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Carole Thibodeau, Journaliste
Le problème des sciences et des universités, de nos jours, c’est avant tout un problème de compréhension au niveau gouvernemental. II faut comprendre que la science est le meilleur investissement à long terme et qu'elle n'est pas un luxe à éliminer en temps de crise économique. [Camille Sandorfy, 1983]

[Entretien avec Camille Sandorfy, dont les propos ont été recueillis par Carole Thibodeau pour le premier numéro d'Interface, la première version du présent magazine lancé en 1984]

Introduction à l'entrevue

Chimiste de réputation internationale, Camille Sandorfy, a reçu le prix Marie-Victorin 1982 pour l’ensemble de ses travaux. Il s’est illustré tant par ses recherches fondamentales en spectroscopie moléculaire que par les applications de ces recherches.

Né en Hongrie en 1920, Camille Sandorfy a obtenu en 1946 un doctorat en chimie de l’Université de Szeged et en 1949, une doctorat en physique de la Sorbonne (Paris). Professeur à l’Université de Montréal depuis 1954, il est considéré comme l’un des figures de proue de la chimie au Canada.

Interface : La spectroscopie moléculaire est un sujet très vaste. Sur quoi ont porté plus particulièrement vos travaux?

Camille Sandorfy : Nous avons étudié les états excités des molécules organiques, ce qui nous a conduits à des sujets plus appliqués, tels que le mécanisme de la vision et l'anesthésie. En spectroscopie moléculaire, on s’intéresse aux interactions entre les molécules et les radiations électromagnétiques (ultraviolet, lumière visible, infrarouge, etc.). La molécule peut prendre de l'énergie de la radiation (absorption) ou, si elle en a en excès, lui en donner(émission).

Cependant, la molécule ne peut pas absorber n'importe quelle quantité d'énergie. Nous savons, depuis l'avènement de la mécanique quantique, que chaque molécule possède un certain nombre d'états discrets. C'est comme lorsque nous sommes dans un escalier : nous pouvons nous arrêter à l’une ou l'autre des marches, mais pas entre celles-ci. L’état de plus basse énergie (donc le plus stable) s'appelle l'état fondamental; les autres états, plus riches en énergie, états excités. Pour pouvoir être absorbée, la lumière doit avoir une énergie égale à la différence entre les énergies de deux états, qui sont généralement un état excité et l’état fondamental. Nous pouvons admettre que I'énergie de radiation (lumière) est concentrée dans des photons, sortes d'atomes de lumière.

Or l'énergie du photon est proportionnelle à la fréquence de la radiation. Une molécule donnée n'absorbe donc que certaines fréquences données. L'objet de la spectroscopie moléculaire est de déterminer quelles sont ces fréquences, pourquoi et comment ce phénomène se produit. Ensuite, on peut obtenir des renseignements sur la structure de la molécule dans ses différents états d'excitation et essayer de prévoir comment elles y réagiront. Cela nous mène vers la photochimie.

Depuis une vingtaine d'années, notre laboratoire s'intéresse aux états excités des molécules organiques et inorganiques, notamment aux  états de Rydberg: des états excités supérieurs dont l'énergie converge vers I'énergie d’ionisation, où la molécule se voit enlever un électron. Tous ces travaux appartiennent au domaine de la recherche pure ou fondamentale. Cependant, la recherche fondamentale conduit inévitablement à des applications; il s'agit même de la meilleure manière d’y arriver.

C’est ainsi, par exemple, que nous avons été amenés à étudier les problèmes du mécanisme de la vision. On connaît depuis 1955 seulement, grâce aux travaux du professeur George Wald, de l’Université Harvard, la molécule qui absorbe la lumière dans nos yeux : la base de Schiff du rétinal, une molécule qui ressemble à la vitamine A et qui est entourée par une protéine. À quel état la molécule est-elle portée par I'absorption? Pourquoi cet état a-t-il l'énergie qui le situe dans le visible? Quel est le processus photochimique qui conduit à la vue? Comment le signal est-il donné au système nerveux?

Ce sont là quelques-unes des questions auxquelles les chercheurs essayent de trouver une réponse. Notre laboratoire a apporté sa contribution à la solution de ces problèmes.

Nous poursuivons également depuis plusieurs années un programme de recherche relatif aux liaisons hydrogène. Les molécules sont formées de noyaux atomiques positivement chargés et d’un certain nombre d'électrons qui tournent autour d'eux et qui sont porteurs d'une charge électrique négative. Jusqu'à maintenant, quand on parlait d'excitation, il s'agissait de donner plus d'énergie aux  électrons. II est possible, toutefois, et avec moins d'énergie, d'exciter les noyaux qui sont beaucoup plus lourds et beaucoup plus lents que les électrons. Leur mouvement est un mouvement de va-et-vient, appelé « vibration moléculaire ». Les photons dont on a besoin pour les exciter ont des fréquences dans I’infrarouge.

Qu'est-ce qu'une liaison hydrogène? Dans une liaison chimique normale, deux électrons sont mis en commun entre deux atomes. Dans une liaison hydrogène, c'est un proton (le noyau de l'atome d'hydrogène) qui est mis en commun. C'est une liaison généralement beaucoup plus faible qu'une liaison chimique, mais la nature s'en sert énormément. Sans liaison hydrogène, l'eau liquide s'évaporerait à une température beaucoup plus basse; ce serait un gaz à la température ambiante. De plus, la vie ne serait pas possible : en effet, ce sont des liaisons hydrogènes qui, en grande partie, tiennent ensemble les paires de nucléotides qui déterminent notre existence, nos propriétés, notre hérédité. La structure des protéines et des membranes lipides des cellules est également conditionnée par des liaisons hydrogène.

Nos travaux dans ce domaine n'avaient d’abord qu'une signification théorique : comment la formation des liaisons hydrogène influence-t-elle l'anharmonicité du potentiel qui régit le mouvement du proton? Question bien anodine en apparence. Pourtant, ce sont ces étudesqui nous ont conduits jusqu'aux problèmes du mécanisme de l'anesthésie et à ceux liés au cancer.

Le fonctionnement du système nerveux dépend de la perméabilité des membranes cellulaires pour des ions, comme le sodium et le potassium positivement chargés. C'est en utilisant les différences de potentiel électrique créées par ces ions que le système nerveux produit des signaux. Tout ce qui peut en perturber la perméabilité peut arrêter son fonctionnement. Or les dimensions des « canaux ioniques » dont la perméabilité dépend sont fonction, entre autres, de certaines liaisons hydrogène. D’où le rapport avec l’anesthésie.

Une division cellulaire qu'elle soit régulière ou irrégulière (cancer), doit, dans sa phase initiale, comprendre l'ouverture des liaisons hydrogène entre les paires de bases des nucléotides: d'où le rapport avec le cancer. Nous avançons dans ces deux directions.

Interface : L'étude  des molécules biologiques a-t-elle transformé le cours de notre carrière?

C. Sandorfy : Pas vraiment. Je suis resté chimiste. Les sciences sont reliées entre elles et il suffit d’avancer pour trouver des applications. Les barrières ne sont pas infranchissables. Cependant, à cause de nos intérêts biologiques, nous avons maintenant beaucoup à apprendre.

Interface : En comparant les ressources dont dispose la communauté scientifique d'ici avec ce que vous connaissez  à l'étranger, en fait de laboratoires, de matériel et même d'étudiants, que pouvez-vous conclure?

C. Sandorfy : C’est une grande question. Avant de venir au Canada, j'ai travaillé en France pendant six ans. Quand je suis venu à Montréal, en 1953, j'ai trouvé qu’on était beaucoup mieux équipé ici. Toutefois, I’équilibre s'est rétabli depuis les années soixante.Aujourd'hui, le Canada et la France se valent sur ce point. Bien sûr, les États-Unis ont en général plus de moyens. II y a des laboratoires au Canada qui sont bien équipés, mais l'acquisition d’équipement majeur reste un problème. Règle générale, nous avons quelques années de retard sur les Américains.

Interface : Et l'atmosphère de travail?

C. Sandorfy : II est plus agréable de travailler au Canada que dans la plupart des autres pays que je connais. La compétition est moins forte, mais il y a aussi moins de jalousie et le sentiment de solidarité parmi les scientifiques est plus fort.

Interface : Vous avez été témoin des nombreux changements qui ont transformé la situation de la chimie au Canada. Par exemple, des usines pétrochimiques se sont fermées. Que pensez-vous de cette évolution?

C. Sandorfy : Lorsque je suis entré à l'Université de Montréal, il y a trente ans, nous étions huit professeurs au Département de chimie. Aujourd’hui, nous sommes vingt-cinq. L'ampleur des sujets que l'on traite actuellement est beaucoup plus grande qu’il y a trente ou même quinze ans. II n'y a aucun doute qu’il y a eu une évolution positive et favorable. L’Université de Montréal, comme les autres universités du Québec et du Canada, est maintenant de calibre international. Cependant, cela ne suffit pas. La plupart des professeurs n'ont pas assez de moyens financiers pour atteindre les premiers rangs. Ensuite, ii faut comprendre que l'université n'est pas une bonne à tout faire. Elle forme des spécialistes et cela ne peut s'accomplir qu'en faisant participer les étudiants à des recherches à caractère plutôt fondamental. II en a toujours été ainsi, partout clans le monde. Nous avons des rapports avec l'industrie, mais l’ambiance d'une université et les conditions de travail demeurent très différentes de celles qu'on connait dans l'industrie. On a donc besoin d'instituts de recherche dans des domaines spécialisés. Là encore, le gouvernement a été lent à comprendre. Heureusement, nous avons maintenant Hydro-Québec, I’Institut de recherche sur les matériaux, sur l'amiante. II en faudrait deux ou trois autres. Si on les avait fondés au début des années soixante, on serait beaucoup plus avancé aujourd'hui.

Le problème des sciences et des universités, de nos jours, c’est avant tout un problème de compréhension au niveau gouvernemental. II faut comprendre que la science est le meilleur investissement à long terme et qu'elle n'est pas un luxe à éliminer en temps de crise économique.

Interface : Trouvez-vous qu'il y a une disproportion entre les fonds de recherche fédéraux octroyés à l’Université de Montréal, par exemple, par rapport aux autres universités canadiennes?

C. Sandorfy : En chimie, je ne crois pas que nous soyons victimes de discrimination. J'ai fait partie pendant six ans du comité fédéral qui distribue les subventions de chimie et ce n'est pas vrai qu'il y ait eu discrimination contre le Québec ni contre personne d'autre. II n'y avait pas assez de projets d'envergure d'ici. Je crois que les Québécois devraient voir plus grand, être plus entreprenants. II y en a, bien sûr, qui le sont, mais il en faudrait davantage. Par ailleurs, je pense que nous pouvons être très fiers du Fonds FCAC. II a un grand rôle  à jouer dans le développement scientifique du Québec. Si j'avais une suggestion à faire au gouvernement, je lui dirais: «Triplez les fonds de FCAC et vous aurez une science forte au Québec».

Interface : Vous ne croyez pas que le système FCAC ferait alors double emploi avec le Conseil de recherche en sciences naturelles et en génie (CRSNG)?

C. Sandorfy : Non. Pour le chercheur bien établi qui a reçu 60 000$ en subventions et qui peut encore recevoir 10 000$ du FCAC, c'est important, sans être vital. Mais pour le jeune chercheur de 29 ans qui touche 10 000$ du CRSNG et qui peut recevoir 10 000$ du FCAC, cela fait toute la différence entre le succès et la faillite. Les appareils et les produits coûtent tellement cher! Je crois qu'on n'a pas assez souligné l'importance du fonds FCAC. Présentement, le gouvernement a de grandes difficultés financières, mais dans deux ou trois ans, je crois qu'il serait possible de demander un autre 100 millions pour cela. Je suis persuadé que cela donnerait des résultats positifs inestimables pour l'avenir du Québec. Cela représente beaucoup moins que ce que les Québécois dépensent pour le hockey et pour le baseball!

Interface : Avez-vous une opinion, en tant que chimiste, sur le départ récent de la société Ayerst?

C. Sandorfy : Chez Ayerst, il y avait, je crois, 180 chimistes, et des bons, qui faisaient de la recherche poussée sur les médicaments. II y avait aussi beaucoup d'excellents techniciens. Laisser tout ce potentiel s'éparpiller serait un crime. Ils pourraient se retrouver dans un « Institut pharmaceutique du Québec » ou alors aller dans un institut déjà existant. Je crois qu'il est important que les scientifiques émettent leur opinion à ce sujet. C'est la même chose pour l'implantation d'unnouveau centre de recherche biotechnologique.

Interface : II est difficile pour les jeunes de trouver un poste dans l'enseignement ou la recherche. Vos étudiants trouvent-ils tout de même à se placer dans l'industrie?

C. Sandorfy : Ils se trouvent quelque chose, mais pas nécessairement ce qui correspond à leur potentiel et à leurs goûts.

Interface : Seriez-vous en faveur d'une planification des besoins de main-d’œuvre en fonction du marché? Par exemple, si on prévoit avoir besoin de cent chimistes dans trois ans, on limite les entrées aux universités à cent chimistes par année. Est-ce que ce serait un bon type de gestion d’après vous? On gaspille des carrières en ce moment.

C. Sandorfy : Je ne crois pas que se soit une bonne solution. Vous pensez avoir besoin de cent chimistes en l'an 2000, mais peut-être vous en faudra-t-il 500. Je suis maintenant dans la soixantaine et, quand on vit assez longtemps, on voit tout et le contraire de tout. À un moment donné, il n'y a pas assez de chimistes et l’instant d' après il y en a trop. II ne faut pas extrapoler la situation actuelle. Pour les étudiants, cela signifie qu'ils doivent avant tout examiner leurs talents, choisir ce qu'ils peuvent faire le mieux et après seulement, regarder les possibilités du marché. Nous avons tous un talent spécifique, et nous ne pouvons pas tout faire. Je n'aurais jamais pu composer de la musique ou être mathématicien, par exemple.S’il y a une chose qu'on apprend en science, c’est bien de prendre les faits tels qu'ils sont. Nous dépendons de la nature et il a des choses qui nous sont accessibles, d'autres non. Les journalistes trouvent peut-être que les scientifiques sont des gens ennuyeux parce qu'ils répondent toujours par: « oui, mais... », « pas tout à fait », et le reste. Nous n'aimons pas les grands mots. Mais c'est comme cela qu'on arrive à une vérité!


  • Carole Thibodeau
    Journaliste

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