de nouveaux types de microscope selon les besoins, on assiste à une sorte de dialectique, une forme de coévolution de la connaissance scientifique et du développement instrumental. 

De la machine à vapeur à la thermodynamique

Jusqu’à maintenant, nous avons relevé trois relations assez différentes entre science et technique : certaines précèdent de loin tout développement scientifique, d’autres en constituent des applications directes, surtout mécaniques, tandis que les dernières, les instruments de mesure et d’observation, évoluent avec la connaissance. Ces trois types de lien coexistent aujourd’hui, et rendent déjà la situation complexe.

Mais en fait, c’est un quatrième type de relation qui, en 2013, se révèle le plus fondamental. Abordons-le à partir d’un exemple historique, celui de la machine à vapeur, laquelle marque l'apparition de la première révolution industrielle. Avant l'arrivée de cette machine, la physique du XIXe siècle comptait seulement trois branches principales : la mécanique, l’électromagnétisme et l’optique. Or, on le sait, c’est en se penchant sur cette machine si nouvelle que Carnot (Réflexions sur la puissance motrice du feu, 1824) a pu signer l’acte de naissance d’un quatrième domaine, la thermodynamique, qui joua un rôle crucial dans le développement des moteurs thermiques ultérieurs (voiture, avion, etc.). Ici, c’est une technologie complexe, née sans l’apport des hommes de science, qui a drainé dans son sillage un secteur entier de la physique.

De la technique à la technologie

Je viens d’évoquer la technologie. Ce glissement sémantique, tout à fait volontaire, est nécessaire pour caractériser les appareils modernes campant sur la frontière indécise entre science et technique. « Technologie » est un mot fort ancien, remontant au XVIIe siècle. À l’époque, il dénotait un ensemble de techniques propres aux sciences, aux arts et aux métiers.

Le terme cerne bien le type d’appareils représentés par la machine à vapeur, mais il penche encore trop du côté technique. Aussi a-t-on proposé récemment un vocable et une description plus appropriés au monde contemporain. Pour terminer notre rapide survol, penchons-nous un instant sur cette nouveauté terminologique, car elle veut rendre compte d’une situation inédite, quoique de plus en plus répandue.

De la technologie à la technoscience

Né en 1946, Gilbert Hottois est un philosophe belge qui a consacré toute sa carrière à la réflexion sur la science et la technique. Au début des années 1980, profondément insatisfait de la façon dont les philosophes avaient jusqu’alors rendu compte de la technologie, il proposa le terme technoscience pour décrire l’entrelacs actuel des relations entre science et technique (Le signe et la technique, Paris, Aubier-Flammarion, 1984). L’objectif était simple : exprimer le caractère indissoluble des pôles théorique et opératoire propres aux technologies actuelles.

Les pôles théorique et opératoire propres aux technologies actuelles sont indissolubles.

J’évoquais tout à l’heure la machine à vapeur; c’est là selon moi un exemple clair de technoscience. Il est loin d’être isolé. Pensons, entre autres, à une centrale atomique. Certes, c’est en un sens une immense chaudière, destinée à générer la vapeur qui va actionner les turbines nécessaires à la production de l’électricité. Mais le principe nucléaire est si différent de celui des centrales classiques qu’on serait malvenu de réduire la centrale atomique à une simple machine à vapeur nouveau genre. En effet, les connaissances qu’elle implique sont si avancées que bien peu de pays maîtrisent aujourd’hui le savoir-faire et la technologie nécessaires à sa construction ou à son exploitation, ce qui n’est évidemment pas le cas des barrages hydroélectriques.

Et qu’en est-il des accélérateurs de particules utilisés en physique fondamentale? Tout récemment, on le sait, l’un d’eux, le LHC (Large Hadron Collider), permettait enfin d’identifier, après une traque de plusieurs années, le fameux boson de Higgs. Bien sûr, quoique totalement démesurés, il s’agit en un sens de simples instruments d’observation. Mais qui songerait à ramener une telle machine, la plus gigantesque et la plus complexe jamais réalisée par les humains, une construction de 27 km de circonférence, qui a exigé la participation de milliers de personnes et coûté au bas mot des dizaines de milliards de dollars, qui songerait, dis-je, à la ramener à un simple exploit technologique?

Comme l’a bien compris Hottois, il faut approcher les choses autrement, surtout si l’on considère l’invention peut-être la plus significative du XXe siècle, celle qui pourrait bien symboliser, aux yeux des historiens futurs, notre époque. Je fais bien sûr référence à l’ordinateur, mis au point grâce au génie de remarquables mathématiciens et ingénieurs tels Turing et von Neumann. Est-ce une invention ou une découverte? Un objet technique ou une création scientifique? Ni l’un ni l’autre, et les deux à la fois.

Conçu à l’origine pour faciliter les calculs, ce cerveau électronique est rapidement devenu l’instrument de prédilection de toutes les sciences, en plus de déborder largement le seul domaine de la connaissance. Qui plus est, il contribue, comme autrefois la machine à vapeur, à générer de nouvelles branches scientifiques. Pensons à la théorie du chaos (1963), que Lorenz n’aurait jamais pu élaborer sans la puissance de calcul de son Royal-McBee LGP-30. Tous les jours, on lui découvre d'autres champs d’application. C’est l’illustration parfaite de l’objet technoscientifique, et du mariage des genres qu’il autorise.

Absolument indissociables

Pour préciser les liens complexes que tissent aujourd’hui science et technique, nous avions évoqué trois cas d’espèce : les techniques peuvent précéder le développement scientifique, en dériver ou lui être coextensives. Or, les objets technoscientifiques actuels conjuguent ces trois schémas. Mais tant l’accélérateur de particules que l’ordinateur illustrent surtout un quatrième cas : une science et une technique absolument indissociables, et progressant main dans la main.Comme le notait Hottois, nous sommes aujourd’hui environnés par les objets technoscientifiques, de sorte que nous habitons en permanence un « milieu technique ». C’est ce qu’il appelle le technocosme. Un concept aussi novateur mériterait amplement une présentation soignée, suivie d’une brève analyse... mais ce sera pour une autre chronique.


  • Jean-Claude Simard
    UQAR - Université du Québec à Rimouski

    Jean-Claude Simard a longtemps enseigné la philosophie au Collège de Rimouski, et il continue d’enseigner l’histoire des sciences et des techniques à l’Université du Québec à Rimouski. Il croit que la culture scientifique a maintenant conquis ses lettres de noblesse et que, tant pour le grand public que pour le scientifique ou le philosophe, elle est devenue tout simplement incontournable dans le monde actuel.

     

    Note de la rédaction :
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