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Jacques Désautels, Université Laval
Malaise de constater que ceux qui ont pour tâche de définir aux plus hauts niveaux les politiques de recherche proviennent le plus souvent du sérail « scientifique ».
[NDLR : Ce texte de Jacques Désautels a été publié sous le titre « Une accoutumance à ne pas se croire singulier... » dans Interface, en septembre 19841. Jacques Desautels était alors professeur en sciences de l’éducation à l’Université Laval. Il est aujourd’hui retraité de la même institution.]

On parle aujourd'hui de recherche comme si cette appellation et ce qu'elle désigne avaient toujours existé; le terme est assez récent toutefois. Ce n'est de fait qu'avec la fin de la guerre 1914-1918 que la recherche a commencé à prendre dans les universités, son lieu naturel, une place qui devait vite devenir prépondérante : le modèle de I'université allemande au 19e siècle industriel, où elle vit le jour, s'était répandu en quelques décennies. À la place du séculaire apprentissage individuel du savoir, à la place des études savantes de professeurs, tout orientés vers une lente production intellectuelle et la formation des jeunes générations, s'installait la quête organisée du savoir qu'est la recherche, avec ses buts, ses moyens, ses règles propres. Un nouvel équilibre en devait surgir : scission plus ou moins vive entre enseignement et recherche, « marginalisation » relative des étudiants du premier cycle, nécessité pour le professeur d'être aussi chercheur selon le sens nouveau du terme, financement spécifique de la recherche par des budgets séparés ou par des contrats, liens plus forts avec les besoins de toute nature, y compris avec les industries et les gouvernements, création d'un corps de chercheurs professionnels, etc. Peu après, on assistait à la naissance et la dissémination de plus en plus large d'organisations de recherche et de laboratoires en dehors des universités qui, de ce fait, perdaient plus ou moins leurs prétentions d'être les hauts lieux du savoir, et les privilèges qui les accompagnaient.Identifiée dès sa naissance comme une activité d'élite réservée aux esprits les plus innovateurs, la recherche fut amenée très tôt à répondre aux critères d'une activité de masse : le nombre de ceux qui s'y adonnent ou veulent le faire et la demande de savoirs nouveaux sont tels que les lieux où se fait la recherche aujourd'hui ont pris I'allure d'une industrie, avec son organisation immense, son encadrement, ses règles de gestion. C'est de fait la knowledge industry, qu'a évoquée le sociologue Daniel Bell.

Selon quel modèle cette « industrie », s'est-elle formée? Comment les sciences humaines ont-elles pu y prendre leur place? Et avec quelles conséquences? La réponse à la première question est plus simple que les autres...

Le modèle omniprésent des sciences

Un simple examen des caractéristiques propres à la recherche en sciences exactes le démontre à l’évidence, il est et était de la nature même de ces sciences de s'imposer comme le modèle par excellence. La recherche y est partagée entre une collectivité organisée de savants, elle est productive et porte sur des objets dont les retombées, directes ou indirectes, contribuent concrètement au mieux-être des individus et à l'essor économique. Ésotérique ou non, elle fait toujours sérieux, et ne paraît utiliser que la méthode la plus strictement objective. Ses coûts directs se calculent et leur prise en charge se fait systématiquement par des organismes externes souvent plus intéressés aux résultats de la recherche qu'à la formation des étudiants. Enfin, ses étapes sont faciles à mesurer pour le chercheur comme pour ceux qui la subventionnent ou l'évaluent.

Tous les ingrédients d'une politique de recherche s'y rencontrent donc, virage technologique ou pas, crise économique ou pas; et c'est sur ce modèle que les États, comme les universités, se tournent le plus naturellement du monde. Les arts et la création n'y ont évidemment aucune place. Les sciences humaines et sociales, pour leur part, ne mériteront d'y figurer que si elles savent s'appuyer sur I'objectivité et la méthode « scientifique », c'est-à-dire si elles font appel à l’arsenal des instruments de mesure précis et des symboles qui sont propres aux « vraies » sciences, et donnent sa valeur à leur approche. Leurs résultats doivent aussi, de préférence, apporter une contribution utile à la société...

Il faut voir aussi que ce modèle, et les politiques qu'il engendre, d'où qu'elles proviennent, offrent à ceux qui le choisissent I'avantage de faciliter l'administration de la recherche, ce qui n'est pas négligeable pour les institutions et les organismes publics. D'où son imposition à tous les secteurs. Les structures d'encadrement et de soutien à la recherche, son organisation, sa gestion, son évaluation deviennent unanimement les mêmes dans tous les domaines du savoir, quelles que soient les caractéristiques propres aux disciplines en cause.

Veut-on un bel exemple du poids de ce modèle et des structures qu'il implique? L'évolution et le comportement du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH), ces dernières années, nous le donnent au mieux : devant les pressions gouvernementales et sous l'influence des puissants Conseils de la recherche médicale (CRM) et des sciences naturelles et génie (CRSNG), les horizons du déjà modeste Conseil de recherches en sciences humaines ont été largement rapetissés aux dimensions des recherches orientées, palpables et de surcroît rentables. Qu'on lise aussi le plan directeur de n'importe quelle université : là aussi, il n'est essentiellement question que de priorités nationales ou locales, de thèmes orientés, de stratégies, de cibles numériques, de structures d'encadrement, de projets spécifiques et limités, de laboratoires et d'équipement à monter, de subventions à aller chercher. Et un leitmotiv parcourt l'ensemble : la productivité, la rentabilité, la quête de l'appui politique avec, en toile de fond, l'obligation de faire oeuvre utile pour la société, et de contribuer à la reprise économique et à I'amélioration des conditions de vie.

Lourd programme pour les sciences humaines... Mais qui oserait reprocher aux organismes qui les subventionnent et aux universités, de s'appuyer sur les Conseils les plus forts, et de se mettre opportunément avec eux dans le sens du vent? De faire comme eux pour aller chercher auprès des gouvernements des fonds de plus en plus rares? Qui pourrait leur faire grief de profiter d’une formule qui semble avoir fait ses preuves pour essayer d'y voir clair eux-mêmes dans les choix à faire? L'abondance des savoirs et I'éclatement des disciplines, liés à l’imagination créatrice des chercheurs, forment un écheveau difficile à démêler et poussent les institutions vers des terres inconnues et parfois inquiétantes : quoi de plus naturel alors que de se tourner vers le modèle de recherche qui en permet la planification, la gestion, I'évaluation?

Malaise dans les sciences humaines

On comprend dès lors que cette hégémonie et ces orientations réductrices créent un malaise de plus en plus profond dans le milieu des sciences humaines.

Malaise de constater que ceux qui ont pour tâche de définir aux plus hauts niveaux les politiques de recherche proviennent le plus souvent du sérail « scientifique », où ils trouvent leur seul paradigme; de voir leurs interventions s'accompagner d'une ignorance parfois immense de ce qui n'est pas leur monde et d'une incapacité de comprendre ce que d'autres appellent eux aussi la recherche. Quand ce n'est pas un net mépris pour ces disciplines étranges auxquelles ils contestent à l'occasion le nom même de science.

Malaise, à chaque budget, à chaque plan, à chaque discours entendu, de se laisser magnanimement imprégner de l'idée que la présence des sciences humaines est gentiment tolérée et n'a au fond qu'un rôle décoratif.

Malaise de devoir réduire de force à des projets étroits et « subventionnables » I'étude de plusieurs années sur la musique élisabéthaine ou sur les modèles antiques de Racine; de s'obliger soi-même à sectionner son travail en lamelles amincies et mal ajustées à la matière, de la ramener à des proportions minuscules qui lui enlèvent sa signification.

Malaise d’avoir à se déclarer « chercheur » , au sens de nos collègues d'en face, plutôt qu'humaniste, d'avoir à troquer, pour le mot de recherches, le terme dynamique d'études, plus adapté à nos sphères, à la fois style de vie et manière éprouvée de former I' esprit, le sien et celui des autres.

Malaise enfin de jouer le jeu pour survivre...

Éviter l’érudition pédante

Après des siècles d'une gloire totale, les sciences humaines n'ont-elles pas manqué de belles occasions de s'adapter à un monde décidément nouveau? De fait, on sent bien qu'il y a quelque chose de changé, que rien n'est plus pareil. Que nous avons des façons de faire parfois démodées ou même surannées. Que nous sommes en train de nous remettre en cause, conscients que la sagesse n'est plus notre monopole, que nous ne sommes plus les seuls à détenir les clés de la culture. Que nous serons les Barbares de demain si nous ne savons pas intégrer à nos recherches et notre bagage de connaissances sur I'homme et sur le monde, les acquis de la science et les méthodes prodigieusement fertiles qu'elle a développées... Qu'un combat aussi s'est engagé à l'intérieur de nous-mêmes entre la réflexion studieuse inspirée du passé et le projet de recherche que commande le présent, entre I'étude établie sur plusieurs années et l'article hautement spécialisé qui rend compte du travail en cours et contente tout le monde.

Confrontation inconfortable, de laquelle n'est pas encore venu de modèle, chacun s'appliquant à réviser pour lui-même les concepts d'humanisme et de culture qu'il s’est donnés. Et à situer son travail dans le monde nouveau de la recherche, entre les études au sens traditionnel, qui sont de moins en moins valorisées, et I’explosion d'érudition à laquelle mène inévitablement, pour le meilleur et pour le pire, le modèle scientifique de la recherche. Est-il encore opportun de repenser les grandes questions qui affectent I'homme depuis toujours, d'essayer de renouveler pour notre temps la connaissance du monde et les systèmes de valeurs qu'ont échafaudés — pour nous (?) — les générations qui nous ont tracé le chemin? Comment le faire en n'ignorant pas, ou mieux, en intégrant la culture scientifique d'aujourd'hui? Le défi est de taille. Ne serait-il pas plus facile de n'en retenir que les retombées techniques et de plutôt s'attacher à confectionner des dictionnaires, des encyclopédies, des thésaurus, à compiler d'innombrables données de omni re scibili [de toutes choses qui se savent], bref à bâtir des instruments et à colliger faits et listes en vue de la recherche, sans avoir à entrer soi-même dans les territoires inconnus qui exigent de I'explorateur plus qu'une technique?

N’est-ce pas vers une telle érudition, un peu courte parfois, que l'on pousse les chercheurs en sciences humaines, et ce sur quoi on les juge? N’est-ce pas ce vers quoi les politiques de recherche et, à l’occasion la planification universitaire, mènent les humanistes pour en faire, à l’instar de leurs collègues en sciences exactes, des experts ès reallia aut minima, des chercheurs capables de montrer rapidement des résultats qui se vendent, dans tous les sens du mot, et de puiser avec honneur et gloire dans les coffres des organismes subventionnaires?

À dire vrai, le modèle ancien est ébranlé. Et mis en doute. Mais de façon générale, les scholars ont su réagir avec sagacité aux changements et ne se sont pas laissé noyer par cette mer d’érudition vers laquelle on les entraîne. À côté d’intellectuels de premier plan qui s’inscrivent à leur tour dans la lignée des grands humanistes, de professeurs prestigieux qu’on se montre du doigt avec admiration tant ils ont du souffle, s’est levée une nouvelle classe de chercheurs, de professeurs, dont les patientes recherches et l’érudition fouillée, parce qu'elles sont accolées les unes aux autres et interdépendantes, ont fini par influencer la relecture de l'homme et du  monde que veut faire à son tour notre époque. Sans renier la spécificité de leurs méthodes disciplinaires, ils ont su importer chez eux de façon volontaire celles des habitudes d'en face qui ont fait leurs preuves, tels le travail d’équipe, l’intégration des jeunes étudiants-chercheurs, le laboratoire ou le centre de recherche comme lieu de rassemblement. D'avance, ils savaient que le prix à payer risquait d'être lourd : des habitudes séculaires à changer, un horizon à inventer, des certitudes à réviser. Mais le savoir étant devenu aussi vaste, les disciplines, atomisées, il est tout à leur honneur d'avoir été capables de réinterpréter pour eux et pour notre siècle le vieux principe stoïcien qu'enseignait déjà Cicéron : « Le sage n'est jamais un simple particulier... »

Le combat n'est toutefois pas gagné d'avance, et plus d'un collègue a hélas!, rendu les armes. Tant de choses artificielles et empruntées se sont imposées — en témoignent par exemple certains sujets de thèse que l'on propose aux étudiants, l'intitulé de quelques projets de recherche, certains thèmes offerts à I'érudition de groupes de travail — qu'on pourrait parfois croire que les humanistes le font exprès pour verser dans I'inanité et s'offrir crus à la critique. À vouloir s'inscrire à tout prix dans les modes du jour, le risque est grand de multiplier les faux pas et de saccager une tradition humaniste qui, elle, n’a rien démodé.

L’enjeu

Ayant appris à n’être plus singulières tout en restant uniques, les sciences humaines auraient plutôt besoin à ce moment-ci de faire comprendre à l’ensemble de la société ce qu’elles sont et la portée des recherches qui s’y font, et d’assurer à cette recherche toujours nécessaire sa place, toute sa place, dans les politiques gouvernementales et dans l’université.

Malgré des efforts évidents, bien qu’insuffisants, et une foule d’intentions on ne peut plus louables, on s’est satisfait un peu vite jusqu’à maintenant des multiples politiques de recherche annoncées, à tous les niveaux, et dont le dénominateur commun fut toujours d’être trop « unes » pour savoir tenir compte de la diversité des recherches en présence.  Au-delà des orientations pragmatiques dictées par la mode du moment, l’enjeu est de taille : il met en cause, en vérité, l’avenir même des humanités et des sciences humaines, aussi bien que le climat intellectuel de l’université tout entière.


  • Jacques Désautels
    Université Laval

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