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Jean-Claude Simard, UQAR - Université du Québec à Rimouski
Hans Reichenbach (1891-1953) opère en effet une distinction très claire entre le système logique d’interconnexions à la base d’une analyse scientifique et la manière dont ces processus de pensée sont exécutés par notre cerveau.

En 1938, dans Experience and Prediction, le philosophe des sciences Hans Reichenbach (1891-1953) réfléchit au développement des connaissances d'un point de vue épistémologique. Il y distingue, entre autres, deux moments dans le processus d’élaboration des connaissances : le contexte de découverte et le contexte de justification. Cette démarcation, jamais encore énoncée aussi clairement, va faire fortune, car elle permet de faire ressortir ce qui se cache derrière l’ordonnance et l’apparente maîtrise de l’article scientifique.

Le contexte de justification est bien connu : c’est la manière dont on expose publiquement les résultats scientifiques une fois acquis. En général, on fait alors preuve d’une grande rigueur, quand on n’utilise pas, comme c’est souvent le cas en mathématiques, une forme d’axiomatisation. L’exemple canonique est ici la géométrie d’Euclide, dont la perfection déductive a servi de modèle pendant plus de 2000 ans. Ainsi le veut la norme consacrée de l’article ou de l’ouvrage scientifique. Mais ce faisant, on gomme tout le cheminement un peu brouillon, très touffu, bien souvent non linéaire, qui a abouti aux résultats dont on fait état. Or, c’est précisément cette étape qu’a voulu désigner Reichenbach en parlant du contexte de découverte. Bien sûr, ce n’est pas le désordre, et le chercheur fera généralement appel à la célèbre méthode, autrefois proposée par Bacon et Galilée, et systématisée depuis, celle qu’on lui a, dans la plus pure orthodoxie, enseignée en début de carrière : observation, formulation d’une hypothèse, expérimentation, analyse des résultats infirmant ou confirmant l’hypothèse et, s’il y a lieu, applications ou énoncé d’une loi.

Le contexte de découverte est donc structuré par une suite précise d’étapes.  En principe, tous les scientifiques y ont recours, car cette méthode assure la rigueur et l’objectivité nécessaires au travail de recherche. Fort bien. Cependant, une telle démarche suffit-elle à produire une science innovante? Qu’est-ce donc qui permet d’énoncer une hypothèse fructueuse ou de monter une expérimentation habile, étapes cruciales qui vont déterminer la suite du processus? La différence se trouve-t-elle dans tout ce qui n’est pas nommé, logée dans les interstices séparant l’hypothèse bien formulée de l’expérimentation méthodique? En d’autres termes, qu’est-ce qui différencie l’explorateur authentique de l’honnête « travailleur de la preuve », pour reprendre la célèbre expression du philosophe Gaston Bachelard? La méthode scientifique est muette à ce propos, et pour cause, car il n’existe pas de recette assurant la découverte. Est-elle due à une imagination débordante, à l’intuition créatrice, voire à ce qu’on appelle l’inspiration? Mieux encore, serait-elle issue de ce qu’on nomme mystérieusement le génie? Si oui, en quoi consiste-t-il et est-il déterminé par un contexte social ou culturel particulier?

Pour Reichenbach, de telles questions ne relèvent pas de la science elle-même ou de son analyse épistémologique, mais de la psychologie de la recherche. Il opère en effet une distinction très claire entre le système logique d’interconnexions à la base d’une analyse scientifique et la manière dont ces processus de pensée sont exécutés par notre cerveau. Plus tard dans le siècle, l’historien et philosophe des sciences Thomas Kuhn (1922-1996) fera pour sa part appel à la sociologie des communautés scientifiques pour expliquer l’apparition de la nouveauté en science. Bref, la réponse ne va pas de soi, car on se trouve justement ici sur le terrain du contexte de découverte. Un exemple célèbre permettra de montrer à quel point ses voies sont imprévisibles.

L'exemple Kekulé

L’Allemand Friedrich A. Kekulé (1829-1896) comptait parmi les grands chimistes de son époque. Mais, comme tous ses confrères, il butait sur la structure exacte du benzène (C6H6). Le concept de valence, c’est-à-dire le nombre de liens potentiels d’un atome, avait été proposé peu de temps auparavant (1852) par l’Anglais Edward Frankland (1825-1899). De même, l’idée de représenter les liaisons entre éléments d’un composé par de petits traits, usuelle depuis, avait été avancée par l’Écossais Archibald S. Couper (1831-1892). On pouvait donc dorénavant visualiser la composition exacte d’un produit quelconque, ce qui facilitait tant sa compréhension que l’analyse de ses propriétés. Mais dans le cas particulier du benzène, une molécule organique plus complexe, encore fallait-il déterminer la valence exacte de ses éléments ainsi que la nature de ses liaisons. Connaissant la monovalence de l’hydrogène, Kekulé émit l’hypothèse féconde d’une tétravalence du carbone, l’un des deux composants de base de cet hydrocarbure. Déjà, cela permettait d’expliquer comment cet élément aux propriétés uniques pouvait former de longues chaînes, ces macromolécules indispensables à la matière vivante. Mais une telle structure ne rendait nullement compte de l’étonnante stabilité du benzène. Et pour élucider la question, la méthode scientifique n’était plus d’aucune aide.

Après des mois de recherche infructueuse, Kekulé résolut finalement l’énigme grâce à une rêverie (1861). En effet, fatigué, il s’était assoupi devant un feu de foyer, et c’est alors que des images d’atomes dansants naquirent dans son esprit, jusqu’à former tout à coup un cercle, une sorte de serpent se mordant la queue. C’était la vénérable image de l’ouroboros, utilisée dans plusieurs mythologies antiques pour symboliser le caractère cyclique des processus naturels. Kekulé tenait enfin sa réponse : le carbone peut former non seulement de longues chaînes, ce qui explique la variété illimitée de ses combinaisons, mais aussi des anneaux, qui rendent compte de sa remarquable stabilité. C’était la première structure cyclique jamais identifiée, et le déchiffrement de la formule hexagonale du benzène ouvrait de la sorte un nouveau continent à la chimie organique naissante. C’est ainsi que Kekulé put la définir essentiellement comme la science des composés du carbone. Or, on le sait, la biologie moléculaire, qui, au milieu du dernier siècle, a jeté un pont entre biologie et chimie, aurait été impensable sans la compréhension des macromolécules unifiant matière et vie – la plus célèbre de toutes, l’ADN, étant d’ailleurs devenue elle-même depuis une sorte de superstar scientifique. Et ces macromolécules sont en dernière analyse issues de la chimie du carbone. 

Tirer partie du hasard

À l’origine, comment l’image féconde du serpent enroulé a-t-elle germé dans l’esprit de Kekulé, lui dévoilant la clé du mystère tant recherchée? Quel processus exact de découverte a bien pu lui donner naissance? On ne le saura sans doute jamais. Ce qui est certain par contre, c’est que, comme le scientifique doit savoir tirer parti du hasard, voire le favoriser quand il se présente, de même un travail acharné finit par donner des résultats, fût-ce par des voies totalement inattendues. L’aventure de Kekulé est on ne peut plus éloquente à ce propos, et c’est là la beauté de ce fameux contexte de découverte, identifié et baptisé il y a 73 ans par Reichenbach.

Alors, une simple rêverie, amorce lointaine de tout le spectaculaire développement actuel de la biologie moléculaire? S’il vivait encore aujourd’hui, Kekulé abonderait sans doute dans ce sens; en tout cas, il ne renierait certes pas une aussi remarquable postérité.


  • Jean-Claude Simard
    UQAR - Université du Québec à Rimouski

    Jean-Claude Simard a longtemps enseigné la philosophie au Collège de Rimouski, et il continue d’enseigner l’histoire des sciences et des techniques à l’Université du Québec à Rimouski. Il croit que la culture scientifique a maintenant conquis ses lettres de noblesse et que, tant pour le grand public que pour le scientifique ou le philosophe, elle est devenue tout simplement incontournable dans le monde actuel.

     

    Note de la rédaction :
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